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lundi 23 mai 2005

Les pleurs de Solon.

Epictète a écrit dans le Manuel :
« Ne dis jamais à propos d’une chose : « Je l’ai perdue », mais « Je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. » (11, trad. de Pierre Hadot)
Solon, lui, n’est pas stoïcien :
« Selon Dioscouride dans ses Mémorables, alors qu’il pleurait la mort de son fils – dont pour notre part nous n’avons rien appris (dans nos lectures)-, il répondit à celui qui lui disait : « Tu n’y peux rien » : « Voilà pourquoi je pleure : parce que je n’y puis rien » (I, 63)
Il était donc encore sage d’être ému par le destin. Celui-ci n’avait pas encore reçu la forme impeccable et magnifiée qui justifiera l’approbation joyeuse du stoïcisme. Car l’homme qui attire l’attention de Solon sur son impuissance n’est en rien stoïcien : il est seulement banalement résigné. Pour lui, ce qui arrive pèse simplement comme un fardeau. Le stoïcien aime ce qui a lieu comme on aime Dieu. Montaigne cite ce trait de Solon mais il le fait dans ce long chapitre XII du livre II des Essais où, en faisant l’Apologie de Raimond Sebond, il multiplie les arguments en faveur du scepticisme. C’est ainsi que les pleurs de Solon se réduisent à une illustration :
« Voilà comment la raison fournit d’apparences à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre (Montaigne reprend ici en la détournant de son sens une célèbre comparaison d’Epictète tirée du même Manuel : « Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter. ») On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et c’est pour cela, dict-il que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. » La femme de Socrates rengregeoit (aggravait) son deuil par telle circonstance : « O qu’injustement le font mourir ces meschans juges !- Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui repliqua il.(ce « il » anonyme manque de discernement : à la mise à la mort injuste, la célèbre épouse n’oppose pas une condamnation à mort juste mais la légitime absence de toute persécution) » (éd. de La Pléiade, p.566)
Solon et Xanthippe, deux versions antithétiques qui s’équilibrent : pleurer parce que c’est fatal, pleurer parce que cela aurait pu se passer autrement, deux attitudes qui conduisent Montaigne ici à penser que la raison, loin d’éclairer univoquement, est seulement en mesure de justifier tout, même des comportements contradictoires. Ce qui m’amuse ici, c’est de trouver Solon le sage sur le même plan que la mé(na)gère socratique, dont il semble que la seule vertu ait été d’exercer la patience de son mari ! Mais c’est cela le scepticisme : les arguments des mégères valent ceux des philosophes, sauf si ces derniers sont sceptiques, bien sûr.

dimanche 22 mai 2005

Portrait de sage en homme.

Thalès est le premier d’une longue série de philosophes qui meurent plusieurs fois. Mais aucune de ses morts n’est glorieuse. La première le surprend alors qu’il assiste à une compétition sportive :
« Le sage donc mourut en regardant un concours gymnique – de chaleur, de soif et de faiblesse- alors qu’il était déjà âgé. » (I, 39)
C’est une mort ordinaire, une mort de vieil homme usé et pris par surprise. L’autre mort est plus attendue, c’est encore une fois la chute de celui qui ne regarde pas où il met les pieds. Je n’en trouve pas le récit dans la vie de Thalès mais dans une lettre apocryphe, adressée par Anaximène à Pythagore :
« Thalès, fils d’ Examyas, parvenu à la vieillesse, est mort, mais non de sa belle mort : de nuit, comme il en avait l’habitude, s’avançant hors de son logis accompagné de sa servante, il observait les astres ; et – bien sûr il ne s’en souvint pas –étant descendu, en les observant, jusqu’à l’escarpement, il tombe. » (II, 4, trad. de Michel Narcy)
A défaut d’être belle, cette mort en pleine nuit est lumineuse. On a beau vieillir : quand on est sage, on ne tire pas la leçon des chutes car on ne perd rien à perdre la vie. On gagne même, si j’en crois l’épigramme que Diogène Laërce consacre à Thalès :
« Un jour, alors qu’une fois encore, il regardait un concours gymnique, Tu enlevas au stade, Zeus-Soleil, Thalès, l’homme sage. J’approuve que tu l’aies rapproché de toi. Car il est vrai que le vieil homme ne pouvait plus voir les astres depuis la terre. » (I, 39)
Plutarque, avant Diogène, dans les Vies parallèles, raconte une étrange anecdote concernant le lieu où devait reposer son corps :
« Il avait ordonné qu’on l’enterrât à sa mort dans quelque endroit misérable et obscur du territoire des Milésiens, prédisant que ce serait un jour la grand-place de Milet. (Solon, 12)
Pour la première fois, Thalès a quelque chose du devin : Plutarque vient de parler du talent divinatoire d’Epiménide et il enchaîne sur le premier sage. Alors qu’Epiménide voit dans l’avenir la dévastation du port de Munichie, Thalès,lui, voit la transformation d’un lieu désert en agora. Mais ce qui m’étonne, c’est cet insolite aménagement de sa gloire future : choisir l’écart dans le but de finir au centre. Thalès organise les conditions de sa commémoration : la tombe ne retiendra pas le monde autour d’elle ; le monde s’installera autour de la tombe. J’ai un doute : la grande place est-elle construite à dessein autour du tombeau du sage ou bien l’extension de Milet entoure-t-elle accidentellement les restes du philosophe ? Thalès au centre : hasard ou finalité ?