Un sceptique contemporain, très modeste et conscient de ne pas être du tout un modèle pour les autres, pourrait s'exprimer ainsi :
dimanche 13 mars 2022
Les philosophies hellénistiques face à la guerre : 1) le scepticisme
vendredi 11 mars 2022
Rien de nouveau sous le soleil ?
La pandémie et la guerre en Ukraine, malgré le choc qu'elles causent à tous, ne surprennent vraiment que si on imagine que le passé passe et que l'humanité est en mesure de " refaire sa vie ", de " se convertir ", de faire peau neuve. En fait Poutine ressemble aux chefs de guerre ou d' État dont Machiavel faisait l'éloge dans Le Prince et obéit à des sentiments vieux comme le monde.
Certes le progrès des techniques n'est jamais que technique et les sociologues étudient légitimement les mutations de l'amour à l'heure du portable, par exemple. Mais de là à croire à un surgissement d'un homme plus juste, plus raisonnable ou plus amplement à une mutation morale de l'espèce humaine...
On pourra toujours répondre que Poutine est un archaïsme, aussi destructeur soit-il. Mais on peut aussi le voir à la lumière des tragédies grecques comme emporté par la démesure, l'hubris et juger que cette démesure est une potentialité humaine qui couve toujours sous les changements constants de nos civilisations...
Certes les historiens du futur auront à coeur d'expliquer dans leurs ouvrages la singularité irréductible de cette nouvelle guerre, c'est la fonction de l'historien d' expliquer que ce qui se ressemble apparemment diffère en vérité et ils auront raison à leur manière.
Mais la manière du moraliste, plus sensible à la répétition qu'a la nouveauté, est-elle pour autant insensée ? Il va de soi en tout cas que le moraliste ne joue en rien le jeu du conquérant et n'appelle pas implicitement à la résignation ! Il sait que la résistance est une des réactions éternelles à cette démesure, sous des formes encore une fois souvent inédites.
Mais y aurait-il des catastrophes historiques susceptibles de sortir le moraliste de son penchant à toujours trouver l'ancien, la même nature humaine sous le nouveau, la pluralité des cultures et des histoires ? J'en doute. Les philosophes hellénistiques, stoïciens et épicuriens, nourrissaient déjà leur réflexions morales de la présence réelle à leur côté de tyrans sans limites pour leur époque, ces derniers étant en un sens le mal " absolu ", " absolu " relativement au cadre de vie de ces philosophes, si on me permet l'oxymore. L'existence de la bombe nucléaire comme arme possible d'agression est la forme que prend pour nous l'usage sans limites de la violence, elle rend la démesure, l'intempérance, la mégalomanie plus destructrices que jamais mais de même que les films en trois D, bien que supérieurs techniquement aux 16mm, reposent sur le désir invariant de créer des images, les armes les plus ravageuses, comme les plus primitives, permettent la réalisation du désir invariant de dominer.
Pour le moraliste, rien d'à venir ne peut être bien surprenant.
Pour finir, on se demandera si Poutine est fou ou rationnel. On peut le voir comme rationnel, si on le compare à Hitler en 1940 : lui aussi avait exploité la faiblesse des démocraties et avait des tactiques militaires à la hauteur de sa stratégie. Mais, si on imagine en lui déjà le Hitler de 1945, on le verra comme une victime de plus du wishful thinking, au bas mot, sauf que, vu son pouvoir, son wishful thinking a des effets sur une bonne partie de l'humanité...
dimanche 27 février 2022
Greguería nº385.
" Dos maneras gregueristicas de decir eso : " los alicates bailan flamenco " o " bailaba como unos alicates "."
" Deux manières gregueristiques de dire : " les pinces dansent le flamenco " ou bien " il dansait comme le font les pinces."
samedi 26 février 2022
Greguería nº 384
" La alegoría es una metáfora que celebra su santo."
" L'allégorie est une métaphore qui célèbre sa fête."
Métaphore qui métamorphose la métaphore !
vendredi 25 février 2022
Greguería nº 383
" Cabeza de ajos : tertulia bajo un mosquitero hasta que llega la cocinera y la acaba."
" Tête d'ail : cercle réuni sous une moustiquaire jusqu'à l'arrivée fatale de la cuisinière."
Si par peur des moustiques ils font le dos rond et se cachent, qu'en sera-t-il d'eux quand la cuisinière viendra les ajouter à sa sauce ?
jeudi 24 février 2022
Greguería nº 382
" El agua no tiene memoria : por eso es tan limpia."
" L'eau n'a pas de mémoire : c'est pour cela qu'elle est si propre."
mercredi 23 février 2022
Greguería nº 381
" Hay una cantidad de admiración destinada a cada epóca y la roba el que puede."
" Il existe une certaine quantité d'admiration pour chaque époque et s'en empare qui peut."
mardi 22 février 2022
Greguería nº380
" Hay la actriz que entra en escena arreglándose el pelo y la que no lo toma en cuenta. La más natural es la primera."
" Il y a la comédienne qui se recoiffe en entrant en scène et celle qui n'en a cure. La plus naturelle est la première."
On peut comprendre la greguería de deux manières : par natural, Ramón qualifie-t-il l'attitude par rapport à la coiffure ou le jeu qui viendra des deux comédiennes ? Je préfère la deuxième hypothèse : celle qui retouche sa coiffure a sur scène le jeu spontané et vivant de qui a beaucoup travaillé. On sent en revanche l'artifice chez celle qui n'a été soucieuse ni de se coiffer ni de répéter assez.
lundi 21 février 2022
Greguería nº 379
" La linterna del acomodador deja una mancha de luz en el traje."
" La lampe de poche de l'ouvreur laisse une tâche de lumière sur le costume."
dimanche 20 février 2022
Des phrases qui au mieux laissent froid...
Lisant les romans de Jean Échenoz, je suis quelquefois surpris par l'incorrection de certaines de ses phrases, comme celle-ci, tirée de Des éclairs (ce sont les quatre premières lignes du chapitre 22) :
" Ces moments de fêtes, Gregor sait bien ce que c'est. Aussi prémuni qu'il ait pris soin d'être, bardé de textiles et de bonne volonté, le froid s'infiltre en lui par leurs interstices avec l'accablement par les neurones."
Greguería nº 378
J'ai traduit sur ce blog quelques centaines de greguerías de Ramón Gómez de la Serna, en voici de nouvelles, mais commentées quelquefois désormais.
" Abuelas que llevan un niño de la mano van presumiendo de madres : su última coquetería."
" Grands-mères, qui tenant un petit par la main, jouent à la mère : c'est leur dernière coquetterie."
L'expérience du centenaire à la portée des enfants.
" Le bon vieux temps où, à l'arrêt des émissions, succédait l'écran neigé, neigeux, l´équivalent de la lanterne balancée dans les rues, dormez en paix. Et si j'ai connu ça, c'était aussi que l´Histoire, l´ Histoire des conduites, s'était tellement accélérée que n'importe qui, à présent, pouvait se bercer à la pensée qu'il avait été le témoin d'une époque révolue. À la limite, un enfant de dix ans pouvait raisonnablement concevoir la publication de ses Mémoires, et n'importe quel objet constituait le début du stock d'un antiquaire réputé. On assistait à un embaumement généralisé des réflexes, des goûts morts-nés, qui transformaient le monde occidental en une gigantesque place Rouge, où chacun défilait devant son propre mausolée."
Ces lignes sont tirées de Felicidad (1993), recueil de nouvelles de Frédéric Berthet (1954-2003). Lyonnais, il avait préparé le concours de la rue d'Ulm au Lycée du Parc. Pierre Jouguelet avait été son professeur de philo en HK et Jacques Rimbault en K.
mardi 23 novembre 2021
Équilibre.
Dans une note de la préface de 1946 pour une réédition de La trahison des clercs, Julien Benda écrit :
" Que la démocratie repose essentiellement sur l'idée d'équilibre, c'est ce que met en valeur l'excellente brochure de sir Ernest Barker, l'éminent professeur de l'Université de Cambridge : Le système parlementaire anglais. L'auteur montre que le système représentatif comporte quatre grandes pièces : corps électoral, des partis politiques, un parlement, un ministère ; que son bon fonctionnement consiste dans l'équilibre entre ces quatre pouvoirs ; que si l'un d'eux se met à tirer à soi au détriment des autres, le système est faussé. On voit combien le mécanisme de la démocratie est autrement complexe et suppose donc d'évolution humaine que ces régimes dont toute l'essence est que quelqu'un commande et les autres obéissent." (Pluriel, Livre de poche, 1977, p. 140)
Et moi, de penser : aujourd'hui, en France, le corps électoral est largement abstentionniste, les partis politiques sont discrédités, le Parlement est peu consulté, les ministres sont à la botte et le Président commande sans être obéi...
jeudi 9 septembre 2021
La densité du mal : Bayle / Épicure.
On connaît, on admire peut-être, la lettre d'Épicure à Idoménée, écrite au moment de mourir :
" En ce bienheureux jour, qui sera aussi le dernier de ma vie, voici ce que nous t'écrivons. Les atteintes liées à la strangurie et à la dysenterie qui ne me lâchent pas sont à leur comble, sans connaître de répit. Mais la joie de l'âme n'a cessé de faire front contre tout ce qui m'affecte là, à la remémoration de nos échanges passés." (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 22)
Sans doute a-t-on moins à l'esprit cet extrait du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, tiré de la notice consacrée à Xenophones, tel que je le lis dans l'anthologie de Marcel Raymond (1948) :
" On me parlait l'autre jour d'un homme qui s'était tué, après un chagrin de trois ou quatre semaines. Chaque nuit il avait mis son épée sous son chevet, dans l'espérance d'avoir le courage de se tuer, lorsque les ténèbres augmenteraient sa tristesse : mais il manqua de résolution plusieurs nuits de suite. Enfin il n'eut plus la force de résister à son chagrin, il se coupa les veines du bras. Je soutiens que tous les plaisirs dont cet homme avait joui pendant trente ans, n'égaleraient point les maux qui le tourmentèrent le dernier mois de sa vie , si on les pesait dans une juste balance. Recourez à mon parallèle des corps denses et des corps rares, et souvenez-vous de ceci, c'est que les biens de cette vie sont moins un bien, que les maux ne sont un mal. Les maux sont pour l'ordinaire beaucoup plus purs que les biens : le sentiment vif du plaisir ne dure pas, il s'émousse promptement, il est suivi du dégoût." (p. 176)
Certes Épicure ne ressent pas de chagrin mais au contraire de la joie. Cependant, le mal physique est aussi dense que le chagrin : que peut-on contre lui le souvenir présent de plaisirs passés ? Il semble légitime d'étendre au bien que représente l'échange amical ce que Pierre Bayle dit de la santé du corps :
" La maladie ressemble aux corps denses, et la santé aux corps rares. La santé s'étend sur beaucoup d'années de suite et néanmoins elle ne contient que peu de bien. la maladie ne s'étend que sur quelques jours, et néanmoins elle renferme beaucoup de mal." (ibid. p. 175).
mercredi 8 septembre 2021
À qui prend les animaux comme modèles ou exterminer les monstres avec une machoire d'âne.
Dans l'excellente anthologie de Pierre Bayle que Marcel Raymond a publiée en 1948 dans la collection Le cri de la France chez Egloff à Paris, je lis un extrait d'une lettre à Minutoli du 27 septembre 1674 (l'auteur a 26 ans). Le problème traité est celui du moyen de moraliser les hommes ; certains pensant qu'il faut prendre les animaux en exemple, Pierre Bayle, ne suivant pas sur ce plan Montaigne, met en garde :
mercredi 1 septembre 2021
Cosmopolitisme à des fins théoriques.
Dans son Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle écrit :
" Un Historien en tant que tel est comme Melchisedec, sans père, sans mère et sans généalogie. Si on lui demande: " D'où êtes-vous?" il faut qu'il réponde: ''Je ne suis ni François, ni Allemand, ni Anglois, ni Espagnol, etc., je suis habitant du monde, je ne suis ni au service de l'Empereur, ni au service du Roi de France, mais seulement au service de la Vérité; c'est ma seule Reine, je n'ai prêté qu'à elle le serment d'obéissance: je suis son Chevalier voué "» (Usson, F)
Le cosmopolitisme cynique visait à ancrer dans le local et le temporel des croyances et des actions prises à tort pour légitimes par les hommes ordinaires; celui défendu par les Stoïciens, dans la continuité du premier, avait la même conséquence morale : sous des héritages culturels différents, voire opposés, tous les hommes sont identiques par la raison, ce qui permet à chacun de pouvoir accéder - qu'il les découvre ou qu'on les lui communique - à des raisons vraies et permanentes. Avant de supporter le fou, il faut donc tenter de le faire bien raisonner.
Comme les deux précédents, le cosmopolitisme de Pierre Bayle est une norme : " je dois être un habitant du monde ", mais sa finalité, dans les lignes citées, est au service du savoir à venir, en vue de lui assurer l'objectivité ; c'est ce cosmopolitisme qui fait du dictionnaire de Pierre Bayle un dictionnaire critique ; protestant, il a rendu compte équitablement des livres catholiques. Mais Pierre Bayle n'a pas été au-delà de toute culture possible, à la différence du cynique ancien, il a habité, lui, un camp : celui des réformés dont il respectait les usages et dont il partageait à première vue les croyances ; il s'est soumis aussi à l'autorité indiscutée de Louis XIV. Son rationalisme de calviniste, héritier de la Bible, était donc bien différent de celui des Stoïciens auxquels la raison, par elle seule, était supposée faire connaître le fin mot de l'Univers.
mardi 31 août 2021
Contexte de découverte et contexte de justification.
Élisabeth Labrousse dans le deuxième tome magistral consacré à Pierre Bayle rappelle deux textes de ce dernier, qu'on devrait sans cesse avoir à l'esprit aujourd'hui encore :
" La force ou la foiblesse des objections est quelque chose d'interne et qui ne dépend nullement ni des vertus, ni des vices, de celui qui les propose. Un homme pieux ne rend point solide un mauvais raisonnement: un impie ne rend point mauvaises les bonnes raisons»
" On ne prend pas assez garde que la force d'une preuve ne depend pas de la disposition d'esprit de celui qui la propose." ( Martinus Nijhoff, La Haye, 1964, p. 28 )
Distinguer la valeur d'une raison de la valeur de celui qui l'énonce est une des règles de l'esprit rationnel, ce qui revient à ne pas faire dépendre des raisonneurs la vérité des raisons.
mercredi 7 avril 2021
Les limites des bienfaits apportés au " sac de peau " ou ne pas tout miser sur le système vaso-dilatateur.
mardi 6 avril 2021
Wittgenstein : " Je ne suis pas wittgensteinien ".
À Sylvain C., assez inspiré pour m'avoir offert le livre de W.W. Bartley III un jour d'août 2015 !
dimanche 4 avril 2021
Un tapis de prière platonicien.
C'est un rêve de Wittgenstein que William W. Bartley III rapporte dans Wittgenstein : une vie, 1973, Paris, éditions Complexe, 1978, p. 28) :
" Il faisait nuit. J'étais à l'extérieur d'une maison dont les fenêtres resplendissaient de lumière. Je me dirigeai vers une fenêtre pour regarder à l'intérieur. Là, sur le plancher, je remarquais un tapis de prière d'une beauté exquise que j'eus le désir immédiatement d'examiner. J'essayai d'ouvrir la porte de devant, mais un serpent sortit d'un bond pour m'empêcher d'entrer. J'essayai une autre porte, mais là aussi un serpent s'élança pour me barrer la route. Des serpents apparurent également aux fenêtres et s'opposèrent à toute tentative d'atteindre le tapis de prière."
L'auteur de l'ouvrage paraît enclin à une lecture freudienne (" Son élément central est une forme qui rappelle assez celle d'un pénis en érection."). Pas vraiment appâté par l'amorce, je vois plutôt dans ce récit une variante de l'allégorie de la caverne, avec des différences notables bien sûr : entre autres, l'accès au Précieux semble pouvoir être immédiat, même si rien n'interdit de penser le tapis comme l'intermédiaire lent entre le priant et le prié ; les contraintes hostiles sont externes et non internes (ça fait plus jeu vidéo) ; les animaux y jouent un rôle décisif alors que dans l'allégorie platonicienne, que pourrait être l'accès au serpent, sinon la perception de l'ombre du faux serpent manipulé par le mauvais connaisseur de l'animal ? L'objet désiré semble être observable, analysable, examinable : il ne paraît pas prenant, absorbant, fascinant.
Certains y verront les anti-serpents du serpent biblique, sauf à penser que leur morsure possible est une forme subtile de tentation.
mardi 23 février 2021
Les essences platoniciennes contre les abstractions nationalistes : pour l'identité de l' Hêtre, contre l'identité française !
On ne doit pas lire Pierre Drieu La Rochelle en enfant de choeur !
Aussi ai-je conscience que le sens donné par moi au passage suivant de Gilles (1939), fait excessivement la part belle aux Formes platoniciennes aux dépens de celle, prééminente et superbe, que les personnages qui dialoguent (Gilles et son maître, le père Carentan), ainsi que vraisemblablement l'auteur lui-même, faisaient à la Terre, ou, plus précisément, à quelque chose comme une France déchue mais digne d'être éternelle.
Reste qu' une fois cette infidélité avouée, je m'autorise à lire ces lignes comme invitant à distinguer les essences véritablement éternelles des constructions sociales et des idéaux historiques !
- Des hommes, en tout cas, toujours...
mercredi 10 février 2021
Quand les astres sont des stars : comment Pierre Drieu La Rochelle revisite la chute de Thalès.
" Les parents de Myriam Falkenberg étaient riches et avaient cru prendre grand soin de son éducation. Mais ils ne s'aimaient pas et ne l'aimaient pas. Sa mère n'aimait pas plus son père qu'aucune autre personne au monde. D'abord elle avait voulu être riche ; ensuite faire de la peinture ; puis, connaître des duchesses ; plus tard encore, être pauvre (cela consistait à fréquenter de riches ministres socialistes). Elle admirait qu'un homme fût un grand médecin, ou fît un grand voyage ; mais l'être sensible derrière la parade des gestes, elle l'ignorait. Comme l'astronome prêt à tomber dans un puits, elle était éblouie par un firmament de signes sociaux. Elle s'était tôt désintéressée de sa fille qui ne saurait pas acquérir une situation brillante. Ses deux fils, qu'elle préférait, elle ne les avait pas plus approchés. Toutefois, elle avait jugé convenable de mourir de chagrin quand leur nom avait paru dans la liste des morts, au Figaro." (Gilles, Gallimard, 1939, Folio, p. 53-54)
On mesure l'inversion réalisée par Drieu La Rochelle en se rappelant de la cécité sociale qui caractérise ceux que Thalès symbolise dans le Théétète de Platon. Ainsi sont décrits " ceux qui perdent leur temps dans la quête du savoir " (173 c) :
" Ceux-là, oui, depuis leur jeunesse, d'abord ils ne savent pas le chemin pour se rendre au lieu de l' Assemblée, ni où se trouve le tribunal, le Conseil, ni un autre lieu où la cité s'assemble en commun ; lois et décrets, que ce soit au moment où ces assemblées en parlent, ou une fois promulgués, ne frappent ni leur vue, ni leur ouïe ; les efforts des partis pour s'assurer les magistratures, leurs réunions, les repas, les fêtes qu'ils organisent avec des joueuses de flûte, même en rêve cette activité ne leur vient pas à l'esprit. Et l'un d'entre eux connaît-il le bonheur ou le malheur dans la cité, ou l'entre d'entre eux a-t-il quelque handicap qui lui vient de ses ancêtres, soit par les hommes, soit par les femmes : il en est plus ignorant que du nombre de pintes, comme on dit, contenues dans la mer. Et tout cela, il ne sait même pas qu'il ne le sait pas. Car ce n'est même pas pour le plaisir d'être tenu en haute estime, qu'il s'en désintéresse : c'est qu'en fait son corps seul gît dans la cité, il y réside en étranger ; sa pensée, qui tient tout cela pour peu de chose et même pour rien, en éprouve du dédain, elle qui vole en tous sens, géomètre dans " les profondeurs de la terre ", comme dit Pindare, et sur ses étendues, astronome " au surplomb du ciel ", explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun des êtres en général, sans s'abaisser elle-même vers rien de ce qui l'environne." (Théétète, Oeuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1930-1931)
jeudi 28 janvier 2021
Pierre Jouguelet : Aldous Huxley, le saint et le platonicien.
Pierre Jouguelet (1913-1975) est peu connu. Né à Auxonne le 5 février 1913, élève de l' École Normale Supérieure de 1933 à 1936, agrégé de philosophie en 1936, prisonnier de guerre en Allemagne de 1940 à 1945, professeur de philosophie au Lycée du Parc de 1945 à 1973 - dans les dernières années il enseignait en Hypokhâgne -, il a écrit quelques articles, deux textes théoriques et un roman Les Jardins suspendus publié par Jean Lacroix en 1976 à L'âge d'homme. C'est sur son Aldous Huxley (1948, Les Éditions du Temps Présent) que je voudrais attirer l'attention.
À lire l'ouvrage de Pierre Jouguelet, on découvre d'abord un critique puissant mais discret et rigoureux donc attentif à ne pas impressionner ni au niveau des mots ni au niveau des thèses : appuyé sur une ample culture classique, Pierre Jouguelet situe principalement Aldous Huxley par rapport à Dostoïevski, Gide, Claudel, Bernanos pour la littérature mais aussi par rapport à Hegel, Marx et Bergson, et surtout par rapport au catholicisme qui est sa foi.
Les lignes qui suivent situent la libération espérée par Huxley par rapport à Platon et au christianisme :
À lire les pages de Pierre Jouguelet, on en vient à se dire qu' Aldous Huxley devrait être plus lu, plus connu et moins réduit à son Brave New World et on se demande même s'il ne faudrait pas le hisser aussi haut que George Orwell. Cette impression est-elle seulement causée par la qualité du critique qui l'analyse ou par la valeur intrinsèque de l'oeuvre ?
lundi 14 décembre 2020
Cioran sur Diogène et Bouddha
Émile Cioran écrit le 4 novembre 1970 dans son cahier :
Quand on lit ce que Diogène Laërce rapporte à propos de Diogène de Sinope dans le livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres, en effet on a le sentiment que Diogène était sacrément provocateur comme semblent l'avoir été aussi Antisthène, Cratès, Hipparchia. Avec raison, Cioran réalise que ces mises en scène n'avaient rien de gratuit : elles montraient une doctrine. Mais on surestime peut-être la valeur que les cyniques donnaient à ce que Cioran appelle leurs " extravagances ". En effet, pour nous, qui ne disposons plus de leurs textes, elles ont le monopole de l'autorité et nous apprennent ce qu'ils tenaient pour vrai, un peu comme si, tous les textes sacrés de la chrétienté disparaissant, on en était réduit à ausculter le sens des vitraux, des peintures, etc. En réalité, au moment même où Diogène faisait son numéro, il écrivait des textes : dialogues, tragédies, traités, lettres, dont nous n'avons plus que les titres. Certes des oeuvres de ces listes que Diogène Laërce nous a fait connaître lui ont été attribuées à tort (cf à ce sujet la notice exhaustive que lui consacre Marie-Christine Hellmann dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (CNRS Éditions, 1994). Mais on ne doute pas du fait que Diogène de Sinope, à la différence de Socrate, a voulu écrire et l'a bel et bien fait, ce qui enlève nécessairement un peu de relief à son côté poseur.
Quant à la comparaison avec le Bouddha, qu'en penser ? Vaste sujet ! Qu'il ait voulu sauver les hommes, on peut l'accorder ! Il est douteux en revanche qu'il n'ait pas eu de doctrine cohérente. Encore une fois, attention à ce que le côté clown ne cache pas le penseur. Penseur que la tradition fait héritier de Socrate et d'Antisthène, même si la recherche fait douter de cette généalogie simplificatrice, en partie diffusée par Diogène Laërce. En revanche l'opposition entre liberté immédiate et libération infinie semble tenir la route : devenir cynique paraît plus accessible et plus court que d'atteindre le nirvana. Une autre différence qui saute aux yeux : le cynique aboie et mord. Sans être malveillant, il tend à mépriser et à ridiculiser (Montaigne a sans doute raison d'écrire au chapitre 50 du premier livre des Essais que Diogène estimait les hommes autant que " des mouches ou des vessies pleines de vent "). Rien d'étonnant, vu que l'extinction de tous les désirs n'est pas à son programme : il veut juste se débarrasser de tous les attachements artificiels mais il n'a rien contre la vie. D'où ces agressions menées quelquefois contre les gens trop ordinaires pour les inciter à vivre plus simplement, plus raisonnablement. Cela va de soi que ces équipées hostiles sont aux yeux du bouddhiste des passions dont il faut se défaire.
dimanche 13 décembre 2020
Soigner son image de marque !
Michel Leiris, à la fin de sa vie en 1988 (il a 87 ans), se décrit sans indulgence dans une série de notations intitulées avec humour " images de marque ", en voici quelques-unes, qui frappent par leur lucidité sans concession :
" Un fou d'une autre sorte dont la fêlure est de croire encore qu'il parviendra un jour à la sagesse."
" Quelqu'un qui fut un enfant quelconque mais se voudrait vieillard prodige."
" Un stoïque dont l'unique courage est de rester fidèle à sa non-croyance."
" Un incrédule qui récuse tout système, n'importe quel d'entre eux lui semblant être un artifice truqueusement mis en oeuvre pour arranger les choses."
" Un moraliste qui se juge sans tache parce qu'il a dîné sans salir sa cravate."
" Un désespéré qui ne cesse d'espérer qu'il finira par prendre son mal en patience."
" Un avisé qui sait que se croire modeste (croire qu'on se sous-estime) est un comble de vanité."
" Un anxieux dont les soucis, graves ou futiles mais toujours lancinants, se succèdent sur le mode un clou chasse l'autre." (Journal 1922-1989, Gallimard, Paris, 1992, p. 801 à 805)
Certes il est délicat de trouver le juste milieu entre la dévaluation et la surévaluation de soi, plus difficile encore que de fixer pour un objet un juste prix, tant est difficile à déterminer ici la réalité de la chose à estimer. Mais on ne sera pas aidé par autrui quand, au nom de la tolérance, de la liberté, de la responsabilité personnelle etc., c'est-à-dire au nom de valeurs réelles mais ici appelées à tort, il renoncera à porter un jugement critique et bienveillant sur ce qu'on lui dit de nous, à charge de revanche. Or, cela fait sans doute partie de l'éthique de l'amitié de pouvoir comprendre sans approuver, juger sans rejeter, dénoncer sans exclure. Mais cela est difficile à accepter tant règne l'opinion que critiquer l'opinion d'autrui est toujours lui manquer de respect...