mardi 13 décembre 2022

Tout n'est-il que fiction ? La position de Spinoza.

Tout esprit rationaliste , quelle que soit la variante du rationalisme qu'il défend, combat l'idée que " tout est fiction " et que la vérité n'est qu'une fiction utile, pour ainsi dire. Aussi aime-t-il trouver dans le Traité de l'amendement de l'intellect - pour reprendre la version du titre défendue par Bernard Pautrat dans la nouvelle édition des oeuvres complètes de Spinoza parue dans La Pléiade en septembre 2022 - un texte où le philosophe présente la thèse de l'inexistence de la vérité et de l'omniprésence de la fiction. Déjà en 1954, dans la première édition de Spinoza dans La Pléiade, Roland Caillois reconnaissait dans une note ne pas pouvoir identifier vraiment qui était visé par les lignes en question (dans la nouvelle édition, aucune note n'abordant la question, il semble donc que l'énigme demeure). On verra que Spinoza formule moins des objections contre cette thèse qu'il ne l'explicite, en supposant qu'une telle explicitation suffira à en souligner la fausseté :

" Peut-être se trouvera-t-il quelqu'un pour penser que c'est la fiction qui met un terme (terminat) à la fiction, et non l'intelligence ; c'est-à-dire, une fois que j'ai feint un quelque chose et que, par une certaine liberté, j'ai voulu donner mon assentiment à l'idée que ce quelque chose existe tel dans la nature des choses, cela a pour effet que par la suite il nous est impossible de penser ce quelque chose d'une autre manière. Par ex., une fois que j'ai feint (pour suivre leur raisonnement) telle nature de corps, et que, de par ma liberté, j'ai voulu me persuader qu'elle existe telle dans la réalité, il ne m'est plus possible de feindre, par ex., une mouche infinie, et une fois que j'ai feint  l'essence de l'âme, je ne peux pas la faire carrée, etc. (il n'y a donc de contradiction que relativement à un cadre imaginaire donné). Seulement il faut examiner ceci. Premièrement : ou bien ils nient, ou bien ils accordent que nous pouvons comprendre quelque chose. S'ils l'accordent, alors cela même qu'ils disent de la fiction, il faudra nécessairement le dire aussi de l'intellection (si l'imagination " constituante " coexiste avec l'intellection, le pouvoir de la première est réduit au domaine propre de l'imagination : c'est en imaginant qu'on remplace une fiction par une autre ; alors l'intellection mettra un terme à l'intellection au sens où une chose qu'on croyait comprise sera remplacée par une autre, mieux comprise. On voit que la thèse alors ne met pas en danger le savoir, qui garde et sa réalité et son indépendance). Et s'ils le nient, voyons, nous qui savons que nous savons quelque chose (Spinoza a quelques pages plus haut dénoncé la vanité du scepticisme radical), ce qu'ils disent. Ce qu'ils disent, c'est ceci : que l'âme est capable de sentir, et de percevoir de nombre de manières, non pas elle-même, ni les choses qui existent (en effet s'il n'y a que fiction, pas plus de psychologie que d'ontologie ou de cosmologie !), mais seulement ce qui n'est ni en soi ni où que ce soit ; c'est-à-dire que l'âme peut, par sa seule force, créer des sensations ou des idées qui ne sont pas celles des choses ; si bien qu'ils la considèrent, en partie, comme Dieu (peut-on dire que tout idéalisme ne prend pas au sérieux l'humanité de l'esprit, vu qu'il  l'affecte d'un pouvoir de création quasi divin ?). Ensuite, ils disent que nous, ou notre âme, possédons une telle liberté qu'elle nous contraint nous-mêmes, ou que notre âme se contraint, bien plus qu'elle contraint la liberté elle-même. Car, une fois qu'elle a feint un quelque chose et lui a donné son assentiment, elle ne peut plus penser ni feindre ce quelque chose d'une autre manière, et en outre cette fiction la contraint à penser encore à d'autres choses de manière que la première fiction ne soit pas battue en brèche ; exactement comme ici ils sont aussi contraints d'admettre, à cause de leur fiction, les absurdités que je passe ici en revue, et que nous ne nous fatiguerons pas à rejeter par aucune démonstration." (p. 24-25)

mardi 22 novembre 2022

Les conditions technologiques des actes moraux.

En février 1932,  dans le cadre d'un article des Libres propos (Journal d' Alain), Georges Canguilhem, qui vient de distinguer clairement la guerre du sport- identifié au jeu -, s'attaque à la définition de l'héroïsme. Ce faisant, il me paraît nous donner quelques repères, dans un temps où  est déclarée héroïque n'importe quelle personne confrontée à de rudes épreuves :

" L´héroïsme est au-dessus du jeu. Le héros compte la mort dans les possibles, parce qu'il s'attaque à un obstacle qui n'est pas de convention. Le héros est celui qui surmonte un obstacle devant lequel d'autres reculent ou qui se fait un obstacle là ou d'autres passent, fût-ce à plat ventre et en léchant le sol. Héros celui qui vaincra, par sa patience, le cancer ou la vérole. Héros celui qui bravera la mort, sommé de devenir faux-témoin ou parjure. L'héroïsme suppose la libre disposition de soi-même, l'entière responsabilité des déterminations prises. Ne sont pas héros le fanatique, l'exalté, l'ignorant. Échapper à un danger qu'on n'a pas vu n'est pas le braver. Il ne peut y avoir d'héroïsme en dehors d'une clairvoyance souvent tragique, toujours douloureuse. À ce compte, (...) combien d'authentiques héros dans une guerre ? (...) Car l'héroïsme ne consiste pas à affronter directement la mort. L'héroïsme consiste à tenter, au péril de la vie, d'échapper à la mort pour réussir ce que la mort du héros rendrait impossible. Le héros cherche la puissance, non le sacrifice. Or l'art de la guerre consiste à dépister l'héroïsme partout où il se manifeste, pour lui opposer les conditions certaines de l'échec. Plus la guerre devient une industrie rationalisée, quantitative, plus l' héroïsme y apparaît inutile et amèrement dérisoire.  Tanks, vagues d'assaut, nappes de gaz, tirs de barrage et de concentration se prolongeant des semaines et des mois, contre tout ce déchaînement massif l'héroïsme se mue en désespoir. Nierai-je qu'il y ait  à la guerre des coups de mains, des patrouilles, des incidents où l'héroïsme trouve sa place ? Naturellement non. Mais les inondations, le feu, les catastrophes suscitent en temps de paix des héros. Du moment que la guerre ne permet l'héroïsme qu'incidemment au lieu d'en dépendre essentiellement, il ne faut plus laisser dire à qui que ce soit que la guerre offre un champ à l'héroïsme. La victoire, à la guerre, ne vient plus de ce qu'on a laissé le champ libre à l'héroïsme, mais au contraire de ce qu'on lui a fait d'avance échec aussi inexorablement qu'il se peut. Que l'on remarque comment, pendant la guerre de 1914, l'héroïsme s'est incarné dans l'aviateur, dans le combattant solitaire qui tire de lui-même l'inititative et la disposition de son action. Qu'est-il arrivé depuis ? Ceci que le développement de l'aviation en élimine progressivement l'héroïsme. Il s'agit de plus en plus de substituer l'attaque en masse au patrouilleur isolé, de fondre l'action personnelle dans la charge anonyme. La guerre, c'est de plus en plus l'anéantissement nécessaire et voulu comme tel de tout héroïsme." ( La paix sans réserve ? Oui , Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Oeuvres complètes, tome 1, p. 409-410, Vrin, Paris, 2011)

 

Le héros est donc un attaquant face à une menace mortelle (toute fuite face à un danger, même on ne peut plus rusée, ne devrait donc pas être traitée d'héroïque). Une telle attaque a pour condition la peur générale, peur qui peut se dissimuler sous l'acceptation - on ne prend pas ses jambes à son cou, on collabore -. L'héroïsme, sans présupposer nécessairement le libre-arbitre, a comme condition la maîtrise de soi, la liberté, entendue comme compatible avec le déterminisme. Cette liberté, appliquée au développement de l'esprit, exclut que l'héroïsme puisse être associé à une idéologie dont les croyances sont essentiellement fausses : il ne suffit donc pas de s'activer, à la différence des autres, contre un danger menaçant le groupe. pour être qualifié de héros. On notera aussi que l'héroïsme est inséparable du succès (c'est un héros virtuel celui dont les efforts lucides et exceptionnels butent sur le fait de la résistance de l'obstacle). D'où la conséquence : si le succès, par le progrès des techniques militaires,  est rendu impossible, pas d'héroïsme face à des armées de drones et de robots, devant lesquelles la seule intelligence est d'abord la recherche de l'abri. Bien sûr, du côté des manipulateurs de drones et de robots-soldats, l'habileté infinie n'atteindra même pas les limites du moindre héroïsme, faute de danger mortel pour les ingénieux opérateurs. Ainsi essentiellement l'héroïsme, s'il implique entre autres la prise de risque individuelle, solitaire, ne se manifeste à la guerre que sur le fond d'un certain type de combat collectif, moyennement intelligent, passablement organisé et laissant donc assez de place au hasard pour que l'acte héroïque surgisse non de rien, mais d'un manque clair de prévision - et de prévisibilité - de la part de l'adversaire.

lundi 14 novembre 2022

Le difficile entre-soi des professeurs de philosophie.

" Ils devenaient visibles qu'ils eussent préféré avoir pour auditeurs des vis-à-vis plus soumis, à qui ils auraient pu asséner leurs affirmations sans risquer d'être interrompus.
Or on interrompait tout le temps. Aucun ne réussissait à faire son numéro, à être le patron.
Nous étions (moi, un peu en retrait, pas du même bord, probablement incompétent, jugé dangereux tout de même), nous étions cinq ou six dominateurs en cage, tournant en rond cherchant le coup de patte décisif, le mot ou le document-massue, c'est-à-dire sans armes, sans armes qu'on pût utiliser, sans livres et sans pouvoir s'en aller... à cause de la cage de l'Invitation qui nous a été faite de passer la soirée ensemble." (Henri Michaux, Façons d'éveillé, façons d'endormi, 1969)

C'est ainsi que le poète interprète le rêve qu'il vient de restranscrire :

" Nous sommes plusieurs lions ensemble, la peau rase, plutôt lourds et marchant de long en large comme nous faisons lorsque nous sommes enfermés. Pourtant pas d'enceinte qui soit visible.
Chacun sur ses gardes. C'est vite reçu un coup de patte. Il faut montrer qu'on est prêt à la riposte. Sinon, on ne les tient pas en respect. Car le lieu renfermé énerve.
Lion avec trois lions (ou quatre) et avec eux à l'aise. À un moment, j'avais eu, sans m'en rendre compte sur-le-champ, une réflexion d'étranger, c'est que marchant avec des lions, il ne faut jamais mettre une jambe trop en avant, tentation alors excessive pour le lion le plus proche de détacher davantage ce morceau appétissant qu'il voit déjà si détaché."

Dans la cage de l'Invitation entrent aussi désormais les lionnes.  Cela doit induire des rêves plus complexes. Mais tout se simplifiera en colloque, où l'on peut rugir à tour de rôle 30 minutes, dans le silence des autres rois et reines de la jungle philosophique. 
 

vendredi 11 novembre 2022

Contre l'idéalisation des victimes.

 " Quand une nation est maltraitée, il y a toujours quelqu´un pour trouver que ces opprimés sont des gens merveilleux : vous ne trouvez pas cela un peu exagéré ?

B. R. - Certainement. C'est immanquable : dès qu'une nation, ou une classe, ou ce que vous voudrez , se trouve injustement opprimée, les gens honnêtes, humanitaires se mettent à lui trouver les mérites les plus exquis. Là-dessus, ces vertueuses créatures héritent de la liberté, et aussitôt vous les voyez qui copient, de tout leur coeur et de toutes leurs forces, les vices de leurs oppresseurs. " (Ma conception du monde, Idées NRF, 1962, p. 124)

vendredi 4 novembre 2022

De l'importance de l'identité du romancier et plus généralement de l'artiste quant à la valeur de l'oeuvre.

Pour ne pas confondre la valeur réelle d'une oeuvre avec celle attribuée, à tort ou à raison, à son auteur, ces lignes de Maurice Nadeau, parues dans Gavroche le 9 mai 1946, à l'occasion de sa critique de Béton armé de Jean Prugnot :

" Même écrit par un prolétaire, un roman ne doit pas demander à être pesé dans une balance spéciale. Il est bon ou il est mauvais, suivant les critères généraux nécessités par cette sorte de production. L'épithète de " prolétarien " conviendrait donc plutôt au genre de préoccupations de l'auteur, à son sujet, ses personnages, et l'espèce de lecteurs qu'il vise. Encore n'est-ce qu'une commodité de classification que la qualité devrait faire oublier. Qui a pensé, pour prendre un exemple récent, à traiter l'ouvrage admirable de Georges Navel : Travaux, de " roman prolétarien " ? Il s'agit pourtant  bien d'un ouvrier racontant ses métiers et décrivant ses aspirations, lesquelles ne sont point différentes de celles de sa classe. C'est qu'il est un point, atteint par les plus grands, où une oeuvre brise le genre dans lequel on voudrait l'affirmer, et vient enrichir le trésor commun d'une culture qui appartient à tous.  Si la bourgeoisie la rejette, il doit être clair qu'elle endorse par là même tous les torts, qui doivent être facilement décelables : égoïsme de classe, peur de l'inconnu, conception rétrograde du vrai." (Soixante ans de journalisme littéraire. Tome 1 Les années " Combat " 1945-1951, p. 262, Les Lettres Nouvelles- Maurice Nadeau, Paris, 2018)

On notera qu'a l'inverse, en général, d'aujourd'hui, la qualification d'une oeuvre par l'identité de son auteur était alors péjorative et abaissait donc l'oeuvre au lieu de l'élever. Mais ce sont les deux usages de l'identité que ces lignes condamnent aussi bien.

Dans un article ultérieur du 3 octobre 1946 et publié aussi dans Gavroche, Maurice Nadaud donne un exemple de dissociation radicale entre la valeur de l'homme et celle de l'oeuvre :

" Drieu s'est tué parce qu'il n'aurait rien pu répondre à ses juges, ayant vendu son talent à l'ennemi fasciste (qu'il fût fasciste ou non personnellement n'a pas d'importance), parce qu'il fut sa vie durant une lamentable loque et non un héros. Que l'on empêche aujourd'hui l'édition de ses oeuvres est une autre histoire. C'est parce que nous ne sommes pas fascistes que nous demandons qu'on puisse les lire au même titre que celles d'écrivains résistants ; mais l'homme lui-même, si pittoresque que fut sa personnalité, on ne peut faire mieux que de l'oublier." (ibid. p. 367-368)

Manifestement le jugement que Nadeau porte sur Drieu est seulement moral et politique. D'où une thèse implicite : un homme moralement (et politiquement) nul peut produire une oeuvre digne d'être publiée. Ce qui soulève au moins deux questions, dont l'une est factuelle : cette thèse s'applique-t-elle à Drieu La Rochelle ? L'autre engage les rapports de la morale et de l'art : une oeuvre d'art peut-elle avoir du prix si son auteur est dépourvu de qualités morales ? Bien qu'en faveur d'un art participant au progrès du savoir et de la morale, Maurice Nadeau clairement ne l'excluait pas, ici du moins. On rendra le problème plus aigu en se demandant si la valeur de l'oeuvre peut, dans ce cas, non seulement être esthétique, mais aussi morale.

samedi 27 août 2022

Insuffisance des traductions ou ethnocentrisme linguistique ?

Lire les dialogues de Platon, c'est quelquefois lire un monologue déguisé, au sens où ce que dit, par exemple, Socrate est interrompu seulement par des répliques sans intérêt, réduites à  des adverbes comme assurément, certainement, cela va de soi, etc.  ne servant qu'à relancer  la parole du maître. L'impression du lecteur  est alors que l'interlocuteur sert de faire-valoir à celui qui, finalement, donne une leçon unilatérale sous l'apparence d'un échange. Or, un passage de Jacqueline de Romilly dans ses Petites leçons sur le grec ancien (Le livre de poche, 2008) suggère que l'effet que je relève serait  dû à la pauvreté en français des moyens permettant de traduire la diversité expressive des particules grecques :

" On rencontre souvent chez Platon des passages de dialogue avec des particules qui scandent la moindre réplique, et il arrive que les approbations que donnent à Socrate ses interlocuteurs nous semblent monotones et un tant soit peu artificielles. Ce peut être panu ge - un adverbe signifiant " tout à fait ", renforcé par la particule ge -, et les traducteurs s'ingénient à varier en français les formes de l'acquiescement, passant de " absolument " à " certainement " ou à " parfaitement ", comme le fait Alfred Croiset au début de sa traduction du Gorgias pour éviter la monotonie. Il choisit " évidemment " pour rendre le grec pôs gar ou qui signifie proprement " comment, en effet, ne serait-ce pas ? " et il rend sobrement dèlon dèpou par un " c'est évident " sans qu'on puisse savoir, à le lire, si la particule dèpou se borne à souligner l'évidence de l'accord poli mais ironique de l'interlocuteur devant un fait tellement évident qu'il s'excuse de répéter un truisme. C'est en effet la variation des particules qui permet de savoir si l'assentiment accordé est enthousiaste ou réservé, voir excédé. L'apparente montotonie de nos traductions, parfois leur lourdeur, ne doit pas nous faire oublier que ces particules, si légères, donnent au dialogue sa vivacité et soulignent les nuance les plus fines et les plus subtiles de la pensée." (p. 106)

Je me demande dans quelle mesure Jacqueline de Romilly ne rêve pas ici à une langue, précisément le grec ancien,  telle que l'ambiguïté de l'écriture y aurait disparu, langue écrite qui serait en effet aussi expressive que l'oral. Mais cette écriture de rêve ne transcrirait-elle pas un oral à son tour largement irréel ? En effet quelles sont les nuances de l'oral qui n'ont pas tout autant une certaine dose d'équivocité ? Cette double transparence en grec ancien d'abord de l'échange oral puis de sa transcription écrite est trop belle pour être vraie.

samedi 20 août 2022

Poumons de rationalistes et branchies d'irrationalistes.

Dans son Journal de Vézelay (1938-1944) (Bartillat, 2012), Romain Rolland traite le 2 mars 1939 de  l'élection du pape Pie XII. Il souligne d'abord, paraissant rassuré en ces temps de crise internationale, l'expérience diplomatique du nouveau pontife puis ajoute :

" (...) il est tout de même saisissant de penser qu'on est le contemporain d'hommes, dont l'univers est séparé du nôtre par des millénaires : car le leur - l' aquarium où ils respirent - est essentiellement celui du Miracle - (le cardinal Pacelli a été légat extraordinaire, à Lourdes et à Lisieux) - l'anti-Raison. Et ils sont des millions dans le monde, avec des branchies faites pour absorber cet air-là, auquel nos poumons se refusent... Qu'est-ce que nous pouvons avoir de commun ensemble ? Nous ne pouvons rien comprendre de même. (Mais nous nous forçons à l'oublier ! Un tel sentiment nous serait intolérable.) Nous vivons côte à côte, comme des voyageurs de Wells à travers le temps, qui feraient route avec des hommes d'âges révolus - toujours présents et permanents..." (p. 180)

Pour moi, ce qui est saisissant, c'est la métaphore du catholique-poisson, ancêtre de l'athée-homme, sorti il y a longtemps des eaux irrespirables de la croyance religieuse. 
La caverne platonicienne est donc ici remplie de flotte et en sortir revient à une promotion plus radicale que chez Platon puisque l'être libéré accède à la fois à l'humanité et à la vérité. Pas de Soleil : l' Air le remplace, inutile en bas, vital en haut. 
Pas  question de plonger pour libérer les poissons (d'ailleurs ils sont dans l'aquarium comme des poissons dans l'eau) : en plus, le prisonnier retournant au fond de la caverne est juste privé de lumière et sa mort n'a rien de fatal - il lui suffit de ne pas vouloir libérer ses anciens compagnons pour pouvoir sortir vivant du gouffre-. En revanche c'est la noyade immédiate pour qui s'imagine pouvoir dialoguer avec les catholiques. Mais les émancipés ne sont pas tentés d'aller dans l'aquarium, à la différence du prisonnier platonicien qui n'oublie pas d'où il vient. En effet la raison leur est aussi naturelle que l'air qu'ils respirent, ils sont portés pour cette raison à parler de l'humanité comme d' un ensemble raisonnable. Peut-être était-ce le cas quelquefois de Romain Rolland, ce qui expliquerait que ces lignes tranchent par leur dureté incongrue et rare sur les pages qui les précèdent, disons, plus traditionnellement humanistes.

samedi 13 août 2022

La peste, oui, mais malheureusement pas de complot !

En ces temps où abondent les nauséabondes mais apaisantes théories complotistes, il est joyeusement lucide et aussi passablement inquiétant de lire ces quelques lignes de Clément Rosset tireés de La logique du pire (1971) :

" Traité rigoureux de l'insignifiance radicale, le De rerum natura offre généreusement à la consolation et à la jubilation des hommes le hasard comme origine du monde, le vide comme objet fantasmatique des sentiments et des passions, la souffrance et la perdition comme le sort auquel est promise inéluctablement l'espèce humaine - quoique ce sort nécessaire soit lui-même privé de toute nécessité d'ordre philosophique. Cette consolation (qu'il y ait une certaine " nécessité " à l'origine des maux qui accablent l'homme) serait de trop et ressortit à la pensée religieuse et métaphysique - d'autres diraient plus brusquement : à la pensée interprétative, c'est-à-dire à la paranoïa ; Lucrèce le précise presque à chaque page. Il s'agit d'ôter à l'homme toute pensée consolante, à la faveur de la plus intraitable des pitiés. La peste d' Athènes, qui clôture l'oeuvre, est la vérité de la condition humaine : mais à la condition d'ajouter que cette peste n'est qu'un événement fortuit, issu du hasard."

À préciser que le hasard n'est pas ici l'absence de cause, mais seulement l'absence de cause finale, intentionnelle. Vues sous ce jour, les théories du complot seraient la version humaine, trop humaine de croyances téléologiques souvent passées de mode sous leur forme hautement divine. Leurs inventeurs auraient finalement pitié de nous, mais pas de cette pitié meurtrière qui cherche à débarrasser les hommes des remèdes qui les aveuglent.



jeudi 11 août 2022

Éloge de l'inubérance

Inubérance : néologisme inventé par Julien Benda et restant si rare que même Internet n'en porte pas la trace. Le mot désigne le contraire de l'exubérance et son créateur, lui donnant naissance dans le cadre d'un passage sur le journalisme, le définit ainsi :

" Le secret de maint bon article - de mainte bonne conférence - est qu'on y sent un auteur qui sait de son sujet beaucoup plus qu'il n'en dit, présente comme une richesse virtuelle, tournée vers le dedans, une sorte d'inubérance, qu'il saurait éployer comme indéfiniment si on le lui demandait. Le bon article est un explosif dont le lecteur sent qu'il éclatera quand je voudrai." (Un régulier dans le siècle, Gallimard, 1965, p. 231)

J'ai pensé à Roger Vailland évoquant le plaisir de conduire doucement une cylindrée très puissante. J'ai pensé aussi que l'inubérance pourrait être une vertu à une époque d'exubérance exigée. Exigée au nom de la santé (ce qui est retenu est assimilé à un poison), de la véracité et de la vérité (on s'épanouit dans la sincérité et on rapproche du vrai soi-même et les autres en rendant publics ses états privés), du progrès (aller jusqu'au bout est la condition du dépassement), de la morale (autrui a droit à la vérité et à la transparence), de l'efficacité (il faut se donner à fond pour impacter) etc. L'exubérance renforce la confiance des enfants et des amis, la joie des parents, l'intérêt des professeurs, la sécurité des employeurs, qui savent alors sur qui ils peuvent compter, etc.

Certes il faut soupçonner ce qu'a de faux l'exubérance ( n'apprend-on pas dans les écoles de communication à cacher qu'on sait beaucoup moins qu'on n'en dit, à présenter comme richesse actuelle, tournée vers le dehors  un pauvre masque appris dans les livres de culture générale ?), ce qu'elle cache d'adhésion primaire à des croyances douteuses, de racolage minable, pour rêver à l'introduction d'une retenue qui ne serait ni refoulement, ni mensonge, ni pusillanimité, ni hypocrisie, ni inexistence mais seulement conscience que le silence est d'or quand il s'agit de dire non ce qu'on croit, mais ce qu'on sait.

Certes l'inubérance dont je fais l'éloge n'a pas la dimension militaire et conquérante que Julien Benda semble ici lui donner. Elle ne serait pas en effet réservée aux seuls journalistes (lesquels d'ailleurs perdraient sans doute beaucoup d'articles et de lecteurs à se convertir à elle), elle serait à usage personnel mais rayonnante pour qui aurait la perspicacité de discerner sous les quelques mots le savoir réservé. 

Mais imaginons un professeur de philosophie inubérant au début de l'année de terminale: il n'aurait pas la moindre chance d'intéresser ; ses élèves éduqués à l'exubérance, policés quelquefois par une politesse elle-même exubérante, vraisemblablement le jugeraient ennuyeux (imaginons en plus qu'il ait la prudence et la rigueur des analytiques...). La seule tactique serait de simuler l'exubérance pour, petit à petit, au fil des semaines, s'inubérer et par là-même transmettre la saine inubération. Mais malheur à ces convertis s'ils remplissent inubéramment leurs dossiers sur ParcoursSup...

dimanche 24 juillet 2022

" Les Français sont cartésiens " comme on dit !

Dans l'avertissement écrit par Julien Benda en 1928 à l'occasion de la réédition de Mon premier testament (1910), l'essayiste éclaire ce qui se passe quand un philosophe devient populaire, " médiatisé ", comme on dirait aujourd'hui. Ces lignes ont quelque chose, bien sûr, de désespérant si on englobe aussi dans le processus décrit l'enseignement à l'école de la philosophie, et bien sûr, avant tout, son enseignement au lycée :

" Une des pensées exprimées en cet écrit est que les doctrines des philosophes, n'étant adoptées par le vulgaire que dans la mesure où elles satisfont des passions, sont constamment déformées pour les satisfaire davantage et que ce sont les doctrines ainsi déformées qui constituent l'histoire des idées, en tant que les idées jouent un rôle dans l'histoire des hommes et non dans celle de quelques solitaires. Cette pensée pourrait, je crois, faire la base de tout un ordre de recherches importantes pour l'histoire humaine, mais dont je ne vois même pas le rudiment chez les savants modernes. Ce que je vois, chez ceux-ci, c'est au contraire l'application à montrer les doctrines dans ce qu'elles furent chez leurs auteurs et par opposition à la déformation qu'en font les séculiers ; l'on nous montre combien la pensée de Descartes est moins simple que ce qu'en disent les écoles ; l'autre combien celle de Kant diffère de ce qu'elle est dans les manuels laïques et pacifistes ; celui-ci combien Auguste Comte est autre chose que ce qu'en fait une secte politique ; celui-là combien Nietzsche dit plus de choses que ce que lui font dire les apôtres de la force. Certes je ne nie point l'intérêt de tels travaux, mais je voudrais qu'on fît aussi le travail en sens contraire. Je voudrais qu'ons'employât - que les maîtres y conviassent les élèves - à étudier délibérément les doctrines hors de leurs auteurs, dans les déformations mêmes 

On ne devrait pas être désespéré à lire ces lignes car elles constituent l'application souhaitée de l'approche spinoziste : comprendre avec l'intelligence ce qui se passe. Ce qui est inattendu, c'est que Benda juge finalement secondaire l'histoire de la philosophie dans ce qu'elle de a de plus honnête, vu que la philosophie n'aurait un impact conséquent sur la réalité qu'en tant qu'elle est précisément différente de ce que l'historien de la philosophe s'acharne, une vie entière quelquefois à reconstituer. 

vendredi 15 juillet 2022

Julien Benda et l'extermination des Allemands et des Juifs : le réalisme politique d'un rationaliste moral.

Dans La jeunesse d'un clerc (1937), Julien Benda analyse sa position au moment du déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Défendant une thèse  plus soutenue aujourd'hui par aucun historien, et se démarquant explicitement du pacifisme de Romain Rolland, il accuse le peuple allemand de la totale responsabilité de la guerre, ce qui va le conduire à écrire un passage glaçant, rétrospectivement au moins, sur l'extermination, d'abord sur un mode hypothétique,  des Juifs, puis, sur mode largement plus assertif, des Allemands :

" J'acceptais de condamner un peuple entier, de faire porter à tous ses membres le poids de la responsabilité de la guerre, de les traiter en bloc comme tributaires de la morale maudite. Dans l'affaire Dreyfus, me disait-on, vous condamniez certains hommes. Ici vous condamnez un peuple. Qu'est-ce que la criminalité d'un peuple ? - Je réponds que les mouvements moraux qui ont vraiment agi dans l'histoire l'ont fait parce qu'adoptés par des collections d'hommes , que, pour atteindre ces mouvements, il faut frapper ces collections, y compris le petit nombre de leurs membres qui ne les adoptent pas. J'estime que ceux, par exemple, qui tiennent l'esprit juif pour le fléau de l'humanité et l'en veulent affranchir doivent atteindre tous les juifs et ne peuvent point perdre des années à rechercher si Cohen de Lubeck ou Jacob d'Avignon ne seraient pas indemnes de cet esprit et ne devraient pas être épargnés. Toute action contre une attitude morale collective comporte nécessairement des injustices et se trouve forcée de souscrire le précepte biblique : " Les bons périront avec les méchants." Si l'on repousse cette thèse, il faut alors repousser toute caractérisation d'une collectivité, bonne ou mauvaise, tout enseignement des statistiques, mais ne plus savoir que l'individu, la " personne humaine ", position, j'en conviens, infiniment plus conforme à la vérité et à la justice, mais pendant laquelle les collectivités injustes écraseront les collectivités justes, ces qualificatifs comportant, c'est entendu, une portion d'arbitraire. Pour moi, je tiens que, par sa morale, la collectivité allemande moderne est une des pestes du monde et si je n'avais qu'à presser un bouton pour l'exterminer tout entière, je le ferais sur-le-champ. quitte à pleurer les quelques justes qui tomberaient dans l'opération." (Gallimard, p. 228)

L'expérience de pensée génocidaire que Benda expose dans ce texte vise clairement les Allemands et non les Juifs (la peste allemande se manifestant pour l'auteur sans doute moins par l'antisémitisme que par le nationalisme agressif). Quand Benda envisage l'extermination de tous les Juifs, il imagine donc ce que serait un antisémitisme cohérent - le glaçant pour nous est que cette expérience de pensée s'est réalisée progressivement  dès 1933 et a atteint, au début de 1942, le systématisme meurtrier dont Benda  en 1938 approuve la cohérence, sur un plan purement théorique, il est vrai. 
La pensée de Benda paraît allier ici deux courants : l'un manifestement machiavélien et l'autre rationaliste moral. Dans le cadre du premier, il soutient que la perfection morale, cette justice qui se renseignerait sur l'identité de chaque personne composant une collectivité, est ruineuse du point de vue de l'efficacité (même si les vérités sur les collectivités ne sont que des vérités générales, à prendre en compte la diversité des personnes, on laisserait les dominations collectives nuire au maximum). Mais c'est le deuxième cadre qui définit le but au service duquel se met une telle efficacité : il s'agit de la justice, ce qui limite largement le machiavélisme dans la mesure où ce dernier a mis l'efficacité au service du pouvoir et le respect de la morale au service de cette même efficacité. 
À la lumière de cette analyse, on pourrait donc expliciter ainsi la pensée présentée par Benda dans cet extrait : si l'esprit juif était réellement un mal moralement parlant, alors il faudrait exterminer les Juifs (le nazisme historique dans cette condition se serait seulement trompé sur la prémisse qu'elle aurait jugée à tort vraie mais pas sur la conclusion pratique qui s'imposerait si la prémisse était vraie).
Pascal Engel dans Les lois de l'esprit (Ithaque, 2012), faisant parler Benda sous le pseudonyme d'Éleuthère, caractérise bien ce qu'on pourrait appeler l'extrémisme vertueux de notre auteur :

" Je suis aussi l'un des seuls intellectuels à avoir refusé de signer un manifeste au nom de l'humanité contre les massacres d'antifascistes espagnols. Je l'ai refusé parce que si l'année suivante les fascistes  avaient été vaincus et tous massacrés, j'aurais applaudi des deux mains. Je ne suis pas pour la religion de la vie humaine, mais pour l'extermination d'un principe." (p. 44)

Revenons pour finir sur l'esprit juif. Pourquoi donc dans ces lignes est-il mis sur le même plan que l'esprit allemand ? Même si Benda ne reprend pas à son compte l'expérience de pensée d'une extermination de tous les Juifs, on ne doit pas oublier que pour lui l'esprit juif en tant que religieux et nationaliste a quelque chose de parent avec l'esprit allemand en tant que pangermaniste et nationaliste aussi : les deux particularismes sont un même handicap pour l'humanité en tant que celle-ci vise la connaissance, au-delà des cultures, des politiques et des religions, de vérités universelles, autant théoriques que pratiques.

On a beau l'expliquer : ce texte au service d'un rationalisme moral et politique cohérent - c'est ici la politique morale au sens de Kant qui met à son service la morale politique - reste effrayant par sa capacité à imaginer, avant sa réalisation historique, un nazisme cohérent, dont l'immoralité absolue est relativisée ici par cette référence universaliste et non raciste à l'esprit juif.

dimanche 26 juin 2022

Consolation !

 Dans Un régulier dans le siècle (1938), je lis, amusé :

" Je sais des hommes dont la pensée, incapable de revêtir aucune forme séculière, leur paraît cependant valable  et qui continuent de l'exprimer, malgré qu'aucun de leurs contemporains ne s'y arrête. J'admire ces hommes, qui sont peut-être les vrais clercs. Je n'eusse pas été des leurs."

Julien Benda ajoute la note suivante : " Cette pureté se voit chez de vieux poètes, qui jusqu'à leur dernier jour feront des vers dans leur soupente, bien que n'ayant jamais trouvé d'éditeur. Honneur à ceux qui n'ont servi que le dieu de l'esprit, quelle que soit la qualité de leur offrande."
Aujourd'hui on a certes les moyens de rendre sa soupente transparente, mais comme personne ne vient y regarder ce qu'on y cuisine, il n' y a guère de différences entre le vieux blogger et le vieux poète !

samedi 25 juin 2022

Montaigne, juge des interprétations et, à son tour, interprète.

Montaigne n'a pas repris à son compte l'atomisme épicurien, mais il s'est servi, une fois dans les Essais, de l'infinité des atomes comme d' une image de l'infinité des interprétations. Dans le dernier chapitre du troisième livre, De l'expérience, partant de l'ambiguïté du langage juridique, il évoque rapidement celle de ce que nous appellerions aujourd'hui le langage philosophique, à travers l'exemple de celui d' Aristote :

" Aristote a escrit pour estre entendu ; s'il ne l'a peu, moins le fera un moins habile et un tiers que celui qui traite sa propre imagination. Nous ouvrons la matiere et l'espandons en la destrempant ; d'un subject nous en faisons mille, et retombons en multipliant et subdivisant, à l'infinité des atomes d' Epicurus." (éd. Villey, p. 1067)

La référence à la matière est plus intelligible si on rappelle ce qui est écrit plus haut :

" En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde en incertitude et en querelles, comme la terre se rend fertile plus elle est esmiée et profondément remuée."

De l'émiettement de la terre à l'atome, il n'y a en fait pas de solution de continuité (à noter le paradoxe de la métaphore agricole associant la positivité des semailles, fructification, foisonnement, fertilité à la négativité de la multiplicité infinie des interprétations - " il se sent par experience que tant d'interprétations dissipent la vérité et la rompent " -). 

À cette ambiguïté manifestement malheureuse d' Aristote, à laquelle ne mettra jamais fin la succession inachevable des interprétations, il semble qu' Épicure, lui,  ait échappé. La clarté de son langage est mise en relief :

" Aristophanes le grammairien n'y entendait rien, de reprendre en Epicurus la simplicité et la fin de son art oratoire, qui estoit perspicuité de langage seulement." (I, 26, p. 172)

Certes la netteté de la langue épicurienne n'a pas empêché les détournements de sa pensée (le détournement se distingue de l'interprétation par la mauvaise foi de qui ne veut pas accepter  l'évidence d'une pensée déterminée) :

" (...) ces disputateurs qui, pour combatre Epicurus et se donner beau jeu, lui font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne autre sens de sa façon de parler et autre creance que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en ses moeurs (...) " (II, 11, p. 422)

Bien sûr l'opinion que Montaigne a de l'univocité du texte d'Épicure perd de sa force à lire ces lignes de l' Apologie de Raymond Sebond où l'exception épicurienne disparaît :

" Pourquoi non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes ont affecté la difficulté, si ce n'est pour faire valoir la vanité du subject et amuser la curiosité de nostre Esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creux et descharné ? Clitomachus affirmait n'avoir jamais sçeu par les escrits des Carneades entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus la facilité et Heraclytus en a été surnommé σκοτεινὸς." (II, 12, p. 508)

Les lecteurs désormais ne semblent même plus pouvoir se servir du texte obscur pour produire de multiples interprétations. L'espérance que donne le " paistre " est vite douchée par le " ronger ", acte stérile sur objet vide... Mais si le message épicurien était aussi vide, pensera-t-on, Montaigne n'aurait pu attribuer à Épicure la doctrine atomiste. À vrai dire, Montaigne n'attribue pas vraiment à Épicure les croyances atomistes que véhiculent ses textes. Interprète à l'extrême soupçon, le philosophe de Bordeaux fait d' Épicure un penseur trop éclairé, trop sceptique en fait, pour ne pas avancer masqué :

" Je ne me persuade pas aysement qu' Epicurus, Platon et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idees et leurs Nombres. Ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debatable. Mais, en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages  s'est travaillé d'apporter une telle quelle image de lumiere, et ont promené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence : pourveu que, toute fausse, elle se peut maintenir contre les oppositions contraires : " unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiae vi." (ibid. p. 511) - j'ai dans un billet antérieur rapproché ce texte d'un passage des Pensées de Pascal -

En fait, ce que Montaigne met à distance chez Épicure et ainsi ce dont il encourage le lecteur des Essais à douter, c'est  l'ontologie épicurienne (reste qu'elle est tout de même " image de lumière "). Il n'en va pas de même de la morale. Voyons ce qu'écrit Montaigne par exemple de la gloire. Manifestement il reprend à son compte le conseil épicurien de ne pas du tout la rechercher :

" C'estoit aussi des principaux dogmes d' Epicurus : car ce precepte de sa secte : CACHE TA VIE, qui deffend aux hommes de s'empescher des charges et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu'on mesprise la gloire, qui est une approbation que le monde fait des actions que nous mettons en evidence. Celuy qui nous ordonne de nous cacher et de n'avoir soing que de nous, et qui ne veut pas que nous soyons connus d'autruy, il veut encores moins que nous en soions honorez et glorifiez. Aussi conseille il a Idomeneus de ne regler aucunement ses actions par l'opinion ou reputation commune, si ce n'est pour éviter les autres incommoditez accidentales que le mespris des  hommes luy pourrait apporter." (II, 16, p. 619)

Mais sur ce point Montaigne va jouer finement, ce qui ne veut pas dire qu' Epicure en sortira perdant. D'abord Montaigne oppose la vérité de la croyance et sa sincérité d'une part à la duplicité essentielle, constitutive, naturelle de l'esprit humain :

" Ces discours là sont infiniment vrais, à mon advis, et raisonnables. Mais nous sommes, je ne scay comment, doubles en nous mesmes, qui faict que ce que nous croyons nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons deffaire de ce que nous condamnons."

Autrement dit, il y a des croyances vraies que nous tenons pour vraies mais pas au point que nous agissons seulement en fonction d'elles. Une sorte d'acrasie conduit le philosophe à ne pas agir selon la vérité qu'il reconnaît. Ensuite, cette affirmation tout à fait générale, Montaigne l'appuie par l' interprétation d'un " document ", le testament d' Épicure qu'il lit aussi soigneusement que sa dernière lettre - le " document " permettant l'analyse fine du concept de plaisir :

" Voyons les dernieres paroles d'Epicurus, et qu'il dict en mourant  : elles sont grandes et dignes d'un tel philosophe, mais si ont elles quelque marque de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu'il avait décriée par ses preceptes. Voicy une lettre qu'il dicta un peu avant son dernier soupir :

EPICURUS A HERMACHUS, SALUT:

Ce pendant que je passois l'heureux et celuy-là mesmes le dernier jour de ma vie, j'escrivois ceci, accompaigné toute-fois de telle douleur en la vessie et aux intestins, qu'il ne peut rien estre adjousté à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir qu'apportoit à mon ame la souvenance de mes inventions et de mes discours. Or, toy, comme requiert l'affection que tu as eu des ton enfance envers moy et la philosophie, embrasse la protection des enfants de Metrodorus.
Voilà sa lettre. Et ce qui me faict interpréter que ce plaisir qu'il dit sentir en son ame, de ses inventions, regarde aucunement la reputation qu'il en esperoit  acquerir apres sa mort, c'est l'ordonnance de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Thimocrates, ses heritiers, fournissent pour la celebration de son jour natal, tous les mois de janvier, les frais que Hermachus ordonneroit, et aussi pour les despence qui se feroit, le vingtiesme jour de chasque lune, au traitement des philosophes ses familiers, qui s'assembleroient à l'honneur de la memoire de luy et de Metrodorus. " (II, 16, p. 620)

Concluons : l'interprétation que Montaigne fait ici d' Épicure est sans doute un atome dans l'infinité des interprétations et elle se prête à son tour à une infinité d'interprétations. Mais à mes yeux du moins, elle a sa cohérence interne : Épicure est comme Lucrèce un homme ordinaire, il ne lui suffit pas de vouloir ne pas rechercher la gloire pour y arriver ; c'est aussi un chercheur, un sceptique : son ontologie et sa cosmologie ne sont que vraisemblables ; elles ont au moins la force de pouvoir répondre aux critiques. Voilà une position que ne désavoueraient pas certains philosophes contemporains : certes ils ne peuvent pas prouver la vérité de leurs thèses mais ils peuvent répondre victorieusement aux objections, défenseurs d'une citadelle jamais capitale, mais jamais prise non plus ! Les meilleurs d'entre eux sachant même transformer en armes personnelles celles de leurs adversaires...

jeudi 23 juin 2022

L'apparition à première vue paradoxale de Lucrèce dans les Essais de Montaigne.

Lucrèce est une des références majeures des Essais. C'est essentiellement par une édition du De rerum natura, donnée par Lambin en 1563, que Montaigne apprend la doctrine épicurienne. Reste ce qui semble étrange : le disciple d' Épicure n'est quasiment pas mentionné dans les Essais. Certes il est cité 149 fois, néanmoins Montaigne communique très rarement ce qu'il pense de lui. De plus, il n'en parle jamais en tant que philosophe, seulement en tant que poète (en le comparant à Virgile) ; à une légère exception près, sur laquelle je vais m'attarder. En effet, dans De l'yvrognerie, dès la première édition (1580 ou 1582), Montaigne écrit :

" Lucrece, ce grand poëte, a beau Philosopher et se bander, le voylà rendu insensé par un breuvage amoureux."

André Lanly, leveur d'ambiguïtés, a modernisé ainsi :

" Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et bander les ressorts de son âme, etc."

C'est tout : Lucrèce qui, selon Pierre Villey, a joué un grand rôle dans " le travail logique " de l'Apologie de Raymond Sebond ( Les sources et l'évolution des Essais de Montaigne, tome 1, p. 170, Hachette, 1908, Paris) et à qui Montaigne doit son sentiment de la nature, " sentiment de l'immensité de l'Univers et de l'inexorable puissance de ses lois " (ibid.) n'est donc mentionné que dans le cadre du récit d'un échec à première vue majeur, comme s'il n'était bon qu'à versifier, se révélant en revanche nul dans l'application de ses croyances philosophiques.
Nous, nous ne sommes pas étonnés de cet échec, car nous sommes habitués à entendre soit que la philosophe doit être d'abord une recherche théorique visant la vérité (et ne doit pas envisager comme but premier d'organiser la vie en fonction du bonheur), soit que c'est un fait que la philosophie n'a pas de portée pratique et qu'il vaut mieux pour bien vivre prendre du Prozac ou faire de la méditation. 
Mais que pensait Montaigne d'un tel échec ?

Commençons par un autre passage du même essai. Montaigne vient de dénoncer la " fierté " de la " secte " stoïcienne et va voir s'il peut aussi faire à d'autres " le procès d'une sagesse arrogante et ambitieuse ", pour reprendre l'expression de Pierre Villey (Les Essais de Michel de Montaigne, Pierre Villey, 1924, La Guilde du Livre, Lausanne, 1965, p.339). Montaigne commence par dénoncer les vantardises (" ventances ") de l'épicurien Métrodore, qu'il fait parler à travers une citation des Tusculanes de Cicéron :

" Occupavi te Fortuna, atque cepi ; omnesque  aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses."
" Je t'ai prévenue, Fortune, et je te tiens ; j'ai bouché toutes les avenues pour que tu ne puisses pas arriver jusqu'à moi."

Suivent, dans le même esprit, des référence à Anaxarchus, " à nos martyrs " chrétiens, à Sextius et enfin à Épicurus :

" (...) quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goute, et, refusant le repos et la santé, que de gayeté de coeur il deffie les maux, et, mesprisant les douleurs moins aspres, dedaignant les luiter et les combatre, qu'il en appelle et désire des fortes, poignantes et dignes de luy,

Spumantemque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem,
Parmi ses troupeaux timides, il appelle de ses voeux quelque sanglier écumant, ou un lion fauve qui descende de la montagne (Virgile, Enéide, IV, 158)

qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son giste ? "

Montaigne en fait ne doute pas de la réalité de ces exploits, il refuse juste de les attribuer à la sagesse, définie, dans les dernières lignes de ce même essai ,comme " maniement reglé de nostre ame (...) qu'elle conduit avec mesure et proportion, et (dont elle) responds." En effet ces conduites, que l'on pourrait donner comme exemples d'une maîtrise exemplaire de soi, ne manifestent qu'une sorte de folie, comparée par Montaigne à celle des soldats héroïques :

" (...) aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu'estant revenuz à eux ils en transissent d'estonnement les premiers."

S'appuyant sur l'autorité d' Aristote, Montaigne donne une formule condensée correspondant à  ce type de conduites clairement déraisonnables :

" (...) tout eslancement, tant loúable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours."

Revenons à Lucrèce : le poète aurait pu ne pas céder au délire amoureux, mais au prix d'une autre folie, bien plus exceptionnelle, d'une autre " manie ", d'une autre " ardeur ", bien moins ordinaires (pour utiliser les deux  mots que, dans le même essai, Montaigne donne comme synonymes de folie).

Que Montaigne juge rares mais réels, certes en rien prudents, en rien sensés, ces comportements extraordinaires , est confirmé par un passage de l'essai De la cruauté, passage tardif (1595). Il se demande si la vertu peut exister sans douleur, précisément sans résistance au vice opprimé par cette même vertu. Il est tenté de distinguer nettement la bonté (aisée, spontanée) de la vertu (difficile, réfléchie) - on appréciera d'ailleurs anachroniquement le côté kantien du débat ! - mais il réalise que cette position qui réduit la vertu à la résistance réfléchie au mal le conduirait à ne plus admirer les excès épicuriens auxquels il s'est déjà référé dans De l'ivrognerie :

" Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne qui fait estat de nourrir mollement en son giron et y faire follatrer la vertu, lui donnant pour ses jouets la honte, les fievres, la pauvreté, la mort et les geénes ? Si je presuppose que la vertu parfaite se connoit à combatre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goute sans s'esbranler de son assiette ; si je lui donne pour son object necessaire l'aspreté et la difficulté : que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur mais de s'en esjouïr et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les Épicuriens ont establie et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves trescertaines ? "

Récapitulons : Lucrèce semble en fait sortir doublement disqualifié de cette réflexion, car certes il n'a pas fait preuve  d'une vertu déraisonnable - mais remarquable - mais il n'a pas non plus  résisté banalement au " breuvage amoureux ", demeurant modéré dans l'aliénation, si on permet l'expression. Mais le pouvait-il ? En fait, le cas Lucrèce n'a pas pour fonction de rabaisser le poète mais d'illustrer l'idée que même les sages sont des hommes et que, telle une certaine quantite de vin, un breuvage trafiqué est strictement imparable. L'exemple qui suit va nettement dans cette direction : 

" Pensent ils qu'une Apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates qu'un portefaix ? Les uns ont oublié  leur nom mesme par la force d'une maladie, et une legiere blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais en fin c'est un homme : qu'est-il plus caduque, plus misérable et plus de néant ? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles."

Lucrèce, en tant qu' anéanti par une fâcheuse boisson, n'a certes rien d'honorable. Mais il faut lire dans cette courte apparition, presque fantômatique, du poète dans les Essais non  la leçon suivante : " Lucrèce n'est au fond rien ! " mais celle-ci : " Lucrèce, poète insurpassable, sage volontaire, est resté tout de même un homme ! ". 
Mais pourquoi Montaigne n'en a-t-il pas plus parlé ? La réponse est simple : Lucrèce a plus ou moins une vie aussi obscure que celle d'Homère. Les textes lus par Montaigne ne rapportaient donc rien sur lui, rendant impossible de juger  l'oeuvre et l'homme. À défaut de réfléchir sur l'homme, Montaigne exhibe son oeuvre et " déplume " le De natura rerum comme le dit Pierre Villey (ibid, tome 2, p. 509). 
À la différence du dandy dont la vie est l'oeuvre, Lucrèce ne vit pour Montaigne (et pour nous) que dans son oeuvre.







samedi 18 juin 2022

En défense de Pierre Villey !

 Lisant l'article consacré à Épicure et à l'épicurisme dans le Dictionnaire Montaigne (dir. Philippe Desan, Classiques Jaunes, Garnier, Paris, 2018), je suis surpris par une accusation portée contre Pierre Villey :

" La présence de la philosophie épicurienne est bien plus importante dans les Essais qu'on ne l'imagine en consultant l'apparat critique de P. Villey qui oublie de relever nombre d'emprunts (II, 12, 507, 525, 545, 573 ; III, 4 ; III, 9, 924 ; III, 13, 1066)."

Comme j'admire l'oeuvre de Pierre Villey, je vais jeter un oeil dans l'édition en question et je réalise que l'auteur de l'article se trompe complètement. Les mentions à Épicure, prétendument oubliées, se trouvent bel et bien dans l'index. 
En plus l'apparat critique discuté mentionne :
- outre ces références à Épicure, des dizaines d'autres (en tout, 48)
- plus 16 références aux Épicuriens et 113 à Lucrèce.
Dans ces conditions, sauf à avoir l'imagination lente à démarrer, le lecteur voit immédiatement l'importance d'Épicure, de Lucrèce et des Épicuriens dans les Essais.


mardi 19 avril 2022

Sagesse et scatologie antiques.

Mary Beard dans SPQR. Histoire de la Rome ancienne (Perrin, 2016) décrit la décoration d'un bar du port d'Ostie, datant du second siècle après JC. :

" Le thème principal de la peinture est l'ancienne troupe des philosophes grecs qu'on appelle traditionnellement " les Sept Sages de la Grèce ". Parmi eux se trouvent Thalès de Milet, penseur du VIème siècle av. JC., célèbre pour avoir prétendu que l'eau était à l'origine de l'univers ; le législateur Solon d'Athènes, dont l'existence relève presque de la légende ; et Chilon de Sparte, autre ancienne sommité de la pensée. Certaines peintures n'ont pas survécu, mais à l'origine on pouvait les voir tous les sept, représentés assis sur d'élégantes chaises et munis de parchemins. Chacun était flanqué d'une déclaration qui ne portait pas sur des sujets politiques, scientifiques, juridiques ou éthiques mais sur la défécation et toutes sortes de thèmes scatologiques.
Au-dessus de la figure de Thalès, on peut lire : " Thalès conseille à ceux qui ont du mal à chier de ne pas ménager leur peine " ; au-dessus de Solon : " Pour bien chier, Solon se frappait sur le ventre " ; et au-dessus de Chilon : " Le rusé Chilon enseignait comment péter sans faire de bruit." Sous les sages se trouvait une autre série de figures représentées assises dans des toilettes communes (installations fréquentes dans le monde romain). Elles aussi profèrent des plaisanteries scatologiques."



samedi 16 avril 2022

Modernité politique de l'empereur romain Auguste, archaïsme politique de la 5ème République : Livia et la Première Dame de France !

Dans SPQR, histoire de la Rome ancienne (Perrin, 2016), l'historienne anglaise Mary Beard repère les nouveautés de l'institution impériale mise en place à la fin du premier siècle avec JC.  par le fils de César, Octavien, qui s'est fait appeler Auguste :

" Il élabora aussi l'idée de famille impériale. Sa femme Livia occupait une place importante. Le gouvernement d'un seul accorde souvent aux femmes une place prépondérante, non qu'elles soient nécessairement dotées de pouvoirs officiels, mais par le simple fait que quiconque jouit d'un accès direct à celui qui prend en privé des décisions importantes pour le devenir de l'État est perçu comme influent. La femme qui peut murmurer à l'oreille de son mari détient de facto plus de pouvoir, du moins c'est l'influence qu'on aura souvent tendance à lui prêter, que le collaborateur qui doit se contenter de délivrer des requêtes ou des notes officielles. En une occasion, l'empereur reconnut dans une lettre adressée à la cité grecque de Samos que Livia lui avait glissé un mot en sa faveur. Mais Auguste s'efforça de lui octroyer un rôle plus important que cela : il voulut faire d'elle un pilier de ses ambitions dynastiques.
Tout comme l'empereur, Livia eut son image officielle propagée par la sculpture romaine. Des prérogatives spéciales lui furent également accordées, dont l'indépendance financière et des places de premier rang aux spectacles. Elle avait d'ailleurs reçu, dès l'époque de la guerre civile, l'inviolabilité, c'est-à-dire la sacrosanctitas dont jouissaient les tribuns de la plèbe sous le régime républicain, qui avait pour fonction de protéger les représentants du peuple contre toute attaque. Il est difficile de savoir contre quoi, au juste, Livia avait besoin d'être protégée, mais la nouveauté importante tenait à ce qu'elle se voyait officiellement revêtue de droits conférés jusque-là à des hommes. Cela revenait à lui accorder une place sur la scène publique qu'aucune femme avant elle n'avait occupée dans l'histoire romaine. À la mort de son fils Drusus, en 9 av. JC., un poème lui fut même offert, dans lequel elle était qualifiée de Romana princeps : cet équivalent féminin du titre, régulièrement destiné à Auguste, de Romanus princeps, qui signifie quelque chose comme " le premier citoyen de Rome ", faisait d'elle une sorte de First Lady. C'était peut-être un trait hyperbolique décoché par un courtisan excessif, et certainement pas un signe d'émancipation des femmes en général, mais il indiquait l'importance que la femme de l'empereur prenait aux yeux du public, et le fait que celui-ci désirait consituer une dynastie impériale."

On ne confondra donc pas Livia avec la philosophe cynique Hipparchia, par exemple.

mercredi 13 avril 2022

Raison et raison d'État.

On peut partager encore l'ahurissement de Julien Benda au moment de l'affaire Dreyfus :

" Une chose qu'aujourd'hui je trouve curieuse dans mon émoi en cette affaire, c'est la véritable stupeur avec laquelle je découvris - à trente ans ! - qu'il existe toute une race d'hommes pour qui la vérité et la justice ne sont rigoureusement rien quand leur paraît menacé le social, dont l'intérêt se confond pour eux avec celui de leur classe." (La jeunesse d'un clerc, 1937, Gallimard, 1989, Paris, p. 119)

Ne pas en conclure que l'auteur loue la politique morale. Ce qu'il condamne, c'est que l´ État fasse prendre le fort pour le juste. Ce dernier ne doit au contraire pas habiller de vêtements moraux le nu réalisme  qui est l'essence même de l'action politique :

" Socrate était dans son rôle en plaçant le vrai au-dessus de l'utile, mais (...) l´État était dans le sien en lui faisant boire la ciguë." (p.115)

vendredi 1 avril 2022

Les consolations de la philosophie ?

 " Lélie : 

Ah !

Anselme : 

Mais quoi ? Cher Lélie, enfin il était homme :
On n'a point pour la mort de dispense de Rome.

Lélie :

Ah !

Anselme : 

Sans leur dire gare elle abat les humains,
Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.

Lélie :

Ah !

Anselme :

Ce fier animal pour toutes les prières,
Ne perdrait pas un coup de ses dents meurtrières,
Tout le monde y passe.

Lélie :

Ah !

(...)

Anselme :

Si malgré ces raisons votre ennui persévère,
Mon cher Lélie, au moins, faites qu'il se modère.

Lélie :

Ah ! "

L'étourdi ou les contretemps, Acte II, scène III

vendredi 25 mars 2022

Greguería nº 389

Dans Les Précieuses ridicules, Cathos, une des deux précieuses, dit au marquis de Mascarille, un valet se faisant passer pour un galant :

" Mais, de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d'heure, contentez un peu l'envie qu'il a de vous embrasser." (scène IX)

" Hay que inventar un sillón de brazos mecánicos que hagan cosquillas al hombre serio, ¡ para ver si asi se sonrie al fin ! "

" Il faut inventer un fauteuil à bras mécaniques faits pour chatouiller l'homme sérieux, pour voir s'il finit par sourire."

Mascarille, lui, s' essaie à chatouiller Cathos et Magdelon, avec les mots de la galanterie. 

Le point commun des deux précieuses et du fauteuil ramonien : avoir horreur des gens sérieux, les " fâcheux ".


mercredi 23 mars 2022

Spinoza et le solipsisme méthodologique de Descartes.

On sait que Spinoza n'a pas fondé sa philosophie, à la différence de Descartes, sur le cogito. Dans l'Éthique,  le Je pense du sujet cartésien se métamorphose en un axiome, le premier de la deuxième partie : " L'homme pense ". Vu que Spinoza n'accorde pas de réalité à l'Humanité et donc non plus à l' Homme, l'homme de l'axiome n'est pas Spinoza mais n'importe quel individu singulier, faisant ce que peut faire n'importe quel autre, comme lui, désigné par la notion universelle d' Homme (cf II, p. 40, sc.).

Or, l'homme du cogito est aussi un individu singulier mais dans l'oeuvre de Descartes, il ne peut être que René Descartes. Bien sûr chacun de nous peut refaire le raisonnement cartésien, mais s'il est fidèle à Descartes, il ne peut même pas en conclure qu'il reproduit la pensée cartésienne, comme n'importe qui d'autre pourrait le faire, vu que cette pensée naît d'un doute qui met en question la réalité de tout, donc des autres, ceux-ci étant toujours seulement des corps dont j'ai des représentations (visuelles, auditives, etc.).

On est donc surpris de ce qu'écrit Spinoza dans le livre où il présente pour son élève Casearius la philosophie de Descartes :

" Après un examen très attentif, il reconnut qu'aucune des raisons précitées ne pouvait ici justifier le doute : qu'il pense en rêve ou éveillé, encore est-il vrai qu'il pense et qu'il est ; d'autres ou lui-même ; d'autres ou lui-même pouvaient se tromper sur d'autres points, ils n'en existaient pas moins puisqu'ils se trompaient." (La Pléiade, p. 156)

Bien sûr Descartes n'a jamais tenu pour vraie l'hypothèse solipsiste précédant la sortie définitive du doute. Mais elle est, dans sa logique, méthodologiquement exigée. Spinoza en revanche l'a si peu prise au sérieux, a si peu mis en doute la réalité de la réalité, si on peut dire, qu'il la passe sous silence au moment même où il a pour souci de reconstituer la démarche de Descartes. Or, une telle erreur spinoziste devrait rendre incompréhensible la suite du raisonnement cartésien, car, si les autres existent et pensent (et en existent d'autant plus), point n'est besoin de la garantie divine pour justifier le bien-fondé de la perception.

mardi 22 mars 2022

Le moi sexuel, un moi parmi d'autres ?

Dans  Du style d'idées : réflexions sur la pensée, sa nature, ses réalisations, sa valeur morale (1948, Paris, Gallimard), Julien Benda cite ces lignes de William James :

" Un crabe est indigné de s'entendre pensé sous l'idée générale de crustacé. Je suis moi-même, proteste-t-il, moi-même, vous dis-je, rien autre que moi-même."

L'animal trouve d'abord satisfaction à se dire crabe et non banal crustacé. Ressemble-t-il à nos contemporains quand ils veulent être identifiés non à un être humain, ni à un homme, ni à une femme, mais à une de ces catégories plus fines qui multiplient et diversifient l'idée de sexualité ? Ils seraient alors tel  Monsieur Crabe qui, allant ensuite plus loin, ne voudrait pas être pris pour un anomura, mais pour un brachyura. Sans doute ne s'arrêtera-t-il pas là et refusera vite d'être compris comme n' étant rien qu' un brachyura. 

Où est le mal, dira-t-on ? Cette connaissance plus fine des individus, certes exploitée par l'amour-propre de chacun - cf ce qu'on appelle le narcissisme des petites différences -  est aussi gain de savoir, de lucidité, gain de pouvoir, de  sécurité et gain de respect. Certes mais ce qui contredit l'effort de tous ces individus désireux de choisir les concepts à la carte pour se découvrir une identité personnelle est qu'ils partagent tous le même désir d'être uniques et l'idée générale, peut-être fausse, que la propriété sexuelle, pour autant qu'elle soit finement discriminée, informe réellement sur ce qu'ils jugent  leur singularité.

Mais on pourrait imaginer que ce n'est pas la sexologie, mais l'économie ou la sociologie ou la neurologie ou la linguistique qui fournissent les critères de classification fine et essentielle des personnes... On pourrait considérer dans une direction tout opposée alors que ce qui compte est de déterminer ce qu'on a en commun avec les autres et non ce qu'on est le seul à avoir

C'est toujours un certain aspect du freudisme qui l'emporte. On a dépassé l'oeuvre de Freud de mille manières, dit-on, mais on n' est pas sorti de l' héritage selon lequel l'identité sexuelle est de toutes les identités la plus éclairante, voire la seule vraiment éclairante. 

Et si on se mettait à voir les qualités sexuelles comme on voit les cheveux ou la couleur des yeux ?

lundi 21 mars 2022

Greguería nº 388

               


" Aquel tipo era como un frasco de farmacia que hubiese perdido la etiqueta."

" Ce type ressemblait à un flacon pharmaceutique qui aurait perdu son étiquette."

Il n'est pas indifférent que le flacon en question soit vide ou non. Cet homme a-t-il déjà servi ? 

dimanche 20 mars 2022

Greguería nº 387

" Sol de verano : valor oro en plaza, sin intermediarios ni bolsa negra."

" Soleil d'été : valeur or dans l'arène, pas d' intermédiaires ni d'argent noir."



Sous ce soleil exactement, jamais de corrida. " A las cinco de la tarde ", il y aura de l'ombre pour les plus riches. Les pauvres, eux, supporteront le poids écrasant de la valeur or.

                                                              

Greguería nº 386


                                                             


 


" Cuando leemos lo de " alta costura "nos imaginamos una mujer muy alta a la que prende alfileres una modista subida en una escalera, mientras la cliente admira con sus impertinentes el alto modelo."

" Quand nous lisons l'expression " haute couture ", nous imaginons une femme de très haute taille qu'épingle une modiste montée sur une échelle, pendant que la cliente admire avec ses lorgnettes ce modèle de haute taille."


Au moment même où Ramón exprime une fantaisie de l'imagination, il livre une greguería assez exactement descriptive sociologiquement parlant : la haute couture est une couture pour les grands.