mardi 6 avril 2021

Wittgenstein : " Je ne suis pas wittgensteinien ".

 

À Sylvain C., assez inspiré pour m'avoir offert le livre de W.W. Bartley III un jour d'août 2015 !

Quel plaisir de lire Wittgenstein, une vie (1973) de William W. Bartley III ! D'abord, parce qu'il éclaire précisément l'engagement de Wittgenstein, tuteur éclairé, au service de ses élèves entre 1920 et 1926 dans trois villages autrichiens ! Comme le lecteur aimerait l'avoir eu pour maître ! Pas le souvenir d'avoir lu dans la biographie de Monk des détails si intéressants.

Mais surtout parce que ni wittgensteinolâtre, ni wittgensteinophobe, Bartley III me semble mettre le doigt où ça fait mal. Voyez ces lignes où on croit comprendre qu'on ne peut pas se défaire si facilement que ça de la recherche des essences :

" Il arrive souvent dans l'histoire de la philosophie qu'une nouvelle explication de l'erreur - et la pensée nouvelle de Wittgenstein appartient à cette classe - conduise à un programme de recherche qui a pour but de créer les conditions dans lesquelles de telles erreurs ne se produiront plus. Aussi allait-il en être de Wittgenstein. Personnellement, il ne prétendit jamais que toutes les disciplines spécifiquement identifiables ni toutes les activités dans lesquelles s'engageaient les hommes étaient des jeux de langage séparés ayant chacun leur propre ensemble de règles (ou leur grammaire); il pensait évidemment que les choses étaient plus compliquées que cela. Beaucoup de ses émules  firent cependant cette faute de supposer que chaque activité individuelle (droit, histoire, science, logique, éthique, politique, religion) avait sa grammaire ou sa logique particulière, que mêler la grammaire de l'une d'entre elles avec celle d'une autre conduisait à l'erreur philosophique et que c'était donc la nouvelle tâche du philosophe, son nouveau programme de recherche sous le règne de Wittgenstein, que de décrire en détail ces logiques ou ces grammaires séparées. Dans cet esprit, deux générations de philosophes anglais et américains se mirent à écire des livres aux intitulés tels que : Le vocabulaire de la politique, Le langage de la morale, La logique du discours moral, La logique de l'explication scientifique, Le langage de la critique littéraire, Le langage de la fiction, Les usages de l'argument, La logique des sciences, La logique des sciences, Le domaine de la logique, Le langage de l'éducation, La logique du langage religieux,  Foi et logique, Le discours chrétien, Le langage de la croyance chrétienne, La logique des termes de couleurs et ainsi de suite ad nauseam. Tout philosophe, aguerri dans son domaine ou frais émoulu de l'université disposait donc d'une " formule de recherche " simple permettant la production d'un livre ou d'un article savant : " Prenez une des phrases : " La logique de x ", " Le langage de x ", ou " la grammaire de x ", subsituez à x une activité ou une discipline du genre de celles qui sont mentionnées ci-dessus, écrivez un traité sur la matière ainsi créée." La facilité avec laquelle de tels programmes peuvent être menés à bien explique l'immense succès de cette manière wittgensteinienne de  philosopher. À preuve, chacun des titres a orné un livre ou une monographie réellement publiée. Si Russell avait su évaluer cet aspect des Investigations, il aurait mieux compris, bien qu'il en eut peut-être été attristé, que " toute une école trouve une grande sagesse dans les pages de ce livre."
Toutefois, Wittgenstein lui-même ne donna pas son adhésion à ce genre d'activité et ne s'y engagea pas. En fait la classification réelle des catégories, des jeux de langage, des règles grammaticales, quel que soit le nom qu'on utilise, même si l'on tient pour assuré qu'elle soit utile, n'est nullement tâche aisée. Wittgenstein le savait bien et la chose peut être montrée par quelques exemples. Pour illustrer les fautes de grammaire philosophique, on cite souvent le cas de la confusion d'une classe avec ses éléments, d'une Université (comme Oxford, Cambridge, Londres, Durham, Yale ou Santa Cruz) avec les Collèges qu'elle comprend, d'une compagnie de soldats avec les soldats qui la constituent. Avec quels critères distingue-t-on des catégories ? On suppose souvent que deux termes-sujets appartiennent à des catégories différentes auxquelles s'appliquent des grammaires différentes lorsque leur sont appropriées des espèces différentes de prédicats. On dira par exemple . " Les soldats sont gras " mais pas " La compagnie est grasse ", ou " Les collèges sont confortables ", mais pas " L'Université est confortable ". Semblablement, on suppose que deux termes-sujets appartiennent à la même catégorie lorsque les mêmes prédicats appartiennent à la même catégorie lorsque les mêmes prédicats peuvent leur être attribués : " être bien nourri " par exemple, peut s'appliquer à la fois aux soldats et aux marins de l'armée américaine. Il est pourtant facile de montrer que cette manière particulière de distinguer les jeux de langage ou les catégories échoue souvent : une personne et son corps peuvent être tous deux émaciés, alors qu'à première vue on penserait que les deux sujets appartiennent à des catégories différentes. Alors que dans beaucoup de contextes 2 et 0 seraient considérés comme appartenant à la même catégorie, le premier peut être utilisé comme diviseur, tandis que le second ne le peut pas. Voyez encore la différence entre les ondes électromagnétiques, les ondes lumineuses, les ondes sonores et les ondes dans l'eau : une approche par le sens commun pourrait mettre les premières dans une catégorie, les secondes et troisièmes dans une autre et les dernières dans une autre encore, alors qu'en physique les deux premières et les deux dernières espèces sont regroupées par la théorie qui veut que les ondes électromagnétiques et les ondes lumineuses soient les mêmes, et par la théorie qui veut que les ondes sonores et aquatiques oscillent dans un milieu matériel.
Le problème sous-jacent à tout ceci réside évidemment dans le fait que s'il est erroné d'appliquer des critères inappropriés à un objet particulier, il arrive souvent que nous ne puissions pas dire d'avance quels critères ou quelles catégories de critères seront appropriés ou inappropriés. Ceci sera également matière à exploration. C'est pourquoi il est sans doute erroné de demander en premier lieu à une critique donnée si elle est appropriée à son objet en ce qu'elle satisfait, par exemple, à une condition telle que " caractère scientifique ".  Il vaut peut-être mieux examiner sérieusement les bases de cette critique afin de découvrir quelles catégories d'objections on est prêt à accepter contre l'objet en question. Cette procédure pourrait bien réserver des surprises." ( Éditions Complexe, Paris, 1978, p. 137-138)

On peut se demander si l'exploration à laquelle Bartley III invite en vue d'éviter les erreurs de catégorie ne présuppose par une recherche de la connaissance des essences réelles et pas seulement des airs de famille apparents. Comme si la raison et son souci de découvrir la vérité se rappelaient nécessairement à l'attention de ceux qui voudraient en faire seulement des éléments d'un certain jeu de langage et  d'une certaine forme de vie.



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