Dans Foucault, sa pensée, sa personne (2008), Paul Veyne a à cœur de souligner à deux reprises les traits partagés selon lui par Wittgenstein et Foucault.
Le premier passage est dans les toutes premières pages :
« Pour Foucault comme pour Nietzsche, William James, Austin, Wittgenstein, Ian Hacking et bien d’autres, chacun avec ses propres vues, la connaissance ne peut pas être le miroir fidèle de la réalité » (p.14)
Le second est nettement plus substantiel :
« Si bien que « le mode de subjectivation n’est pas le même selon le type de savoir dont il s’agit ». Ai-je tort d’alléguer ici Wittgenstein ? Foucault et lui ont en commun de ne croire qu’à des singularités, de refuser la vérité comme adaequatio mentis et rei et d’être persuadés que quelque chose en nous (le « discours » ou, selon Wittgenstein, le langage) en pense plus long à notre place que nous ne pensons nous-mêmes. Pour Wittgenstein, la vie se maintient à travers des jeux langagiers dont elle est prisonnière ; nous pensons à travers des mots, des codes de conduite (relations sociales, politiques, magie, attitude devant les arts, etc). Chaque jeu de langage a sa « vérité », c’est-à-dire relève d’une norme qui permet de distinguer ce qu’il est admis et n’est pas admis d’en dire ; chaque époque vit sur ses idées reçues (autant vaut dire sur ses phrases reçues) et la nôtre ne fait pas exception » (p.85-86)
Une note poursuit la comparaison :
« Un exemple suffira, qui montre que toutes les phrases reçues à toute époque se valent : « Des hommes ont jugé qu’un roi pouvait faire pleuvoir ; aujourd’hui on juge que la radio est un moyen de rapprochement des peuples » (Wittgenstein, De la certitude, écrit peu avant la Seconde Guerre Mondiale (sic) ; Gallimard, coll. Tel. 1987, p.132). Wittgenstein se moque ici de sir James Frazer et de ses spéculations sur les rois faiseurs de pluie et sur le fondement magique de leur pouvoir. A quoi bon aller chercher la mentalité primitive, la pensée mythique, etc ? Les Primitifs pensent comme nous, ou plutôt nous ne pensons pas mieux qu’eux » (ibidem)
Qu’en penser ? Sauf le respect dû à Paul Veyne, je ne reconnais pas tout à fait Wittgenstein dans le portrait qu’il en fait.
Certes dans la mesure où on trouve chez Wittgenstein une critique de l’essentialisme et du fondationnalisme, il est justifié de tenter un rapprochement entre les deux philosophes. Mais Veyne attribue ici à Wittgenstein des thèses qui à mes yeux ne sont pas les siennes.
Je me limiterai à quelques remarques non exhaustives :
a) d’abord Wittgenstein ne croit-il qu’en des singularités ? Le concept d’air de famille conduit à penser que certains concepts comme jeu se réfèrent certes à des pratiques qui n’ont entre elles aucune propriété commune mais qui demeurent cependant subsumables tout de même sous des concept comme jeux de cartes ou jeux de ballon qui eux se réfèrent à des objets singuliers partageant tous des traits communs. Il n’y a donc pas à choisir entre l’essentialisme platonicien (qui semble être la cible de Veyne) et le nominalisme.
b) concernant la question de la vérité, Veyne tient à se débarrasser de la référence à la réalité. Or Glock met fermement en évidence que Wittgenstein ne définit pas la vérité indépendamment d’une référence à ce que sont les choses :
« Les mots « est vrai » n’ont de signification ou de rôle que parce que les êtres humains font des assertions, les contestent et les vérifient ; le concept de vérité n’existe pas indépendamment de notre comportement linguistique. Mais que ces assertions soient vraies ou non dépend de la manière dont sont les choses, parce que c’est ainsi que nous utilisons le mot « vrai » » (Dictionnaire Wittgenstein p.569)
Que les vérités soient formulables seulement linguistiquement n’implique pas qu’elles ne soient que des phrases.
c) « Quelque chose en nous pense plus long à notre place que nous ne pensons nous-mêmes » C’est précisément une croyance qui ressort de ce mythe de l’intériorité dont Wittgenstein a montré l’inutilité. Elle n’est d’ailleurs pas très différente de certaines thèses psychanalytiques qui attribuent au surmoi et à l’inconscient des stratégies dont le sujet ignorerait tout.
d) « La vie se maintient à travers des jeux langagiers dont elle est prisonnière ». L’erreur ici revient à ignorer ce qu’a aussi de naturaliste la pensée de Wittgenstein – certes l’importance de cette dimension est objet de débats - et à présenter la vie comme prise aux pièges des conventions. Cette forme de vitalisme est contredite par la thèse wittgensteinienne d’une continuité entre la vie et la culture (« ce que nous apportons, ce sont en réalité des remarques sur l’histoire naturelle des hommes » Recherches philosophiques 415). La référence à la prison est profondément trompeuse quand on ne peut pas opposer à l’emprisonnement la vie libre (Veyne fait d’ailleurs le même usage du terme arbitraire : or, une décision est arbitraire par rapport à une décision qui est juste. Si la possibilité du juste est identifiée à des restes démodés d’un platonisme archaïque, arbitraire n’est pas le mot qui convient pour désigner des croyances qui sont alors présentées comme essentiellement inaccessibles à la justification. Etant ce qu’elles doivent être, les croyances morales ou politiques par exemple ne sont pas plus arbitraires que fondées ! ) Ces signes me paraissent l’indice du fait que cette pensée post-moderne exprime la nostalgie des cibles qu’elle ne cesse pas de viser, précisément le fondationnalisme, l’essentialisme, la conception téléologique de l’histoire etc.
e) Quant aux idées reçues, elles ne correspondent pas à ces croyances non fluides que Wittgenstein examine dans De la certitude. Par définition les préjugés exigent d’être jugés alors que les croyances en question sont difficilement exprimables en dehors d’un livre de philosophie (par exemple la croyance que la Terre n’a pas été créée juste avant ma naissance), ne sont pas identifiables à un savoir même imaginaire et constitueraient plutôt l’arrière-plan (les gonds, dit Wittgenstein) auquel s'articulent autant les idées reçues que les idées révolutionnaires. J’ajoute qu’elles paraissent susceptibles d’être attribuées aussi à des hommes d’autres cultures pour la bonne raison qu’elles sont le point de départ non pensé (mais pas à repenser !) de toute connaissance et de toute action. Enfin je ne veux pas trancher une question délicate mais il semble en tout cas grossier de réduire la finesse des analyses de Wittgenstein à une trivialité comme « chaque époque a ses préjugés » !
Je ne veux pas finir sans ajouter que le livre de Paul Veyne, amusant et modeste, pour cela assez attachant, éclaire de manière très intéressante sinon Wittgenstein, du moins Michel Foucault. Reste qu'à le lire on se demande si le foucaldisme qu'il définit comme un positivisme sceptique est vraiment cohérent. Mais c'est une autre affaire.
Commentaires
Je crois qu’il faudrait relier cet aspect qui prend incontestablement une responsabilité religieuse avec l’idée d’une critique de la démocratie délibérative dans le fil d’un perfectionnisme qui vient en droite ligne, en fait, d’Emerson.
Il y a autre chose qu'un parfum de sagesse antique. Nous sommes au coeur de ce qu'est la philosophie, du chox de ce qu'est une vie, n'est-ce pas ?
Je ne me sens pas en mesure de déterminer ce qui est au coeur de la philosophie ; en revanche le lien que vous faites entre le perfectionnisme et la vertu gréco-romaine m'amène à la question suivante : est-ce légitime d' utiliser le concept de perfectionnisme pour caractériser les philosophies grecques comme l'épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme ?
Je note que la pensée d'Obama se réfère à Dieu même si l'idée que l'Amérique est près de Dieu semble remplacée par celle qu'elle en est encore loin, d'où cette référence humble au besoin de perfectionnement (est-ce d'ailleurs justifié d'exclure la dimension téléologique ? Que la liberté de l'homme soit patente n'enlève pas l'idée que les fins humaines ne sont pas pensables dans l'immanence mais par référence à une transcendance qui fixe aux peuples et aux hommes des buts. )
1) absence de référence à un Dieu personnel et créateur.
2) indépendance et auto-suffisance de la philosophie.
3 ) absence de référence à une collectivité (ici l'Amérique) à laquelle on se réfère autant en termes d'origine (les fondateurs, la Constitution), de devenir (que sommes-nous donc devenus ?) et de fin (où devons-nous aller ?). Les sagesses hellénistiques visent une fin individuelle (sans préjuger des rapports que l'individu qui cherche à être sage devra entretenir avec les autres)
4) absence de prise en compte d'un temps excédant la durée de la vie humaine (en revanche penser l'histoire de l'Amérique en termes de progrès possible dans une évolution de longue durée se rattache partiellement à la philosophie des Lumières, entre autres à Kant qui pense le progrès historique comme possible mais non nécessaire cf par exemple l'opuscule "Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique" )
La sagesse antique a donc un parfum complexe, pour reprendre votre image.
- Un moment pré-chrétien
- Un moment chrétien (et post-chrétien)
Cavell, à mon avis, a choisi à dessein le terme de "perfectionnisme" pour unir ces deux moments (Dans la liste des auteurs perfectionnistes, il y aussi bien Aristote [L'éthique à Nicomaque] que Matthew Arnold.)
Là j'ai l'impression de me relier à l'inspiration la plus antique de la philosophie.
2) La philosophie comme éducation est une expression trop vague. S'il s'agit de l'éducation dogmatique transmise dans les écoles épicurienne, stoïcienne, même sceptique (!) etc, c'est clair qu'on a fait trop de chemin pour y revenir. S'il s'agit de l'éducation non comme transmission de doctrines mais comme apprentissage de la clarification conceptuelle, afin que chacun ait entre autres l'idée la plus précise et la plus exacte possible des différends doctrinaux et choisisse ce qui lui convient en connaissance de cause, oui alors. Mais cela suppose que les doctrines philosophiques ne sont pas scientifiques, car on ne choisit pas ce qui nous convient dans les sciences. Si sur un problème philosophique donné une argumentation philosophique est absolument contraignante, on peut se demander si on n'a pas alors retranché un problème de l'ensemble des problèmes philosophiques. On peut penser qu'il y a des problèmes qui sont irréductiblement philosophiques et que d'autres le sont jusqu'à plus ample informé.