samedi 3 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (2): que faire de sa propre colère ?

Chez Sénèque, la colère socratique a deux figures distinctes.
Dans le De ira (De la colère) I XV 3 - seul texte de son oeuvre où à ma connaissance Sénèque envisage Socrate en colère - l'émotion en question est ressentie sans être exprimée (comme si elle n'était qu'un événement intérieur, porté à la connaissance des autres par l'aveu qu'on en fait en en parlant):
" Il ne faut rien moins que s'irriter en punissant, puisque la peine sert d'autant mieux à l'amendement du coupable, si elle a été prononcée par un jugement réfléchi (poena judicio lata). De là vient que Socrate dit à son esclave: "je te battrais, si je n'étais en colère". Il ajourna la correction de son esclave à un meilleur moment, et à ce moment-là il s'est corrigé lui-même. Qui donc pourra tempérer sa passion, quand Socrate lui-même n'a pas osé s'abandonner à la colère ?" (éd. Veyne p.120).
Il me semble que ces lignes permettent de dégager trois états de la colère (et plus généralement de la passion):
1) la colère exprimée immodérément
2) la colère exprimée modérément
3) la colère non exprimée mais dite
Socrate n'exprime pas sa colère parce qu'il a conscience qu'une fois exprimée, elle ne se laisse plus maîtriser. Se maîtriser, c'est se retenir d'exprimer l'immaîtrisable plutôt qu'être en mesure de contrôler ce qui est potentiellement immaîtrisable. L'état 2 correspondant à cette dernière possibilité est concevable mais psychologiquement irréalisable.
Cependant, un peu plus loin, dans le même ouvrage, la colère socratique se présente sous les traits d'une colère réprimée (il semble justifié de distinguer un quatrième état de la colère: la colère non exprimée est juste désignée par une phrase du genre: "je suis en colère" alors que la colère réprimée se manifeste par des symptômes spécifiques (on pourrait les qualifier par l'expression: "atténuation de la présence"):
" Chez Socrate, c'était un signe de colère de baisser la voix (vocem summitere), d'être plus sobre de paroles (loqui parcius). Il était clair qu'alors il se retenait. les intimes (familiares) le surprenaient et l'en accusaient, mais ce reproche d'une colère latente (exprobatio latitantis irae) ne lui était pas désagréable. Pourquoi ne se serait-il pas réjoui que beaucoup devinassent sa colère et que personne ne la sentît ? On l'eût sentie au contraire s'il n'eût donné à ses amis le droit de le réprimander, comme il l'avait pris sur ses amis." (III XIII 3 p.162)
Colère montrée et non plus dite, mais colère montrée maîtrisée (la maîtrise est signalée par l'inversion des signes habituels de la colère: parler plus devient parler moins etc). Il semble donc que Socrate ne parle plus de sa colère, ce qui correspondrait à son degré minimal d'existence, mais la manifeste sous la forme d'un paradoxal détachement. Mais le plus étonnant du passage, c'est à mes yeux le comportement attribué aux proches: ils jugent Socrate capable de faire mieux que de réprimer la colère ostensiblement en quelque sorte ( serait-ce manifester l'état 3 de la colère ?). Or Socrate est content de lui parce qu'il ne se juge pas à la lumière d'un possible meilleur mais d'un possible pire, précisément l'état 1. On peut se demander si Sénèque dans ces deux passages n'attribue pas à Socrate une de ses caractérisques: la conscience nette de ses limites.
Mais ce qui rend ces lignes encore plus étonnantes, c'est que non seulement Socrate ne peut pas faire mieux qu'inverser les manifestations ordinaires de sa passion, mais qu'en plus il attribue ce succès relatif (échec pour les proches, succès pour lui) aux reproches adressés à lui par ses amis. En somme sa résistance par rapport à la passion, en un sens une certaine autonomie, a son origine dans une hétéronomie manifeste, celle qui le relie à ses amis. Ni au-dessus de sa colère, ni indépendant de ses amis, Socrate ne peut pas faire mieux que répondre aux exigences de ses familiers en donnant à sa colère la forme fausse d'un détachement serein.

vendredi 25 septembre 2009

Les maîtres tiraient-ils réellement bénéfice de leurs esclaves ?

Peter Singer écrit dans le chapitre 2 de Practical Ethics Equality and its implications (1993):
" Slavery prevents the slaves from satisfying these interests as they would want to; ant the benefits it confers on the slave-owners are hardly comparable in importance to the harms it does to the slaves" (p.23) - des extraits de l'oeuvre sont consultables ici
Je traduis: "L'esclavage empêche les esclaves de satisfaire leurs intérêts comme ils voudraient et les bénéfices qu'il apporte aux propriétaires d'esclaves sont à peine comparables en importance aux dommages qu'il cause aux esclaves"
Je pense alors que ni un platonicien, ni un cynique, ni un stoïcien, ni un épicurien, ni un kantien, ni un sartrien (la liste ne prétend pas à l'exhaustivité) n'accepteraient de reconnaître que l'esclave peut réellement être bénéfique aux maîtres; il peut juste les aider à satisfaire des désirs objectivement dépréciés par toutes ces doctrines. Singer ne paraît pas être réservé sur la réalité du bénéfice gagné à rendre autrui esclave de soi. Il le condamne non comme illusoire mais comme injuste.
Dois-je aller jusqu'à conclure que c'est un trait spécifique à l'utilitarisme de penser qu'on peut tirer un bénéfice personnel réel de la domination d'autrui ?
Mais n'était-ce pas déjà l'opinion d'Aristote ?

Commentaires

1. Le samedi 3 octobre 2009, 13:20 par philalèthe
Merci, Julien, de venir me rendre visite !
Si je ne me trompe pas, la première question revient à se demander si on ne peut pas envisager que l'esclave apporte un bénéfice réel quand le désir n'est pas déprécié; la deuxième si ce qu'on dit de l'esclave ne peut pas être dit de quiconque joue ce rôle d'aide pour atteindre un désir non déprécié.
Il me semble que cela revient à évaluer la valeur de la dépendance par rapport à autrui dans la satisfaction des désirs légitimes.
Les cyniques pour commencer mettent tellement haut l'autarcie que même ce type d'aide serait rejeté, d'abord parce que c'est une marque de faiblesse de la part de celui qui reçoit l'aide et ensuite parce qu'au fond un désir qui nécessite une aide pour être satisfait est un désir dont on doit se passer (on peut interpréter comme ça l'éloge que Diogène fait de la masturbation et son regret qu'on ne puisse pas satisfaire la faim d'une manière analogue, en se frottant l'estomac). Je ne crois pas que l'identité de celui qui aide soit décisive.
Si j'essaye de raisonner maintenant dans un cadre épicurien, c'est différent: pour certains désirs naturels et nécessaires, autrui est une aide naturelle (par exemple le désir de connaître la vérité ou le désir de manger etc) mais c'est le recours à l'esclave qui pourrait être condamné comme signe d'une dépendance par rapport aux valeurs des hommes ordinaires; en revanche c'est l'ami, c'est-à-dire ici l'alter ego, qui aidera et qui quand viendra son tour sera aidé.
Que penser des stoïciens ? Vaste question, à laquelle je vais encore donner une réponse bien trop rapide. Si je m'appuie sur la lettre 47 de Sénèque, je n'y trouve pas une condamnation de l'esclavage mais une condamnation de l'instrumentalisation des esclaves au service de désirs dépréciés et aussi une condamnation de la manière de voir les esclaves comme des êtres inférieurs. Dans ces conditions, c'est tout à fait en accord avec la doctrine de recevoir l'aide d'un esclave à condition qu'il soit identifié à un être aussi raisonnable que celui qui est aidé et à condition que le désir ne soit pas déprécié.
Pour résumer cette question trop complexe pour être élucidée ici, tout objectif qu'on ne peut atteindre qu'avec de l'aide (qu'elle soit celle de l'esclave ou de quiconque) est effectivement un mauvais objectif dans le cadre d'une vie cynique privée (il faudrait voir ce qu'il en est au niveau d'une conception cynique de la vie publique). Il faut cependant relever ici l'exception de l´éducation: les cyniques ne l'ont pas rejetée, en revanche ils ont attaqué la dépendance infantile par rapport au maître.
Sur cette question en général, je te renvoie au livre de Voelke (1961): Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d'Aristote à Panétius.
2. Le dimanche 4 octobre 2009, 22:59 par jean centini
Si je comprends bien votre billet, l'activité servile ne peut satisfaire que des besoins que les écoles philosophiques mentionnées, déprécient par avance. Le recours à une main d'oeuvre libre ne changerait donc rien à la question. Peu importe que Trimalcion commande son banquet à un traiteur indépendant plutôt qu'à ses esclaves. Ce qui fait problème ce n'est pas l'esclavage, mais le banquet lui-même.
Juste une question à propos des cyniques : acquérir rien moins que Diogène comme esclave, lui confier l'éducation de ses enfants et la direction de sa maison, (DL, 6, 74) n'apporte donc que des satisfactions illusoires à Xéniade ?
3. Le lundi 5 octobre 2009, 14:35 par philalèthe
Je crois avoir un peu répondu à votre attente dans le post 2 adressé à J. Dutant.
Ceci dit, il n'est pas si facile de séparer le banquet de l'esclavage. Pour justifier cette idée, je vais m'appuyer sur la lettre 47 de Sénèque, dont voici un extrait significatif de ce que j'ai en tête:
" Nous sommes étendus sur nos lits de festin: cet esclave essuie les crachats; cet autre, accroupi, ramasse les déjections des convives pris de vin. Cet autre encore découpe des oiseaux rares; sa main experte, passant par une suite de mouvements précis du bréchet au croupion, secoue au bout du couteau les aiguillettes. C'est un malheureux dont la vie a pour but de débiter convenablement de la volaille: mais l'homme qui dresse à un tel métier dans l'intérêt de son plaisir n'est-il pas vraiment plus à plaindre que celui qui subit ce dressage par nécessité ?" (Ed. Veyne p.705)
Certes Sénèque condamnerait identiquement celui qui paierait ceux qui le servent, mais l'esclavage, en tant que main d'oeuvre abondante et bon marché, maximalise le risque de satisfaire ses désirs au-delà de ce qu'il est bon de faire. Bien sûr une quantité d'argent assez grande pour acheter sans fin les services d'autrui fait courir le même risque. Dit autrement, l'esclavage en tant qu'institution sociale favorise l'esclavage par rapport à tous les plaisirs possibles. D'ailleurs dans cette lettre, c'est seulement, comme je l'ai déjà dit, ce dernier esclavage que Sénèque dénonce. L'institution de l'esclavage, il ne la réprouve pas, mais ce qu'il rejette, c'est une manière fausse de l'interpréter, précisément croire que les esclaves sont humainement inférieurs aux maîtres (alors qu'ils ne le sont que socialement) - on trouve en Diogène Laërce VI 28 un passage relatif à Diogène le Cynique qui va dans cette direction:
" Il allait jusqu'à admirer les esclaves qui, voyant leurs maîtres manger goulûment, ne volaient rien de ce que ceux-ci mangeaient" (éd. Goulet-Cazé p.710)
Quant aux cyniques, ils approuvent la dépendance par rapport à un maître cynique, dans la mesure où ce maître conduit son élève à l'autarcie. Cf par exemple Diogène Laërce VI 6:
" Interrogé (il s'agit d'Antisthène) sur le profit qu'il avait retiré de la philosophie, il répondit: "Être capable de vivre en compagnie de soi-même"" (éd Goulet-Cazé p. 685)
Il me semble que pour les cyniques le seul esclave (socialement) dont on ait besoin est celui qui aura comme fonction de nous apprendre à vivre sans esclaves, c'est-à-dire librement (éthiquement). "Vends-moi à cet homme, il a besoin d'un maître" dit Diogène en apercevant Xéniade (DL VI 74)

dimanche 13 septembre 2009

La fiction et la réalité.

" Tu vois le tableau. L'homme du XIXème siècle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes; lenteur du mouvement. Ensuite accéléré, la caméra. Les livres résumés. Les condensés, les digests; tout subordonné au gag, à la fin percutante. (...) Les classiques réduits pour composer des émissions d'un quart d'heure à la radio, coupés de nouveau pour tenir en extraits de deux minutes de lecture, enfin ramassés pour un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. J'exagère, bien entendu. Mon allusion aux dictionnaires n'est qu' une référence. Mais pour bien des gens, Hamlet (...) n'était qu'un digest d'une page dans un livre qui déclarait: "maintenant enfin, tous les classiques à votre portée; votre niveau de connaissance égal à celui du voisin." Tu vois ce que je veux dire ? De la nursery au collège et du collège à la nursery. Voilà le tracé de la courbe intellectuelle pour les cinq derniers siècles ou plus. (...) Accélère encore le film (...) Digest de digests. Digest de digest de digests. La politique ? Une colonne, deux phrases, un titre ! Et tout se volatilise en l'air ! La cervelle de l'homme tourbillonne à un tel rythme sous les mains ventouses des éditeurs, des producteurs, des présentateurs que la force centrifuge élimine toute perte de temps, toute démarche inutile à l'esprit. (...) Les classes sont écourtées, la discipline négligée, la philosophie, l'histoire, les langues abandonnées, l'anglais et la prononciation peu à peu délaissées, et finalement presque ignorés. On vit dans l'immédiat. Seul compte le boulot et après le travail, l'embarras du choix en fait de distractions. Pourquoi apprendre quoi que ce soit sinon à presser les boutons, brancher des commutateurs, serrer des vis et des écrous ? (...) La fermeture Éclair remplace le bouton, l'homme n'a pas un instant pour réfléchir en s'habillant à l'aube. Pas d'heure de philosophie, pas d'heure de mélancolie (...) La vie devient un immense toboggan (...) Vider les salles de spectacle, clowns exceptés; garnir les pièces de parois de verre et faire passer des jolies couleurs sur les murs, comme des confetti, du sang, du sherry ou du sauternes. (...) Augmentez la dose de sports pour chacun, développez l'esprit d'équipe, de compétition, et le besoin de penser est éliminé, non ? Organisez, organisez, super-organisez des super-super-sports. Multipliez les bandes dessinées, les films; l'esprit a de moins en moins d'appétits. L'impatience, les autostrades sillonnées de foules qui sont ici, là, partout, nulle part. Les réfugiés du volant. Les villes se transforment en auberges routières; les hommes se déplacent comme des nomades suivant les phases de la lune, couchant ce soir dans la chambre où tu dormais à midi et moi la veille. (...) Maintenant prenons les minorités dans notre civilisation; d'accord ? Plus la population est grande, plus les minorités sont nombreuses. Ne marchons pas sur les pieds des amis des chiens, des amis des chats, des docteurs, des avocats, des commerçants, des patrons, des Mormons, des Baptistes, des Unitariens, des Chinois à la seconde génération, des Suédois, des Italiens, des Allemands, des gens du Texas ou de Brooklyn, des Irlandais, des habitants de l'Oregon ou de Mexico. Les personnages présentés dans ce livre, cette pièce, cette émission de télévision, n'ont aucune ressemblance avec des peintres, des cartographes, des ingénieurs réels. Plus vaste est le marché (...) moins tu risques de controverses, souviens-t'en (...) Toutes les minorités, les plus petites minorités dont le nombril doit toujours être toujours bien récuré. Auteurs, pleins de pensées mauvaises, bouclez vos machines à écrire. Ils l'ont fait. Les magazines sont devenus un aimable composé de tapioca à la vanille, les livres, d'après ces foutus snobs de critiques, étaient de l'eau de vaisselle. Pas étonnant que les livres cessent de se vendre, disaient les critiques. Mais le public, sachant ce qu'il voulait, a réagi sans peine et laissé survivre les comic-books. Et les magazines érotiques en trois dimensions, naturellement. (...) Le gouvernement n'a été pour rien là-dedans. Pas de décret, pas de déclaration, de censure au point de départ. Non ! La technologie, l'exploitation du facteur masses, la pression exercée sur les minorités, et, Dieu merci, le tour a été joué. Aujourd'hui, grâce à eux, tu vis dans un optimisme permanent, tu as le droit de lire les comics, les bonnes vieilles confessions ou les journaux corporatifs. (...) Rien de plus simple, de plus facile à expliquer. Les établissements d'enseignement formant de plus en plus de coureurs, de sauteurs, d'étameurs, de bricoleurs, de pilotes, de nageurs, et ainsi de suite, au lieu de professeurs, de critiques, de savants, d'artistes, le mot "intellectuel" est, bien entendu, devenu l'injure qu'il méritait d'être. On a toujours peur de l'insolite; tu te rappelles sûrement le gosse qui dans ta classe était le fort en thème, qui se mettait toujours en vedette pour réciter ou répondre tandis que les autres, assis comme des idoles de plomb, le haïssaient. Est-ce que ce n'était pas ce brillant sujet que vous choisissiez pour le brimer et le torturer après les heures d'études ? Si, bien sûr. Nous devons tous nous ressembler. Chacun ne naît pas libre et égal aux autres, comme dit la Constitution, mais chacun est façonné égal aux autres; tout homme est l'image de son semblable, ainsi tout le monde est content. (...) Tu dois bien comprendre que notre civilisation est si vaste que nous ne pouvons nous permettre d'inquiéter ou de déranger nos minorités. Pose-toi la question toi-même. Que recherchons-nous, par-dessus tout, dans ce pays ? Les gens veulent être heureux, d'accord ? Je veux être heureux, déclare chacun. Eh bien, sont-ils heureux ? Ne veillons-nous pas à ce qu'ils soient toujours en mouvement, toujours distraits ? Nous ne vivons que pour ça, c'est bien ton avis ? Pour le plaisir, pour l'excitation ? Et tu dois admettre que notre civilisation fournit l'un et l'autre à satiété (...). Les nègres n'aiment pas Little Black Sambo. Brûlons-le. La case de l'oncle Tom ne plaît pas aux Blancs. Brûlons-là. Un type a écrit un livre sur le tabac et le cancer de poumon ? Les fumeurs de cigarettes sont dans la consternation. Brûlons le livre. La sérénité, la paix. (...) Si vous ne voulez pas qu'un homme se pose des problèmes d'ordre politique, ne lui donnez pas deux solutions à choisir; ne lui en donnez qu'une. Mieux, ne lui en donnez pas du tout. Qu'il oublie jusqu'à l'existence de la guerre. Si le gouvernement est inefficace, tyrannique, vous écrase d'impôts, peu importe tant que les gens n'en savent rien. La paix (...) Instituez des concours dont les prix supposent la mémoire des paroles de chansons à la mode, des noms des capitales d'État et du nombre de quintaux de maïs récoltés dans l'Iowa l'année précédente. Gavez les hommes de données inoffensives, incombustibles, qu'ils se sentent bourrés de "faits" à éclater, renseignés sur tout. Ensuite, ils s'imagineront qu'ils pensent, ils auront le sentiment du mouvement, tout en piétinant. Et ils seront heureux, parce que les connaissances de ce genre sont immuables. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie à quoi confronter leurs expériences. C'est la source de tous les tourments. Tout homme capable de démonter un écran mural de télévision et de le remonter et, de nos jours ils le sont à peu près tous, est bien plus heureux que celui qui essaie de mesurer, d'étalonner, de mettre en équations l'univers, ce qui ne peut se faire sans que l'homme prenne conscience de son infériorité et de sa solitude. Je le sais. J'ai essayé. Foutaises ! Conclusion: tenons-nous en aux clubs, aux réunions, aux acrobates, prestidigitateurs, casse-cou, bolides à réaction, motogyroplanes, au sexe et à l'héroïne, tout ce qui ne suppose que des réflexes automatiques. (...) Les livres ne racontent rien. Rien que tu puisses croire ou enseigner aux autres. Si ce sont des romans, ils parlent d'êtres qui n'existent pas, de produits de l'imagination. Dans le cas contraire, c'est encore pire. Chaque professeur traite l'autre d'idiot. Chaque philosophe essaie de brailler plus fort que son adversaire. Ils galopent tous dans tous les sens, obscurcissant les étoiles, éteignant le soleil. On en sort complètement perdu."
Ce sont les paroles que Ray Bradbury met dans la bouche de Beatty, le chef des pompiers dans Fahrenheit 451 (1953).
Février 2006: " L'autre jour, je m'amusais, on s'amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d'attaché d'administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d'interroger les concurrents sur « La Princesse de Clèves». Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle ! »
Juillet 2008: « La Princesse de Clèves. Enfin… j'ai rien contre, mais enfin, mais enfin… parce que j'avais beaucoup souffert sur elle »
Paroles trop connues de Nicolas Sarkozy.

" Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre", voilà ce qu'on pouvait lire aussi à l'entrée du palais de Denys...

Dans Comment distinguer un flatteur d'un ami, Plutarque dénonce une des propriétés du flatteur: le mimétisme qui le pousse à singer sa cible pour ainsi satisfaire son amour-propre et donc mieux tirer profit d'elle. Pour illustrer un tel mimétisme, il a recours à l'anecdote suivante:
" Ainsi arriva-t-il, dit-on, dans Syracuse quand Platon vint y séjourner et que Denys se passionna d'un zèle furieux pour la philosophie. Le palais était plein de poussière, à l'usage des milliers d'amateurs qui ne cessaient d'y tracer des figures géométriques. Mais quand Platon eut été disgrâcié, quand des sommets de la philosophie le tyran fut retombé dans sa passion pour le vin, pour les femmes perdues, pour les propos frivoles, pour la débauche, soudain, comme à un mouvement de la baguette de Circé, ce fut une métamorphose générale; et l'ignorance, l'oubli, la sottise envahirent tout." (texte grec ici)
Pas un flatteur, des milliers.
Ce qui m'intéresse: la poussière laissée à dessein dans le palais pour que Denys ait plaisir à voir, animée par d'innombrables doigts, la démonstration de la légitimité de sa lubie (poussière ordonnée par lui-même ou par un flatteur ?)
Mais la condition de la poussière, je veux dire la négligence et l'absence de soin, dit la vérité sur ce soudain amour de l'ordre. Ce propre-là n'apparaît que sur fond de sale. Aussi a-t-on beau y faire de la géométrie, ce palais aux surfaces négligées a quelque chose de la caverne: adhésion passionnelle aux mathématiques, imitations multitudinaires et intéressées, répétitions sans progrès.

vendredi 11 septembre 2009

Socrate et les coups de pied.

Dans Sur l'éducation des enfants, Pseudo-Plutarque écrit:
" Résister à la tentation de se mettre en colère est le propre du sage. Voyez Socrate. Un jeune insolent, d'une perversité inconcevable, lui avait donné des coups de pied; il vit que ceux qui l'entouraient étaient indignés et trépignaient au point de vouloir poursuivre l'agresseur. «Seriez-vous donc d'avis, dit-il, au cas où un âne m'aurait lancé des ruades, que je lui en rendisse à mon tour?" Du reste, l'autre n'en fut pas complétement quitte à si bon marché. Tout le monde l'accablant de reproches et l'appelant «l'homme aux ruades», il se pendit." (trad. Bétolaud 1870 accessible avec le texte grec ici.)
Voici la traduction d'Amyot:
" Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singuliere: mais il n'y a que ceux qui sont parfaittement sages qui le puissent du tout faire, comme estoit Socrates, lequel aiant esté fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à luy donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvoient lors autour de luy s'en courrouçoient amerement, et en perdoient patience, et vouloient courir apres: «Comment, leur dit-il, si un asne m'avoit donné un coup de pied, voudriez vous que je luy en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demoura pas impuny: car tout le monde luy reprocha tant ceste insolence, et l'appella lon si souvent et tant, le regibbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla luy mesme de regret." (lisible ici.)
On comprend ici qu'identifier autrui à une force de la nature (animale ici mais on peut aussi bien voir une colère comme un orage: on ne se révolte pas contre une intempérie, on s'en protège et on attend que ça passe) contribue à la tranquillité de l'esprit de la victime (aujourd'hui les victimes auraient plutôt tendance à aller dans l'autre direction, responsabiliser, y compris les malades mentaux, pour avoir la satisfaction de la punition). Reste qu'on peut interpréter aussi une telle réduction d'autrui à quelque chose d' infra-humain comme une forme subtile de vengeance. Ce qui ne veut pas dire que Socrate a voulu se venger sous une forme qui préserve sa sagesse, mais qu'au moins il a produit non intentionnellement un effet collatéral qui pourrait éventuellement être voulu par qui n'a pas les moyens de rendre coup pour coup (ce passage sonne un peu nietzschéen).
En plus peut-on aller jusqu'à dire que ce n'est pas rendre justice aux ânes en particulier et aux animaux en général que de les priver de toute intentionnalité, à l'image de la foudre ? Ça a certainement du sens de dire d'un animal qu'on l'empêche de faire ce qu'il veut. Ce qui ne revient pas à dire que les ânes et les hommes partagent la même faculté: la Volonté. Non, c'est juste une manière de parler défendable, justifiée par la capacité de distinguer chez les animaux des actions contraintes et des actions libres (= ici volontaires). En ce sens-là aussi, l'agresseur de Socrate a fait bel et bien ce qu'il a voulu. Qu'il ait été blessé d'être pris pour une machine à donner des coups se comprend.

mercredi 9 septembre 2009

Les servantes de Pénélope ne valent pas mieux que l'orge.

Diogène Laërce rapporte dans les Vies et doctrines des philosophes illustres (IV 49) cette anecdote concernant le cynique Bion:
" A Rhodes, alors que les Athéniens s'exerçaient à la rhétorique, il enseignait la philosophie. A quelqu'un qui l'en accusait, il répondit: " J'ai apporté du blé et je vais vendre de l'orge ?" (éd. Goulet-Cazé p. 527)
Or, lisant De l'éducation des enfants de Pseudo-Plutarque, je trouve dans la même perspective une comparaison assez savoureuse:
" Le philosophe Bion disait aussi avec finesse, que, comme les prétendants de Pénélope ne pouvant obtenir ses faveurs s'en consolaient dans les bras de ses suivantes, de même ceux qui sont incapables d'atteindre à la philosophie se déssèchent sur les autres études qui n'ont pas de valeur." (trad. Bétolaud 1870)
Ou si on préfère la traduction d'Amyot, trois siècles avant (1572):
" Or tout ainsi, disait plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui poursuivaient de l'avoir en mariage, ne pouvant jouir de la maîtresse, se meslerent avec les chambrieres: aussi ceux qui ne peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail apres les autres sciences, qui ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle."

Commentaires

1. Le jeudi 10 septembre 2009, 21:33 par Nicotinamide
En parcourant votre billet, je trouve l'attitude des soupirants assez cynique. En effet pourquoi courir la maitresse inatteignable alors que les bonnes font aussi affaire... Référence à Antisthène qui prétendait se contenter de la première venue.
2. Le vendredi 11 septembre 2009, 09:40 par philalèthe
Bonjour Nicotinamide,
Soupirer pour quelqu'un, est-ce vraiment une propriété des cyniques ? L'indépendance en prend un coup, non ?
En plus se contenter de peu faute de mieux ne revient pas à se contenter de peu par choix.

A propos de quelques manières de parler qui semblent inintelligibles: "mal de dents inconscient", "désir inconscient", "ce n'est pas nous qui jugeons (interprétons, classons, percevons etc.), c'est notre cerveau" etc.

Dans le Cahier bleu, Wittgenstein précise à quelle condition on peut employer ces expressions en leur donnant en sens. Il vient d'expliquer que "mal de dents inconscient" n'est une expression sensée que si mal de dents veut dire carie:
" Nous pouvons fort bien dire, selon les termes de cette nouvelle convention: "J'ai inconsciemment mal aux dents", car ce que nous pouvons attendre d'une expression c'est de nous permettre de distinguer entre une mauvaise dent douloureuse et une mauvaise dent indolore. Toutefois la nouvelle expression entraîne avec elle des représentations et des analogies qui font qu'il est difficile de s'en tenir strictement aux termes de la convention. Il faudrait avoir l'esprit constamment en éveil pour écarter les images de ce genre, particulièrement dans la pensée philosophique où l'on s'efforce de contempler ce qui est dit à propos des choses. L'expression "mal de dents inconscient" pourrait ainsi nous faire penser que l'on vient de faire une étonnante découverte, une découverte stupéfiante en quelque sorte pour notre compréhension; ou peut-être sera-t-on fortement étonné par cette expression (ce fameux étonnement du philosophe) et nous nous demanderons: "Un mal de dents inconscient, comment cette chose-là est-elle possible?" Vous serez alors tenté de déclarer que ce "mal de dents inconscient" est impossible, mais un homme de science vous dira que la chose existe, car la preuve en a été faite, et il vous le dira: " Voyons, la chose est simple: il y a d'innombrables faits dont vous n'avez pas connaissance, et il existe ce mal de dents que vous ne connaissiez pas, on vient juste de le découvrir." Sur quoi vous ne sera pas satisfait, mais vous ne saurez quoi répondre. Ce sont des problèmes de ce genre qui opposent constamment philosophes et savants" (p.77-78 Tel Gallimard)
Application: ce qui est proprement incroyable, c'est l'idée qu'un désir (défini en tant qu'état subjectif et non pas en tant que comportement) puisse être tout à fait inconscient pour le sujet qui le ressent (c'est exactement comme si on avait une rage de dents sans s'en apercevoir). En revanche si on comprend "désir inconscient" sur le modèle de "mal de dents inconcient" (= carie indolore), on identifie alors le désir inconscient à un état objectif (du cerveau ?) disposé à causer un désir ressenti. L'étonnement a disparu. En somme le problème est de savoir si la psychanalyse est vraiment étonnante à cause des choses auxquelles elles se réfèrent (imaginez qu'on vous dise qu'un célibataire marié, ça existe vraiment et que la personne en question est réellement célibataire et réellement mariée !) ou à cause des expressions qu'elle utilise.
Dernière précision: l'étonnement du philosophe wittgensteinien est radicalement différent de l'étonnement conceptualisé par Aristote au début de la Métaphysique (A 2). Alors que chez Aristote, il est ressenti par rapport à la réalité et par là même est le moteur d'une connaissance de celle-ci, chez Wittgenstein, il est ressenti par rapport à ce qui est dit de la réalité et il pousse à clarifier les manières de parler. Wittgenstein l'écrit explicitement: la philosophie s'efforce de contempler ce qui est dit à propos des choses.

Commentaires

1. Le mercredi 16 septembre 2009, 16:15 par Elias
Est-ce qu'il ne faudrait pas distinguer le cas du mal de dent, de celui du désir, et plus généralement le cas des états sensibles et celui des états intentionnels? On répugne d'avantage à qualifier les premiers d'inconscient que les seconds, et je crois me souvenir que David Rosenthal (dans un des articles publiés dans le recueil de Philosophie de l'esprit chez Vrin) discute séparément l'application du qualificatif inconscient à ces deux types d'états mentaux. D'ailleurs il rappelle que pour Freud ce qui est à strictement parler inconscient ce sont les représentations et non les affects.
2. Le mercredi 16 septembre 2009, 17:07 par philalèthe
En effet c'est très choquant de parler d'un mal de tête inconscient alors que se référer à une jalousie inconsciente est problématique seulement. On pourrait le dire autrement: avoir mal implique savoir qu'on a mal (quand je dis que je sais que j'ai mal, je dis d'une autre manière que j'ai mal, pour répondre par exemple à quelqu'un qui douterait de ma douleur, je veux dire alors quelque chose comme "j'ai vraiment mal"), en revanche être jaloux ne semble pas impliquer de la même manière savoir qu'on l'est. "J'étais jaloux mais je ne le savais pas". On peut comprendre ceci de deux manières: soit on se réfère à quelque chose d'intérieur - psychologiquement- qu'on n'aurait pas découvert-, soit on se réfère à une conduite extérieure dont on n'avait pas pris conscience (mais en se rappelant de ce qu'on a fait, en écoutant les autres parler de nous, on juge pertinent de se décrire rétrospectivement comme jaloux.) La manière de voir wittgensteinienne prend position pour le deuxième élément de l'alternative. Du coup, ce n'est pas choquant de parler de jalousie inconsciente.
Reste la question: pourquoi c'est inadmissible de parler de rage de dent inconsciente ? D'abord, comme le texte de Wittgenstein le précisait, c'est juste inadmissible relativement à un usage ordinaire des mots; et ensuite c'est parce que dans la grammaire du mot douleur, il y a par définition (logiquement, analytiquement) l'idée qu'une douleur se ressent, comme un carré a 4 côtés. Dans la grammaire de jalousie en revanche, il y une tension entre l'idée que c'est un état qui se dit et que c'est un état qui se montre. Si la jalousie est pensée comme essentiellement quelque chose qui se dit (aux autres et à soi), l'idée d'une jalousie inconsciente est absolument irrecevable. En revanche si c'est quelque chose qui se montre, c'est autorisé de dire qu'un homme ne sait pas ce qu'il montre, d'où la jalousie inconsciente. Par exemple si je dis qu'un très jeune enfant est jaloux, je veux juste dire qu'il se comporte jalousement, je ne veux pas dire qu'il ressent un état psychologique identique à ce que je ressens quand je suis jaloux mais que lui il ne le sait pas (il ne l'aurait pas encore découvert en lui).
3. Le jeudi 17 septembre 2009, 17:26 par Elias
Concernant la troisième manière de parler évoquée dans le titre de votre article, il y a un magnifique exemple que j'aime donner à mes élèves, c'est une formule de Prochiantz :
"Mon cerveau sait ce que je pense, mais je ne sais pas ce que pense mon cerveau"
Ce type de formule pose un problème un peu différent des deux premières, c'est celui du sophisme de l'homoncule. Je sais que des wittgensteiniens en ont parlé (A. Kenny) mais je ne sais pas trop où ils font passer la frontière entre l'usage recevable de ce type d'expression et un usage qui crée des faux-problèmes philosophiques. En première approche j'aurais tendance à penser que le fait d'appliquer la stratégie intentionnelle à des composantes sub-personnelles (pour parler comme Dennett) n'est pas en soi problématique, manifestement les problèmes apparaissent quand on met en relation dans une même phrase la personne et une de ses composantes (son cerveau, son inconscient) en leur appliquant simultanément des termes intentionnels. Ce que je ne vois pas bien, c'est quelle règle d'utilisation de la stratégie intentionnelle il faudrait se donner pour éviter qu'elle produise des formules qui semblent inintelligibles.
4. Le jeudi 17 septembre 2009, 22:08 par philalèthe
Attribuer au cerveau toutes les capacités de l'homme dans le but d'expliquer ces mêmes capacités ("c'est le cerveau qui croit en Dieu" titrait une revue scientifique il y a quelques années) n'est acceptable que si c'est métaphorique, autrement dit, si on est mesure par exemple d'établir les conditions neuronales des conduites religieuses. Sinon, c'est à mes yeux un énoncé aussi inintelligible que "ce n'est pas moi qui ai faim, c'est mon estomac" ou "c'est mon estomac qui sait quand je dois manger" etc. On peut se demander pourquoi on est porté à attribuer à un organe - le cerveau - des capacités caractéristiques de l'homme, comme avoir des croyances religieuses. Je m'appuierai avec beaucoup de liberté ici sur les travaux de Vincent Descombes
pour formuler l'idée suivante: croire, savoir , classer, déchiffrer, interpréter etc ont été tellement identifiés à des processus intérieurs de l'esprit et tellement privés de leurs conditions sociales et institutionnelles d'existence qu'il est facile alors de les attribuer à quelque chose d'intérieur au corps, précisément ici le cerveau.
5. Le jeudi 17 septembre 2009, 22:47 par Elias
Ma connaissance de la position wittgensteinienne sur le problème tient à des souvenirs de la lecture de la Denrée mentale, pas à une connaissance de première main de Wittgenstein...
Il me semble que la position de Descombes revient à faire cerveau un organe comme les autres : au fond les expressions comme "mon cerveau pense" devraient être traitées comme "ma main écrit". J'ai tendance à penser que si les formules à l'intelligibilité douteuse dont nous parlons fleurissent à propos du cerveau et non des mains ou des pieds, ce n'est pas par hasard, mais parce qu'on pressent que le cerveau entretient avec le tout de la personne une relation privilégiée par rapport aux autres parties.
6. Le vendredi 18 septembre 2009, 00:46 par Cédric Eyssette
Deux petites remarques sur cette citation de Wittgenstein :
« Vous serez alors tenté de déclarer que ce "mal de dents inconscient" est impossible, mais un homme de science vous dira que la chose existe, car la preuve en a été faite »
1°) « vous serez alors tenté de déclarer »
Wittgenstein semble présupposer que pour le sens commun il ne peut pas y avoir de douleur inconsciente.
Des travaux récents de philosophie expérimentale permettent de remettre en cause cette idée-là.
cf. par exemple le document suivant (p.16) : http://www.justinsytsma.com/files/M...
2°) « un homme de science vous dira que la chose existe »
Une illustration récente de cette affirmation :
http://www.newscientist.com/article...
(Source : l'excellent blog de Richard Chappell - http://www.philosophyetc.net/2009/0... )
7. Le vendredi 18 septembre 2009, 14:52 par philalèthe
Merci beaucoup Cédric pour ces liens.
Elias, voici donc un texte de Wittgenstein sur le rapport cerveau / pensée:
" Si l'on nous demande encore de localiser la pensée, nous ne verrons pas d'autre lieu à désigner que le papier sur lequel nous écrivons, ou la bouche qui est en train de parler. Et s'il nous arrive de désigner la tête ou le cerveau comme "le siège de la pensée", cette localisation prend pour nous un sens différent. Essayons de voir pourquoi la tête passe pour être le siège de la pensée. Il n'est pas dans notre intention de critiquer cette expression ou de montrer qu'elle est impropre. Mais nous devons bien comprendre sa structure, sa grammaire, voir par exemple quel rapport peut avoir cette logique grammaticale avec celle d'expressions comme "la bouche exprime la pensée" ou "la pensée a besoin d'un crayon et d'une feuille de papier". La raison principale qui nous incline à localiser la pensée dans le cerveau est sans doute que nous utilisons, concurremment avec les termes "pensée" ou "penser", les termes "parler", "écrire" qui décrivent une activité corporelle, ce qui nous amène à considérer la pensée comme une activité analogue. Lorsque des termes du langage courant présentent au premier abord une certaine analogie dans leur fonction grammaticale, nous avons tendance à les comprendre dans un même système d'interprétation: autrement dit, nous nous efforçons à tout prix de maintenir l'analogie. "La pensée, disons-nous, est autre chose que la phrase, car une même pensée s'exprimera en français et anglais dans des termes tout différents." Toutefois, du fait que nous pouvons voir où se trouvent des phrases, nous cherchons un lieu où se trouverait la pensée. (C'est un peu comme si, sur un échiquier, nous voulions déplacer le Roi en appliquant les règles du jeu de Dames.) "Mais la pensée, direz-vous, existe; ce n'est pas un "rien"." A cela on peut simplement répondre que nous n'utilisons pas du tout le mot "pensée" de la même façon que le mot "phrase".
Serait-il donc absurde de parler d'un lieu où se situerait la pensée ? Nullement. Mais l'expression n'a d'autre sens que celui que nous entendons lui attribuer. Quand nous disons: "Le cerveau est le lieu où se situe la pensée.", qu'est-ce donc que cela signifie ? Simplement que des processus physiologiques sont en corrélation avec la pensée, et que nous supposons que leur observation pourra nous permettre de découvrir des pensées. Mais quel sens pouvons-nous donner à cette corrélation, et en quel sens peut-on dire que l'observation du cerveau permettra d'atteindre des pensées ?
Sans doute pouvons-nous avoir l'idée que la correspondance a été constatée expérimentalement. Imaginons donc ce genre d'expérience. Il s'agit d'observer le cerveau d'un sujet qui est en train de penser. Mais l'explication risque d'être insuffisante du fait que l'observateur ne connaîtra qu' indirectement les pensées, par l'intermédiaire du sujet qui doit d'une façon ou d'une autre les exprimer. Afin d'écarter l'objection, supposons que le sujet et l'observateur ne font qu'un, un homme qui pourrait regarder dans un miroir, par exemple, ce qui se passe dans son cerveau. (L'image simpliste ne saurait nuire à la force logique de l'argumentation.)
Mais qu'observe alors le sujet ? Un phénomène unique ou deux phénomènes séparés ? (Et ne me dites pas qu'il observe le même phénomène sous sa double apparence, interne et externe, car la difficulté ne disparaît pas pour autant. Mais nous reprendrons plus loin cette question de l'intérieur et de l'extérieur.) L'observation porte sur un rapport entre deux types de phénomènes. L'un, que l'on nommera "pensée": une série d'images, d'impressions, ou une série de sensations visuelles, tactiles, cinesthésiques, éprouvées en écrivant une phrase ou en prononçant des paroles; et, d'autre part, un phénomène d'une autre sorte: la vue des contractions ou des mouvements cellulaires du cerveau. Certes nous pouvons dire qu'il s'agit dans les deux cas d'un processus "d'expression de la pensée"; mais on conviendra qu'il faut éviter éviter de demander: "Mais où se trouve donc la pensée ?" Cependant, si nous utilisons l'expression "le cerveau est le siège de la pensée", sachons bien qu'il s'agit là d'une hypothèse que seule l'observation de la pensée dans le cerveau serait à même de vérifier.
On oublie trop aisément que l'on peut donner des sens fort différents à la "localisation", et qu'il existe dans le langage courant diverses façons de donner une place aux choses. Ainsi a-t-on pu dire que l'espace visuel est situé dans la tête de l'observateur, et je pense qu'on n'a pu le dire que par une sorte d'abus de la logique grammaticale du langage.
Je dis: "Dans mon champ visuel l'image de l'arbre est située à droite de celle de la tour"; ou bien "je vois l'image d'un arbre au centre de mon champ visuel ?" Si ce "où" cherche à déterminer un lieu dans un sens identique à celui de la localisation de l'arbre, je dois vous faire remarquer que cette question ne présente encore aucun sens, ou plutôt qu'il s'agit d'une assimilation verbale dont les termes ont été insuffisamment analysés.
En disant qu'un abus de langage est à l'origine d'une localisation du champ visuel dans le cerveau, je ne prétends pas que cette façon de s'exprimer ne saurait avoir de sens. Il serait aisé d'imaginer une expérience qui justifierait l'usage de cette expression. Supposons qu'au moment où je regarde dans cette pièce divers objets, on attouche avec une sonde les circonlocutions de mon cerveau, et qu'à l'instant où l'instrument porte sur un point particulier, une portion du champ visuel se trouve voilée. On pourrait établir ainsi une corrélation entre les parties de l'espace visuel et certains points du cerveau, et l'on pourrait dire que le champ visuel se trouve localisé dans un certain espace. Si l'on me demande à présent, comme dans le cas précédent: "Où voyez-vous le livre ?" je pourrai répondre encore: "à droite du crayon" ou " sur la partie gauche de mon champ visuel" ou encore "à quatre centimètres derrière ma pupille gauche"."
C'est dans Le Cahier bleu (p.53-56 Tel Gallimard).

mardi 8 septembre 2009

Socrate vu par Sénèque (1)

C’est dans la Consolation à Marcia (XXII 2) que Sénèque mentionne Socrate pour la première fois. Il s’agit pour lui de défendre la thèse suivante : en mourant jeune, le fils de Marcia a échappé à des maux innombrables dont il aurait eu à souffrir, même en étant un homme irréprochable. Au personnage de Socrate est associé le malheur de l’emprisonnement :
« Ajoute les incendies, les écroulements d’édifices, les naufrages et les tortures que vous infligent les médecins lorsqu’il vous déchirent vivants pour aller chercher vos os, plongent leurs mains dans vos chairs palpitantes, ou soignent vos parties honteuses au prix de souffrances sans nombre. Et puis il y a l’exil : ton fils n’était pas plus intègre que Rutilius ; la prison : il n’était pas plus sage (sapiens) que Socrate ; le suicide : il n’était pas plus vertueux que Caton » (p.35 éd. Veyne).
L’association Socrate / prison va régulièrement être reproduite au cours de l’œuvre : Consolation à Helvia (XIII 4), La vie heureuse (XXVI 4), La tranquillité de l’âme (XVI 1) Lettres à Lucilius (III 24 4, VIII 71 16-17). Elle reste néanmoins peu fréquente et en concurrence avec l’association Socrate / poison (La providence III 4, 12-13, Lettres à Lucilius III 13 14, VII 67 7, XVI 98 12). On peut s’étonner de la pauvreté des références aux malheurs de Socrate, mais à l'image de ce qu'il fait dès le premier texte dans la Consolation à Marcia, Sénèque ne prend Socrate que comme un exemple parmi d’autres du type « homme irréprochable accablé par la Fortune » (à part Caton et Rutilius déjà mentionnés, les autres compagnons d’infortune de Socrate sont par ordre chronologique d’apparition : Mucius – le feu -, Fabricius –la pauvreté -, Régulus –la torture -, Pompée et Cicéron : l’exécution, Métellus – l’exil -)
On devinera qu’une telle référence à Socrate prend bien vite l’allure d’une ritournelle un peu ennuyeuse. De l’ensemble, je tire cependant deux passages convergents qui méritent d’être connus.
Le premier est extrait de la Consolation à Helvia :
« Vois cependant Socrate : du même visage qui naguère à lui seul avait annulé trente tyrans, il franchit le seuil de sa prison, séjour d’ignominie, qu’il allait purifier de sa présence. Car une prison où était Socrate, ce n’était plus une prison (c’est ainsi que Noblot a traduit : « Socrates tamen eodem illo vultu quo triginta tyrannos solus aliquando in ordinem redegerat carcerem intravit, ignominiam ipsi loco detracturus ; neque enim poterat carcer videri in quo Socrates erat ») – on trouve le texte français dans l’éd.Veyne p.64-65.
Le second appartient à La vie heureuse :
« Voici que Socrate, de cette prison qu’il a purifiée en y entrant (ex illo carcere quem intrando purgavit) et qu’il a rendue plus honorable que tout sénat (omnique honestiorem curia reddidit) proclame etc " - Sénèque lui fait alors prendre position contre les supersitions religieuses.
Sénèque défend donc la thèse suivante : la valeur d’un lieu (carcer = la prison, curia = le sénat) ne lui est pas intrinsèque, elle est relative à la valeur des occupants de ce lieu. Ou plus précisément chaque lieu a deux valeurs : l’une fixée par la valeur ordinaire de ses occupants ordinaires, l’autre fixée par la valeur extraordinaire de ses occupants extraordinaires. Ce qui permet occasionnellement de penser la prison comme un lieu honorable et le sénat comme un lieu infâme. Je reconnais que je brutalise un peu le texte car Sénèque se contente d’affirmer que la prison socratique a plus de valeur que le sénat, ce qui ne revient pas à soutenir que sénat et prison échangent leur valeur. Reste que le lecteur, fidèle au raisonnement de Sénèque, est porté à penser que les lieux institutionnellement nobles peuvent donc être aussi humainement ignobles.
Ces deux passages sont les seuls dans toute l’œuvre où Sénèque se réfère ainsi à la dimension transfiguratrice de la présence physique de Socrate (à ma connaissance il ne dote aucun autre grand homme de cette propriété). Je pense cependant qu’une condition nécessaire de cette opération est le fait que Socrate soit seul dans la prison.
Pour dire cela, je m’appuie sur un passage de la septième lettre à Lucilius auquel j’ai déjà consacré un billet. Sénèque y insiste sur la fragilité de Socrate, qu’il partage avec d’autres hommes excellents :
« Un Socrate, un Caton, un Lélius auraient pu, sous la poussée d’une multitude, à eux si peu semblable, quitter leurs principes » (éd Veyne p.614)
La fonction purgative s’exerce donc de la personne au lieu et non de la personne aux autres personnes. Même si la présence du maître éclaire de manière décisive par son mode de vie les disciples (cf la lettre VI 6), leur transformation n’est en aucun cas – à la différence de celle du lieu – immédiate : elle requiert l’effort continu de se hisser à sa hauteur.

lundi 31 août 2009

La métaphore du peintre chez Sénèque et Sartre.

La manière dont Sénèque et Sartre comparent la conduite de la vie à la réalisation d'une peinture est très significative.
Sénèque (Lettres à Lucilius VIII 71 2): " Chaque fois que tu voudras savoir ce qu'il faut fuir et rechercher, tourne tes regards vers le souverain bien, idéal de toute ta vie. Il faut, en effet, que toutes nos actions lui soient conformes: on n'ordonnera le détail (singula) que si l'on a déja sur la vie une vue d'ensemble (vitae suae summa proposita), Jamais peintre , eût-il ses couleurs toutes prêtes, n'attrapera la ressemblance, s'il ne s'est pas fixé à l'avance sur ce qu'il veut représenter." (trad. Noblot éd.Veyne p.785)
Sartre (L'existentialisme est un humanisme 1945): "Disons plutôt qu'il faut comparer le choix moral avec la construction d'une oeuvre d'art (...) L'exemple que j'ai choisi n'est qu'une comparaison. Ceci dit, a-t-on jamais reproché à un artiste qui fait un tableau de ne pas s'inspirer des règles établies a priori ? A-t-on jamais dit quel est le tableau qu'il doit faire ? Il est bien entendu qu'il n'y a pas de tableau défini à faire, que l'artiste s'engage dans la construction de son tableau, et que le tableau à faire c'est précisément le tableau qu'il aura fait; il est bien entendu qu'il n'y a pas de valeurs esthétiques a priori, mais qu'il y a des valeurs qui se voient dans la cohérence du tableau, dans les rapports qu'il y a entre la volonté de création et le résultat. Personne ne peut dire ce que sera la peinture de demain; on ne peut juger la peinture qu'une fois faite." (éd. Nagel p.75-76)
La différence radicale des deux passages reflète autant un mouvement interne de la philosophie (discrédit du concept de Souverain Bien, qui se réduit chez Sartre à n'être qu'un produit de la mauvaise foi) qu'une évolution de l'art (disqualification de la mimesis: ce n'est pas un hasard si dans les lignes qui suivent le passage cité, Sartre se réfère à Picasso; "période de rupture continue" - pour reprendre l'expression de Bourdieu dans L'amour de l'art1969 éd. de Minuit p.78).
A signaler qu'on trouve déjà chez Platon (République 500 d) la métaphore en question mais elle a alors une dimension politique qui fait défaut au texte cité de Sénèque:
" Nous affirmons qu'une cité ne connaîtra jamais autrement le bonheur si l'esquisse n'en a été tracée par ces artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin" ( éd. Brisson 2008 p. 1666).

Commentaires

1. Le mardi 1 septembre 2009, 07:49 par VS
J'ai rêvé ou j'ai vu passer ici un index concernant Sartre?

samedi 29 août 2009

Sénèque et Wittgenstein.

Je découvre dans le De beneficiis (Des bienfaits) de Sénèque un passage étonnant.
Il traite du problème suivant : peut-être son propre bienfaiteur ?
Sénèque argumente d’abord en faveur d’une réponse positive mais ce qui me surprend, c’est qu’il s’appuie pour cela sur les manières courantes de parler, ce qui me fait penser à ce qu’on appellera plus tard la philosophie du langage ordinaire (Austin) :
« Ce qui justifie en apparence cette question, ce sont les faits suivants :
« Nous avons l’habitude de dire : « je me rends grâces » et « je ne puis me plaindre de moi » et « je m’en prends à moi » et « je saurai me punir » et « je m’en veux » (…) Si un dommage véritable, dit-on, me peut venir de moi, pourquoi pas aussi un bienfait ? (…) Innombrables sont les cas où le langage usuel nous scinde en deux personnes ; nous disons : « Laisse-moi m’entretenir avec moi-même » et encore « je vais me tirer l’oreille ». Si ces expressions et les autres sont exactes, autant que de s’en vouloir à soi-même on est tenu de se rendre grâces aussi. » (trad. Noblot p.510 éd. Veyne)
Mais finalement Sénèque va soutenir la réponse négative; sans jamais le dire explicitement, il met en relief que donner implique la société, les relations sociales et les institutions :
« Débiteur suppose prêteur, comme le mari suppose la femme, comme un père suppose fils ou fille. Il faut que quelqu’un donne pour que quelqu’un reçoive. Ce n’est ni donner ni recevoir que de faire passer de sa main gauche en sa main droite. Nul ne se porte lui-même pour autant qu’il remue et déplace son corps ; nul, pour autant qu’il ait plaidé sa cause, ne passe pour s’être lui-même assisté, ni ne s’élève de statue comme à son défenseur ; un malade, lorsque ses soins lui ont rendu la santé, ne prélève sur lui-même aucun salaire. Ainsi en un ordre quelconque d’activité, eût-on pris pour soi-même quelque utile mesure, on ne sera pas tenu pour cela de s’acquitter envers soi, vu qu’on n’aura personne envers s’acquitter. Quand même je t’accorderais qu’on est parfois son obligé, le bienfait est aussitôt reçu comme rendu. Ma caisse, comme on dit, est celle où j’emprunte, et comme une balle à jouer, la créance au même instant va et vient ; et en fait il n’y a pas une personne autre pour donner que pour recevoir, mais une seule et même personne. Ce mot « dette » n’est de mise qu’entre deux personnes : comment, dès lors, s’appliquera-t-il logiquement à une seule, qui en s’obligeant se libère. Dans un objet rond, dans une balle il n’y a ni bas ni haut, ni fin ni commencement, parce que le mouvement bouleverse l’ordre, met ce qui était derrière en avant et fait monter ce qui descendait ; la partie, de quelque manière qu’elle ait évolué, est ramenée au même point. Tu peux considérer que pour l’homme il en va de même ; quand tu auras diversifié son rôle de cent façons, c’est toujours lui. S’est-il frappé, il n’a personne à poursuivre pour sévices ; s’est-il enchaîné, emprisonné, il ne sera soumis à aucune sanction pour violence ; s’est-il fait du bien, il l’a rendu immédiatement à l’auteur. La nature, dit-on, ne subit aucune perte parce que tout ce qui lui est arraché retourne à elle et rien ne saurait disparaître, faute d’un lieu où s’aller perdre, mais rentre dans la masse d’où il est détaché. « Quel rapport, dis-tu, entre cet exemple et le problème posé ? » Je vais te le dire. Supposons que tu sois ingrat : le bienfait n’est pas perdu, il reste aux mains de son auteur ; supposons que tu ne veuilles pas qu’il te soit rendu ; il est chez toi avant restitution. Tu ne saurais faire aucune perte, puisque ce qui t’est enlevé ne laisse pas d’être acquis pour toi. C’est en toi que tout circule ; recevoir revient à donner, donner à recevoir. » (p.511)
Ce texte me fait penser à la critique qu’Elisabeth Anscombe fait de la conception kantienne du sujet législateur de lui-même :
« Kant introduces the idea of « legislating for oneself », which is as absurd as if in these days, when majority votes command great respect, one were to call each reflective decision a man made a vote resulting in a majority, which as a matter of proportion is overwhelming, for it is always 1-0. The concept of legislation requires superior power in the legislator.” (Modern moral philosophy 1958)
Mais bien plus directement, c’est un texte de Wittgenstein qui fait écho au texte de Sénèque :
« Pourquoi n’est-il pas possible que ma main droite donne de l’argent à ma main gauche ? - Ma main droite peut en mettre dans ma main gauche. Ma main droite peut écrire un acte de donation, et ma main gauche un reçu – Mais les conséquences pratiques n’en seraient pas celles d’une donation. Lorsque la main gauche aura pris l’argent que lui tend la main droite, etc, on se demandera : « Et alors ? » Et on pourrait poser la même question si quelqu’un s’était donné à lui-même l’explication privée d’un mot, je veux dire, s’il s’était donne à lui-même un mot, tout en dirigeant son attention sur une senation » (Recherches philosophiques §268)
Sans faire le lien avec ce texte de Sénèque, pourtant en un sens prophétique, si on me permet la grandiloquence un peu ridicule de l’expression, Vincent Descombes, commentant précisément le texte cité de Wittgenstein, écrit :
« Ainsi, le verbe « donner » ne conserve pas son sens ordinaire lorsqu’il est employé sous une forme réfléchie. Quelqu’un qui se donne à lui-même quelque chose ne se fait pas, à proprement parler, un cadeau. Donner à dîner à quelqu’un est un acte typiquement social. Pourtant, nous savons qu’il peut arriver ceci : ce soir Lucullus dîne chez Lucullus. Ce fait explique, certes, les préparatifs d’un festin qui, chez d’autres, signaleraient qu’on attend les invités à dîner. Lucullus est un gourmet qui tient à faire un aussi bon repas que s’il devait honorer des hôtes. Il est donc possible d’être aussi bien traité chez soi qu’un invité de marque, mais cela ne fait pas, malgré tout, que Lucullus puisse s’inviter lui-même à dîner. On ne saurait dire que Lucullus entretient des rapports d’hospitalité avec lui-même » (Le complément du sujet 2004 p.313).
Cette analyse contemporaine ratifie tout à fait celle de Sénèque, près de 2000 ans avant.

Commentaires

1. Le dimanche 30 août 2009, 14:41 par Cédric Eyssette
Merci beaucoup pour ces rapprochements judicieux !
Le texte de Sénèque me fait également penser à la discussion contemporaine sur la question des torts, des dommages que l'on peut causer à soi-même.
(« S’est-il frappé, il n’a personne à poursuivre pour sévices ; s’est-il enchaîné, emprisonné, il ne sera soumis à aucune sanction pour violence »)