jeudi 24 février 2005

Exit Antisthène.

Diogène Laërce n’a pas laissé d’œuvre, même s’il a rendu l’immense service d’écrire une sorte d’encyclopédie de ce qu’on savait au 3ème siècle sur les plus anciens philosophes. Néanmoins il lui plaisait d’inclure de temps en temps dans ses compilations anonymes des compositions de facture personnelle. Ainsi, à la fin du texte qu’il consacre à Antisthène, il dédie ces quelques lignes à sa mémoire :
« Tout au long de ta vie, Antisthène, tu étais un chien d’une nature telle que tu pouvais mordre les cœurs en paroles, sinon à belles dents. Et pourtant tu es mort de phtisie. Certains n’en diront peut-être pas moins : Eh quoi ? Il faut bien de toute façon que quelqu’un nous guide vers l’Hadès. » (VI, 19)
Comme si la mort du cynique avait l’allure d’une revanche au nom de tous ceux qu’il avait attaqués. Comme si prendre le sage pour modèle devenait dérisoire à la lumière de la disparition fatale. On pourrait répondre à Laërce qu’Antisthène ne prétendait pas accéder à l’immortalité mais visait seulement une autre manière de vivre sa vie. Vivre sa vie de manière à ne pas regretter de l’avoir vécue comme on l’a vécue. Puis-je ainsi interpréter ce court passage, rapporté aussi par Diogène ?
« Quel est, lui demandait-on, l’idéal du bonheur pour un homme ? « Mourir heureux. » (VI, 5)
Mais est-il mort heureux ? Ce que nous apprend l’empereur Julien dans ses Discours, c’est qu’il était « aux prises avec une maladie grave et pratiquement incurable » mais le texte de Laërce assure qu’il la supportait. De quelle manière ? Ici le traducteur le plus savant, Léonce Paquet, le montre médiocrement héroïque : « avec plus ou moins de vigueur » et la raison qu’il donne de sa résistance est toute humaine, bien ordinaire : c’est son « attachement à la vie ». Robert Genaille, qui va jouer ici le rôle souvent ingrat que j’ai attribué quelquefois à Henri Clouard quand je disséquais Lucrèce, embellit ses derniers instants en écrivant :
« Il sembla d’ailleurs supporter son mal en patience, par philosophie. »
Mais enfin, même si le degré de son endurance reste indéterminable, Antisthène continue d’être ce pédagogue en gestes ( en poses, diront les adversaires ) qu’il a toujours été, dans une scène qui ne peut pas ne pas me faire penser à l’euthanasie et au suicide assisté. Diogène, le disciple désormais, et non plus le tardif compilateur, « vint le voir muni d’un poignard ; Antisthène s’écria : « Qui donc me délivrera de mes tourments ? » « Ceci », reprit Diogène en lui montrant son poignard. Et Antisthène : « J’ai dit de mes tourments, non de ma vie. » (D.L. VI, 18) Cette fin, bien peu chrétienne, ne devait, elle, guère plaire au père Clément d’Alexandrie ! Ce désir d’en finir non avec la vie mais avec la peine paraît en plus en contradiction avec l’affirmation de la valeur de la souffrance à l’image non du Christ mais d’Hercule. Qu’en penser ? Ce qui fait le prix de la souffrance, c’est qu’ elle accompagne un exercice volontaire. Elle annonce alors l’accroissement de la puissance et la bonne jouissance qui vient après l’effort. Mais rien ne sauve de la condamnation la douleur qui brise et affaiblit. Alors, pourquoi refuser le suicide ? Parce qu’il est bon de montrer qu’on a tout de même assez de force pour supporter les attaques de la maladie, quoiqu’elles soient stériles. Patient professeur, qui dans les derniers moments de sa vie, montre la force de ses convictions. Je comprends mieux maintenant le tardif disciple stoïcien, Epictète, qui dans ses Entretiens mettait en garde ses propres élèves contre la tendance à prendre pour la vie authentiquement philosophique la répétition servile des paroles des philosophes :
« Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d’abord, et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis. »
J’arrête : j’ai déjà beaucoup trop vomi Antisthène...

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