dimanche 6 mars 2005

Cratès (1) : le maître d'un Maître.

On ne sait pas de qui Cratès a été le disciple, de Diogène ou de Bryson d’Achaïe, mais ce qui est sûr, c’est qu’il a été le maître de Zénon. Or, ce Zénon n’est rien de moins que le fondateur d’une gigantesque philosophie, le stoïcisme. Mais il a d’abord été un élève sans audace :
« Un jour, à son disciple Zénon de Citium, il donna un pot de lentilles à porter, mais Zénon, par respect humain, cherchait à se dissimuler dans la foule. Cratès frappa alors de son bâton le pot qu’il mit en pièces : les lentilles se mirent à couler sur les jambes de Zénon et ce dernier en devint rouge de honte. « Rassure-toi, mon petit Phénicien, lui dit aussitôt Cratès, ce n’est rien de si terrible, ce ne sont que des fèves. » (Gnomologium Vaticanum, 384)
Cela fait en effet partie de l’éducation cynique d’habituer le disciple à faire des choses que l’on juge ordinairement indignes. J’imagine que dans ce cas Zénon accomplit une tâche réservée aux esclaves. La finalité de tous ces exercices est de convaincre le disciple qu’en réalité la seule chose à ne pas faire absolument est le mal mais ce dernier est en réalité facile à faire puisqu’il apparaît dès qu’on ne limite plus ses désirs à la satisfaction simple des besoins naturels. Dans la même perspective, Cratès s’est illustré en pratiquant la pédagogie du pet, si on peut dire. Celui qui reçoit la leçon n’est plus le jeune Zénon, mais Métroclès, le beau-frère de Cratès :
« Métroclès de Maronée, frère d’Hipparchia, fut d’abord un élève de Théophraste le Péripatéticien. Celui-ci l’abîma à ce point qu’un jour Métroclès, ayant lâché un pet au beau milieu d’un exercice oratoire, en fut si honteux qu’il s’enferma chez lui, décidé à se laisser mourir de faim. En apprenant cela, Cratès vint le voir, comme on l’avait invité à le faire, et non sans avoir, à dessein dévoré un plat de fèves ; il tenta d’abord de le convaincre en paroles qu’il n’avait commis aucun délit : il aurait en effet été bien étonnant que les gaz ne se soient pas échappés comme le veut la nature. En fin de compte, Cratès se mit à péter à son tour et réconforta ainsi Métroclès en lui fournissant la consolation de l’imitation de son acte. A partir de ce jour, Métroclès se mit à l’école de Cratès et il devint un homme de valeur en philosophie. » (D.L., VI, 94)
Je suis d’abord surpris de voir dans le rôle de brutal sodomite l’illustre Théophraste, à qui Aristote a confié, à sa mort, la direction du Lycée, mais ce qui ne m’étonne pas en revanche, c’est la condamnation toujours récurrente chez les cyniques de l’homosexualité passive (je n’ai encore jamais lu dans les textes cyniques de dépréciation de l’homosexualité en tant que telle mais en revanche nombreuses sont les anecdotes qui mettent en scène la dérision des « efféminés »). Maintenant je ne sais pas si Métroclès a eu raison d’être convaincu par la pétomanie cratèsienne, car ce dont il avait eu honte, c’était de ne pas s’être contrôlé dans une situation où il l'aurait dû au plus haut point. Or, Cratès prétend le consoler non en se laissant aller à son tour mais tout au contraire en faisant exactement ce que Métroclès n’est pas parvenu à faire, c'est-à-dire preuve de volonté. On pourrait même soutenir que, dans le cas de cet exercice, la maîtrise de soi est exemplaire puisqu’elle revient à transformer en pratique volontaire un phénomène naturel (on notera cette étonnante rhétorique où l’anus l’emporte à la fin sur la bouche). Mais Métroclès était encore philosophiquement bien peu rodé et donc rien d’étonnant à ce qu’il ait pris comme maître celui qui maîtrisait ses gaz !

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