Laërce n´ a laissé qu’une dizaine de lignes sur ce disciple renommé de Diogène : il ne rapporte à son propos aucune anecdote savoureuse, il ne lui attribue aucune parole marquante. Il nous dit simplement qu’il a participé à la campagne d’Alexandre le Grand et qu’il a écrit un livre consacré à la formation du conquérant. C’est étonnant : comment peut-on être à la fois un imitateur de Diogène et, en même temps, au service d’un chef militaire ? Les cyniques nous ont habitués à remettre les grands hommes à leur place, pas à les honorer ! Mais à vrai dire, ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce n’est pas le témoignage de Laërce mais celui de Strabon. C’est un géographe grec, plus ou moins contemporain du Christ. Grâce à lui, j’assiste à l’étrange rencontre de deux sagesses, l’une grecque, l’autre indienne. C’est Alexandre qui, envahissant l’Inde, veut voir ces sages. Voltaire donne une image particulièrement brutale de la rencontre :
« Alexandre fit saisir dix philosophes indiens, que les Grecs appelaient gymnosophistes, et qui étaient nus comme des singes. »
Comme c’est le Dictionnaire universel du 19ème siècle (Tome 8, 1872) qui est la source de cette citation, je ne peux malheureusement pas en indiquer la provenance, Pierre Larousse se contentant d’indiquer les auteurs. Mais, malgré cela, je lui sais gré d’avoir rapporté dans le même article cette autre citation d’un certain Ourliac :
« Les gymnosophistes s’arrachaient des poils du menton pour se faire rire. »
Je découvre donc la version ascétique de la chatouille. Larousse, fort anticlérical, n’aimait pas ces moines avant la lettre qui, non contents de s’agacer le menton, « passaient des années entières debout sur un pied au faîte d’une colonne » ou « s’enfonçaient des épines sous les ongles ». Il leur règle leur compte en écrivant cette sèche mise au point :
« Mortifier le corps pour purifier l’âme, c’est finir, comme chacun sait, par les tuer tous les deux. »
J’apprécie la cruauté de la précision: « comme chacun sait ». En revanche, ce qui semble ne pas déplaire à Larousse, qui heureusement à cette époque n’était pas encore que Petit, c’est leur immense orgueil qui du coup limite celui d’Alexandre.
« L’élève d’Aristote avait déjà pu apprécier, par son entrevue avec Diogène, tout ce que peut contenir d’orgueil l’âme d’un philosophe ; il lui était réservé de rencontrer, dans le fond de l’Asie, d’autres Diogène, non moins intraitables et plus dangereux pour son pouvoir. Habile à respecter les croyances des peuples conquis, et à s’emparer de toutes les influences qui pouvaient concourir à consolider son pouvoir, Alexandre manda près de lui les chefs des gymnosophistes, qui, à son approche, s’étaient réfugiés dans des lieux inaccessibles ; mais il les attendit en vain : les intraitables fugitifs dédaignèrent ses promesses comme ses menaces, et lui répondirent de très haut que c’était à l’élève à venir chercher les leçons du maître. »
Alexandre n’ira pas mais enverra le paradoxalement fidèle Onésicrite. C’est précisément cette rencontre que narre Strabon. Le cynique rencontre le sage Calanos et reçoit une leçon de philosophie :
« Quand Calanos vit le manteau, le large chapeau et les bottes qu’Onésicrite portait, il se mit à rire de lui. »
Mauvais signe : c’est ordinairement le cynique qui rit. Il est vrai que ce cynique-là ne porte pas l’uniforme de la secte.
« Il lui enjoignit de se débarrasser de ses vêtements, s’il voulait apprendre, de s’étendre nu sur les mêmes pierres que lui, et d’écouter ainsi ses enseignements. »
Dépouilleur extrême, ce Calanos : au diable le manteau de bure ! Foin du tonneau ! Nu sur la pierre : c’est la nouvelle figure de la sagesse. Cet Onésicrite, déjà fort peu diogénien, a dû se rappeler longtemps l’entretien. Platon a dit de Diogène que c’était Socrate devenu fou, Onésicrite a peut-être pensé que Calanos, c’était Diogène devenu fou ! A fou, fou et demi ! Mais c’est surtout avec Mandanis qu’Onésicrite va apprendre ce qu’est le gymnosophisme. Mandanis lui explique qu’on doit par l’effort libérer l’âme du plaisir et de la douleur. Il s’agit d’entraîner le corps pour donner un surcroît de force aux idées (c’est clair: autant chez les gymnosophistes que chez les cyniques, la gymnastique est spirituelle). Mais Mandanis interroge Onésicrite pour savoir si cette doctrine a cours aussi chez les Grecs et celui-ci met en relief l’importance de la tradition végétarienne :
« Onésicrite lui répondit que Pythagore enseignait ces doctrines, qu’il invitait les gens à s’abstenir de viande, tout comme l’avaient fait aussi Socrate et Diogène, ce Diogène dont lui-même avait été disciple. »
Au moins, Onésicrite, à défaut de briller dans l’exercice du cynisme, a des idées justes. Le cynisme ne tombe pas du ciel. C’est alors que Mandanis donne son avis sur les Grecs :
« Il reprit alors qu’il considérait en général les Grecs comme des gens sensés, mais qu’ils se trompaient sur un point : le fait de mettre la loi au-dessus de la nature. Autrement, ils ne rougiraient pas de se promener tout nus, comme lui, et de mener une vie frugale : le meilleur gîte, à son avis, est celui qui exige le minimum de réparations. »
Au fond, ce que reçoit Onésicrite de Mandalis, c’est une leçon de radicalisme, sans pour autant tout le côté exhibitionniste et agressif du cynisme. Mais il semble qu’Onésicrite ne s’est pas moins intéressé aux gymnosophistes qu’aux animaux, aux plantes et à la géographie des lieux visités par Alexandre. Surprenant courtisan, à la fois militaire, ethnologue et philosophe. Nous le devinons un peu à travers ces textes de Strabon mais celui-ci ne lui faisait guère confiance :
« Plutôt que le pilote en chef, on ferait mieux d’appeler Onésicrite le fantaisiste en chef d’Alexandre. »
C’est peut-être Voltaire qui avait raison : les gymnosophistes ont juste été appréhendés manu militari.