lundi 18 avril 2005

Chrysippe et la vieille femme.

Je m’interroge sur la vieille femme qui accompagne Chrysippe dans sa vie; je ne veux pas la laisser être simplement un trait accidentel dans sa vie, une contingence. J’aimerais lui donner la nécessité d’un personnage dans un roman ou sur une toile, en n’oubliant pas que ces vies, sans doute jamais vécues, sont d’abord écrites. La première fois que Diogène la mentionne, c’est pour en faire un témoin de la fécondité littéraire de Chrysippe :
« Quant à la vieille femme qui était à son service, comme le dit Dioclès, elle prétendait qu’il écrivait chaque jour cinq cents lignes. » (VII, 181)
C’est une servante et je l’imagine sur le modèle de Céleste Albaret qui est attentive aux faits et gestes de Monsieur Proust. Elle l’aurait vu écrire beaucoup et régulièrement. Quoi de plus ordinaire ! Mais est-ce encore elle qui témoigne que Chrysippe, quand il boit, ne s’affaiblit que physiquement ?
« Dans les soirées où l’on buvait, il restait tranquille, bien que ses jambes le fissent tituber ; ce qui amenait la servante à dire : « Seules les jambes de Chrysippe s’enivrent » (183)
Elle s’exprime de manière originale, cette servante, et met bien en évidence, sans le savoir, que Chrysippe n’est tout de même ici qu’un demi Socrate ! Car ce dernier, quand il buvait, restait autant inchangé physiquement que moralement: à la fin du Banquet, après avoir parlé et bu toute la nuit, il est le seul à ne même pas s’assoupir mais à repartir au petit matin aux activités du jour qui commence. Chrysippe, lui, est à moitié homme : s’il boit trop, c’est le corps qui trinque, mais seulement le corps. Cette seule anecdote en dit long sur le stoïcisme : comment rester le même dans un corps qui change au milieu d’un monde qui change, c’est le problème de ces sages. En somme, Chrysippe, c’est l’incarnation d’une impossibilité logique : l’ivresse sobre ou la sobriété ivre. Il y aura d’autres figures du même type comme l’ému apathique ou le compatissant froid. Mais, à dire vrai, ce ne sera pas exactement pareil car l’ému apathique sera un apathique dont le devoir est de participer à l’émotion d’un ami par exemple. Il ne sera au fond qu’indifférent, dans le bon sens du terme (c’est un des apports des Stoïciens d’avoir donné un sens à l’expression « indifférence dans le bon sens du terme »). En revanche Chrysippe est réellement ivre et réellement sobre, sauf qu’en étant deux en un, ce n’est pas contradictoire. Chrysippe n’est pas une personne, c’est un esprit dans un corps et quoi de plus ordinaire qu’un phare battu par la mer ! Je reviens à la vieille femme :
« Il semble avoir été quelque peu arrogant. En tout cas, malgré tous les ouvrages qu’il composa, il n’en a dédié à aucun roi. Il se contentait seulement d’une vieille femme, comme le dit Démétrios dans ses Homonymes. » (185)
J’ai donc une définition de la vieille femme : elle était cette personne qui tout au long de sa vie a contenté Zénon. Cela reste énigmatique. Qu’apportait-elle à Chrysippe ? Le contentement s’explique-t-il par son caractère exceptionnel (ce n’est plus Céleste) ou par la simplicité de Chrysippe dont l’exceptionnalité réside dans le fait qu’il se contente de n’importe qui ? Richard Goulet ne choisit pas et préfère présenter lumineusement l’alternative :
« On peut comprendre ou bien qu’il préférait le jugement de cette vieille femme à celui des rois, ou bien qu’il n’avait à son service que cette servante et ne chercha pas à obtenir des puissants des dons qui lui eussent permis d’améliorer son train de vie. » (note 2 p. 904)
J’opte (un peu arbitrairement) pour la première hypothèse : ni l’âge ni la féminité ne sont des obstacles à la sagesse. Reste que son apparition évoque dans ce texte un personnage étrange, entre domestique et ami. Elle est toujours présente, mais jamais intime. Elle l’observe au quotidien mais ne diffuse pas de secrets. Je pense au proverbe. « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre ». Hegel dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire justifie ainsi :
« Ce n’est pas parce que celui-là n’est pas un héros, mais parce que celui-ci n’est qu’un valet. »
Je n’exclus pas que Chrysippe ait été un héros pour la vieille femme : elle était peut-être juste un être raisonnable qui finissait de jouer le rôle de sa vie, la servante d'un philosophe.

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