dimanche 3 avril 2005

Zénon, fêté à Athènes mais fidèle à Kition.

Zénon n’est pas Socrate : alors que celui-ci a été légalement condamné à mort par ses concitoyens, celui-là, presque 140 ans après l’empoisonnement de Socrate, est honoré par l’Etat athénien qui lui offre et une couronne d’or et un tombeau au Céramique, à l’endroit même où l’on enterrait les soldats morts pour la patrie. Alors que Socrate a été accusé de corrompre la jeunesse, Zénon est récompensé pour avoir incité « à la vertu et à la modération ceux des jeunes gens qui venaient se confier à ses soins » selon les termes du décret que Diogène Laërce reproduit (authentiquement d’après les plus récentes études) en VII, 10. Il est félicité aussi pour avoir exhorté ces jeunes gens « aux plus belles choses, ayant offert en exemple à tous sa propre vie qui était en accord avec les discours qu’il tenait. » (trad. de Richard Goulet) Ce n’est pas seulement par sa cité d’adoption que Zénon est fêté mais par le successeur d’Alexandre, Antigone Gonatas, qui lui demande très explicitement de jouer le rôle de conseiller :
« Le roi Antigone au philosophe Zénon : Salut ! Je considère que pour la fortune et la célébrité je mène une vie supérieure à la tienne, mais je suis dépassé par ta pensée et ta culture, ainsi que par le bonheur parfait que tu possèdes. C’est pourquoi j’ai décidé de t’enjoindre de venir chez moi, persuadé que tu n’auras rien à dire contre cette demande. Toi donc, efforce-toi par tous les moyens de me rejoindre, considérant que tu seras le précepteur non de moi seul mais de tous les Macédoniens à la fois. Car il est manifeste que celui qui instruit le prince de Macédoine et le dirige vers les actes de la vertu, entraîne aussi ses sujets à se comporter en hommes de bien. Car tel est celui qui gouverne, tels deviennent – comme il est vraisemblable – dans la plupart des cas aussi ses sujets. » (VII, 7)
A la différence du décret, cette lettre n’est pas jugée authentique. Peu importe, ce qui m’intéresse en elle, c’est qu’elle illustre la conception de la bonne politique telle que Platon la présente dans la République (c’est par la transformation morale du chef de l’Etat que se réalise la meilleure des cités). C’est aussi le fait qu’Antigone offre à Zénon ce que Platon est allé chercher vainement deux fois à Syracuse à la cour de Denys. Mais Zénon refuse de moraliser les Macédoniens et délègue cette tâche à un disciple, Persaios, en invoquant sa grande vieillesse. Le stoïcisme, en la personne de Zénon, ne dérange donc pas les pouvoirs établis. En laissant de côté la référence à un changement de la mentalité athénienne, on peut partiellement expliquer ce trait par une raison doctrinale : mettant au fondement de tous les événements un Destin, une Providence, un Dieu qu’il identifie à la Raison, le stoïcisme justifie toutes les fonctions sociales et ne disqualifie pas intrinsèquement la royauté ; de même qu’il y a des manières déraisonnables de jouer son rôle d’esclave, il y a des exercices insensés du pouvoir royal. Mais cela veut dire que la position de pouvoir, quelle qu’elle soit, n’exclut pas essentiellement de la sagesse celui qui l’occupe. Zénon est donc on ne peut plus honoré : pourtant « Antigone de Caryste dit qu’il ne renonça pas à être citoyen de Kition. En effet, alors qu’il avait contribué à la restauration de l’établissement de bains et que l’on inscrivait sur la stèle « Zénon le philosophe », il demanda que l’on ajouta « de Kition ». » (VII, 13) Comment expliquer un tel attachement à la patrie alors que le stoïcisme est connu pour son cosmopolitisme et qu’il se constitue en partie grâce à l’héritage d’un cynisme qui fait du déraciné un modèle de détachement par rapport aux conventions et aux usages particuliers et donc pour cela pensés comme arbitraires ? Pas question de recourir à une explication psychologique : encore une fois, je lis ses vies non comme des faits et gestes d’hommes de chair et de sang mais comme des doctrines en action. J’imagine donc que jouer Kition contre Athènes, c’est, au fond, analogue à ne pas aller rejoindre Antigone Gonatas, une manière de remettre la grandeur temporelle à sa place. Il ne s’agit pas de mettre au plus haut la ville d’origine ( Zénon n’est pas Barrès !) mais d’empêcher que la ville d’adoption ne se prenne pour le nombril du monde ! (1)
(1) Ajout du 18-10-14 : Plutarque y a vu, lui, une incohérence : " Ce qui est contradictoire et absurde, c'est, qu'après avoir si longtemps maintenu à l'étranger leur personne et leur vie, de garder leurs noms pour leur patrie ; c'est comme si, ayant quitté sa femme pour vivre et dormir avec une autre et ayant eu des enfants de celle-ci, il ne contractait pas mariage avec elle, pour ne pas sembler avoir de tort avec la première." (Des contradictions des Stoïciens, IV, éd. de la Pléiade, p.94)

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