mardi 18 avril 2006

Mais que doit-on donc à Speusippe ?

Laërce se contente d’un paragraphe très court au moment de communiquer l’apport de Speusippe à la connaissance :
« Il fut le premier, à ce que dit Diodore dans le premier livre de ses Mémorables, à considérer ce que toutes les sciences ont en commun et à les mettre le plus possible en relation les unes avec les autres (cette visée synthétique et unificatrice est autant impressionnante que radicalement vide de contenu). Le premier aussi, comme le dit Caineus (?), il dévoila les prétendues doctrines secrètes d’Isocrate (comment comprendre le sens d’un tel dévoilement ? Est-ce une traître transmission à l’extérieur de doctrines ésotériques ? Une reprise à son compte bien malhonnête d’un savoir élaboré par un autre plus savant que lui ? Ou une démystification, voire une dénonciation de la vanité du savoir d’Isocrate, qui n’aurait tenu sa valeur que d’être tenu pour hors de la portée du commun ? Voire une diffusion somme toute pédagogique et secourable de doctrines qui avaient tout à perdre à rester dans l’ombre ?). Le premier aussi il découvrit le moyen de donner du volume aux fagots de petits bois. » (IV 2-3)
Certes la référence aux fagots surprend, d’abord parce que Laërce place une découverte technique sur le même plan que ce qui est de l’ordre de la théorie et ensuite parce que, présentée ainsi, la trouvaille de Speusippe garde une allure bien énigmatique. La traduction de Robert Genaille, assez savoureuse, n’enlève rien au mystère :
« Le premier encore il trouva comment on fait si ventrues les corbeilles de brindilles »
Heureusement que Tiziano Dorandi dans une note précieuse me met sur la piste d’une autre référence aux fagots mais incluse cette fois dans la biographie du sophiste Protagoras :
« Il découvrit le premier ce qu’on appelle la tulè, objet sur lequel on porte les fardeaux, à ce que dit Aristote dans son traité Sur l’éducation (l’oeuvre est perdue) ; car il était portefaix, comme le dit Epicure quelque part. C’est de cette façon qu’il se fit remarquer de Démocrite, qui l’avait vu lier ses fagots (à quels talents Démocrite pouvait-il bien associer une telle manière de faire ?) » (IX 53)
Jacques Brunschwig identifie sans hésitation les deux découvertes et les range dans la catégorie : « art de faire des fagots faciles à porter ». Or, il me semble que ce que Speusippe invente est l’inverse de la trouvaille attribuée à Protagoras : ce dernier s’est ingénié à diminuer ce que le disciple de Platon, lui, a eu le talent de gonfler. Mais s’il est facile de comprendre l’utilité de la découverte de Protagoras (qui sur ce point me fait penser à Hippias, du moins tel que Platon le décrit, non seulement artiste des mots et de la pensée mais aussi artisan achevé), la finalité de l’habileté speusipienne reste tout de même obscure.
Et s’il s’était agi d’une ruse commerciale destinée à gruger l’acheteur ? On mettrait alors cette anecdote sur le compte des sources malveillantes à l’égard de Speusippe et on aurait une distribution finalement plutôt inattendue des rôles : Protagoras, sophiste à la langue habile à tromper (si du moins on veut bien l’identifier à travers le cadre très déformant du platonisme) mais aux gestes sûrs et économiques et Speusippe, maître certes d’une institution au service de la Vérité mais en revanche aux tours de main tout à fait menteurs ?

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