Si Crantor ne succède pas à Cratès à la tête de l’Académie, néanmoins il lui succède dans le livre consacré par Laërce aux disciples de Platon.
A vrai dire, ce n’est pas facile de savoir précisément de qui il est le disciple. Certes les premières lignes font penser qu’il prend Xénocrate comme maître :
« Crantor de Soles, bien qu’il fût admiré dans sa patrie, partit pour Athènes et devint l’auditeur de Xénocrate, comme condisciple de Polémon. » (IV 24)
Mais le deuxième paragraphe introduit un trouble :
« On dit que quand on lui demanda par quelle qualité de Polémon il avait été conquis, il répondit que c’était de l’avoir entendu parler d’une voix ni trop aigüe ni trop vague. » (ibid.)
J’ai déjà parlé de la voix de Polémon (01-04-05), je ne suis pas étonné qu’à elle seule elle fasse oeuvre de prosélytisme : elle est doctrine faite cordes vocales. Mais, on vient de le voir, c'est tout Polémon qui est de l’âme faite corps. Ils se sculptent ces hommes-là, à force de se maîtriser : ils ont la voix qu'ils méritent.
J’imagine donc que Crantor est devenu le disciple de son condisciple ; c’était peut-être le signe que Polémon était un bon reflet de Xénocrate ; cependant si lui, Crantor, a écrit « des ouvrages, comprenant 30.000 lignes » (ibid.), sauf à être un plat répétiteur, il a dû refléter ses maîtres Xénocrate et Polémon à sa manière, intéressante.
En tout cas, il a beau être doublement disciple, par les quidams il est tout simplement pris pour un maître :
« Tombé malade, il se retira dans le temple d’Asclépios et il s’y promenait (une telle fréquentation, j'imagine, vaut thérapeutique) ; il se trouva des gens pour accourir à lui de partout, croyant (qu’il se trouvait là) non par suite d’une maladie, mais parce qu’il voulait y ouvrir une école (autrefois, lisant le livre de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada Les mots, la mort, les sorts, j’avais cru comprendre que ce sont ceux qui croient en la sorcellerie qui créent les sorciers : pareillement les disciples ici font les maîtres ; cependant, on va le voir bientôt, Crantor saura échapper au joug des demandeurs de tuteurs). De ce nombre était Arcélisas (j’en parlerai sous peu) qui voulait être recommandé par lui à Polémon, bien qu’il fût épris de Crantor (j’en conclus que le disciple-condisciple dispose d’une certaine influence sur son maître-condisciple), comme nous le dirons dans la Vie d’Arcésilas. Mais, lorsque lui-même fut guéri, il (recommença à écouter) Polémon, geste pour lequel il fut grandement admiré. » (25)
Je comprends : savoir se maîtriser au point de résister aux désirs des autres de vous voir devenir leur maître témoigne d’une force d’âme peu commune. Mais pouvait-il se contrôler au point de ne pas succomber à l’idée que, disciple, il avait en face de lui un maître, un vrai ?