Janvier 1860: la Revue Contemporaine publie l’essai Un mangeur d’opium de Charles Baudelaire (inspiré des Confessions d’un opiomane anglais de Thomas de Quincey). J’en extrais cette page:
« Je voudrais, pour raconter dignement cet épisode, dérober, pour ainsi dire, une plume à l’aile d’un ange, tant ce tableau m’apparaît chaste, plein de candeur, de grâce et de miséricorde. « De tout temps, dit l’auteur, je m’étais fait gloire de converser familièrement, more socratico, avec tous les êtres humains, hommes, femmes et enfants, que le hasard pouvait jeter dans mon chemin ; habitude favorable à la connaissance de la nature humaine, aux bons sentiments et à la franchise d’allures qui conviennent à un homme voulant mériter le titre de philosophe. Car le philosophe ne doit pas voir avec les yeux de cette pauvre créature bornée qui s’intitule elle-même l'homme du monde, remplie de préjugés étroits et egoïstiques, mais doit au contraire se regarder comme un être vraiment catholique, en communion et en relations égales avec tout ce qui est en haut et tout ce qui est en bas, avec les gens instruits et les gens non éduqués, avec les coupables comme avec les innocents. » Plus tard parmi les jouissances octroyées par le généreux opium, nous verrons se reproduire cet esprit de charité et de fraternité universelles, mais activé et augmenté par le génie particulier de l’ivresse. Dans les rues de Londres, plus encore que dans le pays de Galles, l’étudiant émancipé était donc une espèce de péripatéticien, un philosophe de la rue, méditant sans cesse à travers le tourbillon de la grande cité. L’épisode en question peut paraître un peu étrange dans des pages anglaises, car on sait que la littérature britannique pousse la chasteté jusqu’à la pruderie ; mais, ce qui est certain, c’est que le même sujet, effleuré seulement par une plume anglaise, aurait rapidement tourné au shocking, tandis qu’ici il n’y a que grâce et décence. Pour tout dire en deux mots, notre vagabond s’était lié d’une amitié platonique avec une péripatéticienne de l’amour. » (La Pléiade 1954 p.492)
Pas d'inquiétude: je ne ferai pas à Baudelaire l’injure de le lire en professeur de philosophie, mesquin rectificateur de contre-sens !