mercredi 12 mars 2008

Sénèque (14): de l'incontinence autant dans les paroles que dans les actions.

Sénèque a donc condamné deux impuissances : celle de qui ne peut pas ne pas accorder sa confiance et celle de qui ne peut pas l’accorder.
Il va pour finir cette troisième lettre en condamner deux autres :
« Deux autres espèces d’hommes méritent pareillement le blâme : les inquiets toujours en action (« eos qui semper inquieti sunt » = ceux qui s’agitent toujours) et les oisifs impénitents (« eos qui semper quiescunt » = ceux qui se reposent toujours). Le goût de l’agitation turbulente n’est pas l’activité vraie (« industria ») ; ce sont les sauts et les bonds d’une âme affolée (« exagitatae mentis concursatio »). Considérer tout mouvement comme un supplice, cela ne s’appelle pas repos (« quies ») mais faiblesse de nerfs (« dissolutio ») et marasme (« languor ») »
On retrouve dans cette critique de l’excès de mouvements celle du lecteur incapable de se fixer sur les bons auteurs autant que celle de l’homme inapte à se retenir de confier ses secrets. En revanche la sédentarité pathologique n’a pas son équivalent dans la lecture telle que Sénèque l’analysait dans la deuxième lettre. Certes il a permis à Lucilius de « pousser une pointe chez les autres » mais en cela il lui a accordé un droit et non pas fixé un devoir. En revanche cette impossibilité de sortir de chez soi pour agir a quelque chose en commun avec l’impossibilité de parler de soi à quiconque. Dans les deux cas, il n’y a pas assez d’extériorité. Ne jamais cesser de parler de soi, d’agir, ne jamais pouvoir parler de soi, agir : ce sont les deux extrêmes entre lesquels il faut trouver l’aristotélicienne voie du milieu.
On pense quelquefois que le philosophe stoïcien est moins identifiable à ses actions qu’à ses intentions car son respect des devoirs établis peut justifier à première vue mille conduites. Mais ces lignes suggèrent néanmoins que certaines d’entre elles sont incompatibles avec le stoïcisme. Entre fébrilité véloce et inaction compulsive, le stoïcien a sa vitesse propre.
Pour clore sa lettre, Sénèque ne cite pas cette fois Epicure mais un certain Pomponius, auteur comique :
« Certains se sont tapis dans leur cachette au point qu’ils voient trouble au grand jour »
Et Sénèque commente :
« Il faut combiner ces deux états : l’homme de loisir pratiquera l’action ; l’homme d’action connaîtra le loisir (« et quiescenti agendum et agenti quiescendum est » = à celui qui se repose d’agir et à celui qui agit de se reposer). Consulte la nature (« cum rerum natura delibera »). Elle te dira : j’ai fait le jour et la nuit. »
Le choix de cette citation de Pomponius laisse penser qu’un des deux excès mérite plus que l’autre d’être porté à la connaissance de Lucilius. Paradoxalement au début de cette correspondance dont la finalité est de convertir ce dernier à la vie philosophique Sénèque est plus porté à encourager l’action que le repos. Certes le commentaire rétablit l’équilibre entre les deux possibilités. Mais rien ici n’évoque le retrait, ni même la philosophie en toute rigueur. L’opposition n’est pas en effet entre agir et penser mais entre agir et se reposer. Ni le repos ni l’action ne semblent alors avoir besoin d’un complément philosophique.
La référence au rythme naturel du jour et de la nuit me paraît digne d’être relevée. L’opposition éthique reproduit une opposition cosmique et est justifiable par elle. C’est une illustration précise, parmi d’autres, de l’adage stoïcien : vivre selon la nature. Accorder son âme au monde, ce n’est pas seulement approuver ce que le monde présente, c’est aussi ajuster le rythme de son âme au rythme des choses. Ce qui peut revenir à donner à la référence vaguement énigmatique au repos la figure précise et banale du sommeil.

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