vendredi 12 septembre 2008

Sénèque (33) : pourquoi condamner les jeux de cirque ?

Sénèque identifie dans la suite de la lettre 7 l’activité sociale la plus dangereuse du point de vue de la réforme de soi :
« Nihil vero tam damnosum bonis moribus quam in aliquo spectaculo desidere : tunc enim per voluptatem facilius vitia subrepunt. Quid me existimas dicere ? Avarior redeo, ambitiosor, luxuriosor, immo vero crudelior et inhumanior, quia inter homines fui » = rien n’est vraiment aussi nuisible aux bonnes mœurs que de s’arrêter dans un spectacle : alors en effet par le plaisir les vices s’insinuent en nous plus facilement. Que juges-tu que je dis ? Je reviens plus avide, plus prétentieux, plus voluptueux, oui vraiment plus cruel et plus inhumain, du fait d’avoir été parmi les hommes
Sénèque consacre alors un passage à décrire le spectacle de midi dans lequel il est entré fortuitement. Sénèque veut dire par casu (fortuitement) qu’il n’a pas eu l’intention de voir le spectacle qu’il va en fait voir : il s’ attend (expectans) à des jeux (lusus), à des plaisanteries (sales), à quelque chose de relaxant (aliquid laxamenti), grâce auquel les yeux des hommes se reposent du sang humain (quo hominum oculi ab humano cruore adquiescant). En fait, il va contre son gré assister à tout le contraire :
« Quicquid ante pugnatum est, misericordia fuit ; nunc omissis nugis mera homicidia sunt : nihil habent quo tegantur. Ad ictum totis corporibus expositi numquam frustra manum mittunt. Hoc plerique ordinariis paribus et postulaticiis praeferunt. Quidni praeferant ? non galea, non scuto repellitur ferrum. Quo munimenta ? quo artes ? omnia ista mortis morae sunt. Mane leonibus et ursis homines, meridie spectatoribus suis obiciuntur. Interfectores interfecturis jubent obici et victorem in aliam detinant caedem ; exitus pugnantiun mors est : ferro et igne res geritur. Haec fiunt, dum vacat harena » = tous les combats d’avant étaient miséricorde ; maintenant finies les bagatelles, ce sont de purs assassinats : ils n’ont rien pour se protéger. Exposés au coup sur toutes les parties du corps, jamais ils ne frappent en vain. Le plus grand nombre préfère cela aux couples ordinaires ou aux vedettes. Pourquoi ne le préféreraient-ils pas ? Le fer n’est repoussé ni par le casque, ni par le bouclier. A quoi bon des moyens de défense ? A quoi bon des techniques ? Toutes ces choses-là retardent la mort. Le matin les hommes sont exposés aux lions et aux ours, à midi ils le sont à leurs spectateurs. Ils ordonnent au tueur de se jeter devant celui qui le tuera et ils gardent le vainqueur pour un autre massacre : l’issue pour les combattants est la mort. La chose est accomplie par le fer et par le feu. Ces choses-là ont lieu, quand dans l’arène on fait relâche.
Visiblement Sénèque ne condamne pas tant les jeux du cirque que ces intermèdes où sont présentées des mises à mort qui ne respectent pas les règles du jeu habituelles. Ce que Sénèque réprouve ici, ce n’est pas que le sang humain soit versé mais que les intermèdes n’aient pas comme fonction de reposer le regard de ceux qui ont assisté aux mises à mort réglées.
Ce n’est pas sans quelque ironie qu’on lit ces lignes destinées à illustrer le risque que court quiconque se mêle à la foule. Le mal d’esprit auquel le progressant s’expose et sur lequel Sénèque centre toutes ses préoccupations est tout de même bien peu de chose comparé aux dangers que courent dans l’arêne ceux dont la vue desquels est un obstacle au perfectionnement de l’âme philosophique.
Car, il ne faut pas s’y tromper, ici ce n’est pas tant ces activités barbares que Sénèque condamne que le fait d’y assister. Il va de soi que le philosophe stoïcien ne les approuve pas, mais dans sa ligne de mire il a moins les massacres réels que les dégâts moraux que ces massacres produisent chez celui qui y assistent.
C’est à partir de passages de ce genre qu’on réalise à quel point Sénèque est bien un homme de son temps.

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