samedi 3 octobre 2009

Socrate vu par Sénèque (2): que faire de sa propre colère ?

Chez Sénèque, la colère socratique a deux figures distinctes.
Dans le De ira (De la colère) I XV 3 - seul texte de son oeuvre où à ma connaissance Sénèque envisage Socrate en colère - l'émotion en question est ressentie sans être exprimée (comme si elle n'était qu'un événement intérieur, porté à la connaissance des autres par l'aveu qu'on en fait en en parlant):
" Il ne faut rien moins que s'irriter en punissant, puisque la peine sert d'autant mieux à l'amendement du coupable, si elle a été prononcée par un jugement réfléchi (poena judicio lata). De là vient que Socrate dit à son esclave: "je te battrais, si je n'étais en colère". Il ajourna la correction de son esclave à un meilleur moment, et à ce moment-là il s'est corrigé lui-même. Qui donc pourra tempérer sa passion, quand Socrate lui-même n'a pas osé s'abandonner à la colère ?" (éd. Veyne p.120).
Il me semble que ces lignes permettent de dégager trois états de la colère (et plus généralement de la passion):
1) la colère exprimée immodérément
2) la colère exprimée modérément
3) la colère non exprimée mais dite
Socrate n'exprime pas sa colère parce qu'il a conscience qu'une fois exprimée, elle ne se laisse plus maîtriser. Se maîtriser, c'est se retenir d'exprimer l'immaîtrisable plutôt qu'être en mesure de contrôler ce qui est potentiellement immaîtrisable. L'état 2 correspondant à cette dernière possibilité est concevable mais psychologiquement irréalisable.
Cependant, un peu plus loin, dans le même ouvrage, la colère socratique se présente sous les traits d'une colère réprimée (il semble justifié de distinguer un quatrième état de la colère: la colère non exprimée est juste désignée par une phrase du genre: "je suis en colère" alors que la colère réprimée se manifeste par des symptômes spécifiques (on pourrait les qualifier par l'expression: "atténuation de la présence"):
" Chez Socrate, c'était un signe de colère de baisser la voix (vocem summitere), d'être plus sobre de paroles (loqui parcius). Il était clair qu'alors il se retenait. les intimes (familiares) le surprenaient et l'en accusaient, mais ce reproche d'une colère latente (exprobatio latitantis irae) ne lui était pas désagréable. Pourquoi ne se serait-il pas réjoui que beaucoup devinassent sa colère et que personne ne la sentît ? On l'eût sentie au contraire s'il n'eût donné à ses amis le droit de le réprimander, comme il l'avait pris sur ses amis." (III XIII 3 p.162)
Colère montrée et non plus dite, mais colère montrée maîtrisée (la maîtrise est signalée par l'inversion des signes habituels de la colère: parler plus devient parler moins etc). Il semble donc que Socrate ne parle plus de sa colère, ce qui correspondrait à son degré minimal d'existence, mais la manifeste sous la forme d'un paradoxal détachement. Mais le plus étonnant du passage, c'est à mes yeux le comportement attribué aux proches: ils jugent Socrate capable de faire mieux que de réprimer la colère ostensiblement en quelque sorte ( serait-ce manifester l'état 3 de la colère ?). Or Socrate est content de lui parce qu'il ne se juge pas à la lumière d'un possible meilleur mais d'un possible pire, précisément l'état 1. On peut se demander si Sénèque dans ces deux passages n'attribue pas à Socrate une de ses caractérisques: la conscience nette de ses limites.
Mais ce qui rend ces lignes encore plus étonnantes, c'est que non seulement Socrate ne peut pas faire mieux qu'inverser les manifestations ordinaires de sa passion, mais qu'en plus il attribue ce succès relatif (échec pour les proches, succès pour lui) aux reproches adressés à lui par ses amis. En somme sa résistance par rapport à la passion, en un sens une certaine autonomie, a son origine dans une hétéronomie manifeste, celle qui le relie à ses amis. Ni au-dessus de sa colère, ni indépendant de ses amis, Socrate ne peut pas faire mieux que répondre aux exigences de ses familiers en donnant à sa colère la forme fausse d'un détachement serein.

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