Pierre Assouline a publié un billet sur la sortie d'une nouvelle édition de Borges en Pléiade, rappelant à l'occasion le conflit opposant sa veuve, Maria Kodama à son ami et traducteur, Jean-Pierre Bernès, responsable de l'édition des oeuvres de l'écrivain dans la collection en question.
J'ai souhaité alors écrire un bref post indiquant à quel point je tenais en piètre estime la traduction en question. Le voici :
"Je ne suis pas en mesure de prendre position concernant la querelle Bernès / Kadama. En revanche je témoigne du fait que ces deux premiers volumes étaient bourrés de fautes grossières comme si la traduction avait été faite dans la hâte et la négligence. On pouvait sans exagérer utiliser un mot comme imposture pour qualifier la différence entre ce qu’aurait dû être une édition de qualité et cette traduction où des mots étaient oubliés, des phrases mal segmentées etc (car je ne déplore pas ici des choix contestables de traduction mais des erreurs grossières qu’on reprocherait à un élève de collège, comme par exemple traduire trois quand l’espagnol dit cinq !). Cependant je ne suis pas en mesure d’assurer que l’intégralité de la traduction était de cet acabit mais plusieurs passages d’ oeuvres distinctes étaient ainsi pitoyablement rendus. Dans ces conditions, si ces deux premiers volumes deviennent mythiques, ça ne sera pas à cause de leur irremplaçable valeur. Je suis d’ailleurs curieux de voir si les corrections de cette nouvelle édition ont suffi à mettre la traduction au niveau de l’image de la Pléiade."
À quoi Pierre Assouline répond sèchement :
" Philatethe, Etant donné l’arrogante sévérité de votre commentaire, vous vous devez de pousser plus avant l’inventaire précis des nombreuses fautes grossières de traduction que vous reprochez non seulement à Jean-Pierre Bernès, qui n’est pas le dernier des traducteurs d’espagnol, et mais aussi à Jean Canavaggio, itou, qui en a manifestement beaucoup laissé passer selon vous. Nous attendons avec intérêt. Sinon vous vous ridiculisez. "
Ce qui m'amène dans un premier temps à rétorquer :
" D’accord, dès que j’ai un peu de temps, je vous donne quelques échantillons ; mais il n’y a vraiment rien d’arrogant ! Si j’étais arrogant, je n’aurais pas écrit deux fois “je ne suis pas en mesure”…
En tout cas votre réaction assez violente et personnelle met en évidence que vous croyez dans la valeur de la traduction sur la foi de Bernès (ça s’appelle l’argument d’autorité) car si vous aviez pris le temps de lire par endroits au moins le texte original comparé à la traduction française, vous auriez été comme tout le monde effaré. J’ajoute d’ailleurs que ce message n’est en rien une prise de position concernant les histoires de Kadama et de Bernès."
Quelques heures plus tard, j'avance des justifications à mes yeux accablantes :
" J’ouvre le premier récit de l’Aleph “L’immortel” (p.563) de la Pléiade 1. Il y aurait deux remarques à faire sur les choix de traduction de cette première page, mais passons à la p. 564.
Le texte espagnol : « la secreta Ciudad de los Immortales », la traduction Bernès : « la secrète cité des Immortels ». Oh, rien de grave, une petite négligence.
Quelques lignes plus loin :
« Interrogados por el verdugo, algunos prisioneros mauritanos confirmaron la relación del viajero”
Trad. Bernès : “ Interrogés par le bourreau, plusieurs prisonniers nous confirmèrent la relation du voyageur » Les hispanophones remarquent que le traducteur a oublié de traduire mauritanos (mauritaniens), Oh, un petit détail…Oui, deux négligences sur une seule page.
La page 565 va me rassurer sans doute :
« Insoportablemente soñé con un exiguo y nitido laberinto : en el centro había un cántaro ; mis manos casi lo tocaban, mis ojos lo veían, pero tan intrincadas y perplejas eran las curvas que yo sabiá que iba a morir antes de alcanzarlo”
Bernès : “ Insupportablement, je rêvais d’un labyrinthe net et exigu avec, au centre, une amphore que mes yeux voyaient, mais les détours étaient si compliqués et si déroutants que je savais que je mourrais avant de l’atteindre. »
Non je n’ai pas mal recopié la traduction, « mis manos casi lo tocaban » (mes mains le touchaient presque) a été juste oublié…
Je ne vais pas faire tout un dossier qui serait lassant. Juste donner un autre exemple.
J’ouvre l’Histoire de l’éternité (p.369 du Pléiade). Les premières pages parlent de Platon, de Plotin aussi. Ainsi au début du paragraphe 6, on lit dans le texte espagnol :
« Paso a considerar esa eternitad, de la que derivaron las subsiguientes. Es verdad que Platón etc”
Bernès s’est encore trompé et a remplacé Platon par Plotin :
« Je considère à présent cette éternité d’où ont dérivé les suivantes. En fait, ce n’est pas Plotin etc ». Certes Platon, Plotin, ça se ressemble…
Quant au remplacement de tres cientos par cinq cent sur lequel un lecteur ironise, c’est dans la première page de l’Histoire de l’infamie :
« los tres mil trescientos millones gastados en pensiones militares », ce qui est rendu par « les trois milliards et cinq cents millions dépensés en pensions militaires » (p.303).
Oh ! Le traducteur a une excuse, Borgès vient d’évoquer les « cinq cent mille morts de la guerre de Sécession ».
Dois-je continuer, Monsieur Assouline, pour vous convaincre que cette traduction, indigne de la Pléiade par son manque de rigueur, ses oublis grossiers, son infidélité fréquente à la lettre même du texte devait être urgemment revue ?"
Pierre Assouline me répond alors en ces termes :
" Vérification faite à travers les exemples que vous donnez, les choses sont légèrement plus compliquées que vous ne l’imaginiez. Et que je ne les ai présentées. Jean-Pierre Bernès, éditeur de cette Pléiade Borges en est le responsable, c’est entendu. Mais il n’a traduit que les textes inédits de Borges. Pour le reste, selon une vieille habitude de la collection, le maître d’oeuvre a été tenu de reprendre des traductions historiques de Gallimard. Mais il les a toutes révisées, non seulement avec l’accord mais surtout avec la complicité de Borges. Il lui a relu à voix haute l’intégralité de son oeuvre. Borges ne voulait pas offusquer la mémoire de Roger Caillois, notamment. Ils ont corrigé ensemble. Ce qui signifie parfois que l’auteur ne souhaitait pas que l’on retouche des omissions ou des licences prises par le traducteur. Il disait: “Pour moi, l’écriture n’est qu’une constante réécriture”. Il disait aussi :” C’est le lecteur qui aura la version définitive”. C’est lui qui demandait à Bernès d’ôter ou de maintenir des fautes manifestes, qui l’amusaient souvent. Bernès et Canavaggio ont retouché les fautes de frappe ainsi que de menues choses dans les inédits traduits par Bernès, mais ont respecté la volonté du patron pour le reste, c’est à dire les traductions historiques qu’il avait lui-même contrôlées une première fois en leur temps et une seconde fois pour l’établissement de la Pléiade. Vos reproches se trompent donc de cible : c’est à Borges que vous devez les adresser, si toutefois… Pour votre gouverne, la traduction de “L’immortel” est de Roger Caillois. Celle de “Histoire de l’éternité” dont vous pointez également les défauts est de Roger Caillois et Laure Guille (toutes choses qui sont précisées dans le texte…)."
À première vue, l'échange se termine par mon ultime post :
" Je mettais en relief que la traduction était mauvaise ; vous me traitiez de présomptueux ; j’apportais des preuves et vous me répondez que les choses sont plus compliquées que je ne l’imagine car la traduction en question a été approuvée par Borges. Soit. Mais notez bien cela : une mauvaise traduction ratifiée par l’auteur n’en devient pas pour cela une bonne traduction (la langue originale de l’auteur étant l’espagnol, il ne s’agit pas d’une ultime réécriture mais d’une dernière mauvaise traduction, le texte de référence restant celui écrit en langue espagnole - car je ne pense pas que vous irez jusqu’à soutenir que pour comprendre le vrai sens du texte espagnol il faut lire la traduction si défectueuse de La Pléiade …-) Je maintiens en plus qu’il y a tromperie sur la marchandise. En effet si je prends l’Histoire universelle de l’infamie, je lis, comme vous l’écrivez, ” traduction par Roger Caillois et Laure Guille, revue par Jean Pierre Bernès “. Or, l’usage veut que la référence a une révision garantisse la qualité d’une traduction qui, sans cette révision, pourrait être jugée datée ; or, s’il est vrai que l’auteur a maintenu délibérément une traduction dont il reconnaissait lui-même les fautes, les éditeurs de La Pléiade auraient dû l’écrire noir sur blanc au lieu de faire passer pour bonne aux yeux du public une traduction connue pour son insuffisance par les happy few ! Quand ensuite vous me reprochez d’avoir une position simpliste (”les choses sont plus compliquées que vous ne le dites”), je n’accepte pas le reproche car c’est sensé de reprocher à quelqu’un d’avoir une position simpliste quand il était en mesure par plus d’attention de découvrir les finesses ; or, vous communiquez quelque chose qui était de l’ordre du secret et qu’on ne peut pas lire dans le seul passage suivant : ” Nous avons accompli ce travail dans un double souci de fidélité, envers Borges et à l’égard de ses premiers traducteurs” (p. LXXXIV). Mais éclairé par vous, je traduis : la traduction est quelquefois infidèle au texte original mais Bernès a été fidèle à Borges, fidèle lui à la mémoire de Caillois et plus généralement des traducteurs infidèles à ses textes mais amis. Il fallait le communiquer explicitement : à défaut de le faire, les lecteurs sont en un sens pris pour des idiots…"