Nous nous émerveillons devant certains animaux qui passent indemnes au travers de la flamme. Le sage n'est-il pas une bien plus grande merveille ? Il passe au milieu des épées, des écroulements, des flammes, et il part sans dommage ni perte." (Sénèque, lettre 9)
Dans les dernières lignes de la longue neuvième lettre à Lucilius, consacrée à l'amitié, Sénèque soutient que la condition nécessaire et suffisante du bonheur est de se sentir heureux : " Non est beatus, esse se qui non putat " " n'est pas heureux celui qui ne pense pas l'être " (traduction personnelle)
Aucune situation (status) n'est une condition nécessaire du bonheur car toute situation peut apparaître mauvaise à celui qui s'y trouve.
Sénèque met alors dans la bouche de Lucilius l'objection suivante :
" S'il dit qu'il est heureux, ce possesseur d'une honteuse fortune (ille turpiter dives), ce maître de tant d'esclaves, esclave lui-même de plus de maîtres (ille multorum dominus sed plurium servus), en ferons-nous un heureux sur sa déclaration ? " (trad. Noblot)
Sénèque distingue alors dire (dicere) de penser (sentire, et non plus putare) : " Non quid dicat, sed quid sentiat, refert, nec quid uno die sentiat, sed quid assidue." que Noblot traduit ainsi : " Ce n'est pas ce qu'il peut dire qui importe, mais ce qu'il pense, et non pas la pensée d'un jour, mais celle de tous les instants."
Manifestement Sénèque prévient l'objection suivante qu'il ne formule pourtant pas : " mais le riche en question ne peut-il pas constamment se penser heureux ?". Si c'est possible, la conscience du bonheur n'est pas une condition suffisante du bonheur. À cette objection qui conduirait à reconnaître qu'un homme peut se sentir heureux alors qu'il ne se conduit pas raisonnablement, Sénèque répond :
" Au reste, n'appréhende point qu'un aussi précieux trésor (le latin est plus sobre : res tanta, une si grande chose) passe à un indigne. Le sage seul est satisfait de ce qu'il a. Tout ce qui n'est pas la sagesse est travaillé du dégoût de soi (omnis stultitia laborat fastidio sui)." (trad. Noblot
On note une certaine ressemblance entre cette position stoïcienne et la position que Kant exprime dans la Métaphysique des moeurs :
" (Tout homme) peut sans doute par des plaisirs et des distractions s'étourdir ou s'endormir, mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu'il perçoit la voix terrible (de la conscience). Il est bien possible à l'homme de tomber dans la plus extrême bassesse morale où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut éviter de l'entendre."
Le point commun aux deux philosophes est l'idée que, pour connaître sa valeur morale négative, on n'a besoin que de sa conscience, à condition de l'écouter sur la durée. Quant à la valeur morale positive, c'est une autre affaire, Kant jugeant impossible d'être constamment satisfait de soi moralement (" Qu'en est-il de la satisfaction pendant l'existence ? Elle est inaccessible sous le rapport moral (satisfaction de soi-même dans la bonne conduite" Anthropologie), identifiant donc une telle conscience à une illusion et à un obstacle à la moralité (elle-même condition nécessaire et suffisante d'un bonheur possible, à défaut d'être réel le temps de la vie).