dimanche 22 novembre 2015

La défense cynique de la masturbation : une révision à la hausse d'un élément de la panoplie sexuelle satyrique.


« Il se masturbait constamment en public et disait : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim ! » (VI 69)
L'éloge de la masturbation par Diogène de Sinope va de pair avec une conception de la relation sexuelle comme moyen rapide de satisfaire un besoin naturel. Dans les deux cas, le sage ne fait pas toute une histoire de la sexualité ; il est encore plus loin de justifier l'art de l'amour. Vite fait, bien fait, en somme ! Mais tout cela on le sait déjà.
En revanche je découvre, en lisant Les cités grecques (2015) de Jean-Manuel Roubineau, qu'on peut voir la pratique solitaire du cynique sous un autre jour. Dans le passage consacré à l'étude de la pédérastie comme patronage amoureux, l'historien cherche moins à décrire les pratiques réelles (bien difficiles à connaître) qu'à faire connaître les représentations de ce que doivent être les relations entre l'amant (l'éraste) et l'aimé (l'éromène). C'est dans ce cadre qu'il oppose une sexualité noble à une sexualité que j'appellerais donc ignoble, cette dernière étant attribuée au satyre :
" La masturbation était considérée comme caractéristique des esclaves, et, en contexte iconographique, était prêtée à des personnages grotesques comme les satyres (...) À l'inverse du théâtre comique, l'iconographie de la pédérastie s'emploie à souligner "la noblesse de la relation pédérastique", en adossant les scènes idéalisées de pédérastie aux scènes représentant des comportements sexuels excessifs, déviants : les satyres constituent, de ce point de vue, le parfait contre-modèle de l'idéal pédérastique. les rapports sexuels des satyres ont lieu entre égaux et sous une forme conçue comme dégradante (sodomie, fellation, sexe de groupe ou masturbation). À défaut d'égaux, les satyres copulent avec différentes races animales ou monstrueuses, chevaux, mules, daims, sphinges, ou n'hésitent pas à se soulager en s'aidant d'un col de jarre." (p.288-290)
Faire de la masturbation une pratique cautionnée philosophiquement revient donc à rompre avec la division que la culture grecque a faite entre une sexualité admirable et une autre méprisable. Enlevant tout prix à l'attachement amoureux, le cynisme extrait de l'ensemble des pratiques prohibées par la culture celle qui de toute évidence assure l'autarcie qu'il cherche.
Il ne s'agit pas dans un tel cadre de s'encanailler auprès des prostituées ou de se complaire à une pratique vicieuse. Non, indifférent aux hiérarchies purement conventionnelles et dans une totale indépendance d'esprit par rapport aux croyances collectives, le cynique prélève ce qui, du point de vue de la raison, sert objectivement ses fins éthiques.

vendredi 20 novembre 2015

Antisthène ou comment se conformer à l'ordre établi pour des raisons cyniques.

J'ai déjà consacré plusieurs billets à Antisthène, en particulier à propos de sa conception du plaisir et des femmes. Mais la lecture du livre de Jean-Manuel Roubineau, Les cités grecques (VIème-IIème siècle av. J.C.), essai d'histoire sociale (PUF, 2015) me pousse à éclairer un point particulier. En effet Diogène Laërce dans les Vies et doctrines des philosophes illustres rapporte le fait suivant :
" Ayant vu un jour un homme adultère traîné en justice, il dit : "Malheureux que tu es ! À quel danger tu aurais pu y échapper pour une obole !" (VI, 4)
Or, conduire à préférer la fréquentation d'une prostituée bon marché à la transgression de l'ordre conjugal, c'est la fonction d'une loi légalisant les lieux de prostitution, loi adoptée à Athènes au début du 6ème siècle à l'instigation de Solon. C'est à lui que s'adresse Xénarque, un personnage des Deipnosophistes d'Athénée, dont Jean-Manuel Roubineau cite les lignes suivantes :
" C'est à toi qu'est due une découverte utile à tout le genre humain, Solon, puisque c'est toi, dit-on, qui y pensas le premier, une mesure démocratique et vitale, oui, par Zeus ! (et c'est bien à moi qu'il convient de le dire, Solon). Tu vis que la ville était pleine de jeunes gens, que la nature les contraignait durement, qu'ils avaient des égarements contraires à la morale. Alors tu achetas des femmes et tu les installas dans des endroits où elles fussent à la disposition de tous et toutes prêtes. Elles se tiennent là entièrement nues. Ne te laisse pas tromper. Regarde tout. Tu ne te sens pas bien ? Tu as des envies ? La porte est ouverte, une obole. Précipite-toi. Pas de façons, pas de chichis. On ne se dérobe pas. Tout de suite, comme tu veux, de la manière que tu veux. Tu peux partir. Envoie-la se faire pendre. Tu t'en fiches." (XIII, 569 d-f).
Sous cet éclairage, comment comprendre le conseil d' Antisthène ?
À première vue, il encourage au respect de l'ordre social ; comme l'écrit Roubineau, " Solon met en place un dérivatif aux pulsions des jeunes hommes, qui, non mariés, aux premiers temps de leur carrière sexuelle (...) peinent à discipliner leurs pulsions, et sont susceptibles de nouer des relations sexuelles prohibées avec des jeunes filles à marier ou des femmes mariées, relations qui menaceraient à la fois l'ordre social et le marché matrimonial." (p.58). Mais peut-on attribuer une pensée "conservatrice" à un philosophe cynique ? En fait ce serait, je crois, une erreur. L'homme adultère a ,aux yeux du cynique, fait un détour inutile et dangereux pour satisfaire un besoin naturel qu'il aurait pu soulager par le chemin facile de la relation sexuelle tarifée. Recommander l'usage de la prostituée plutôt que la jouissance de la femme mariée ne procède donc pas de la volonté de respecter l'ordre établi ; il s'agit de réduire au maximum la dépense sociale quand le désir porte à une relation sexuelle.
''Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse ?
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?''
On sait en outre que, s'il s'agit d'un simple désir de plaisir sexuel, le cynisme a recommandé un chemin encore plus court et plus économique..

Commentaires

1. Le vendredi 20 novembre 2015, 23:09 par Elias
"Mais peut-on attribuer une pensée "conservatrice" à un philosophe cynique ? En fait ce serait, je crois, une erreur. L'homme adultère a ,aux yeux du cynique, fait un détour inutile et dangereux pour satisfaire un besoin naturel qu'il aurait pu soulager par le chemin facile de la relation sexuelle tarifée."
Soit, le cynique ne souscrit pas à la norme sociale qui condamne l'adultère. Mais invoquer le danger auquel les défenseurs de ces normes exposent le cynique pour justifier qu'il s'y plie, n'est ce pas courir le risque de priver le cynisme de son mordant. Les multiples provocations de Diogène ne l'exposaient-elle pas à des dangers sans nécessité ?
2. Le samedi 21 novembre 2015, 08:21 par Philalethe
Merci de votre remarque car elle permet d'apporter une précision qui en effet manque à ce billet.
Être traîné en justice n'est pas un danger pour le cynique mais pour l'homme ordinaire, à qui Antisthène, se plaçant du point de vue de ce dernier, donne une leçon de cynisme. Du point de vue du philosophe, le détour par la femme mariée est seulement totalement inutile.
Ceci ne veut pas dire que le cynisme n'a pas contesté l'institution du mariage. Tout au contraire il l'a fait radicalement (cf par exemple D.L. VI 72-73 : " Il (Diogène) demandait la communauté des femmes, ne parlant même pas de mariage, mais d'accouplement d'un homme qui a séduit une femme avec une la femme séduite."). Un passage de la République de Zénon est encore plus net : " Ils pensent que les femmes doivent être communes parmi les sages, de sorte que n'importe qui s'unisse à n'importe quelle femme mariée.").
Suzanne Husson à ce propose parle de radicalisation de la position platonicienne exprimée dans la République.
On peut donc comprendre le conseil ainsi : " Ne joue pas le jeu social de l'adultère, n'importe quelle femme venue faisant l'affaire !" Or, dans une cité grecque non cynique, où les femmes sont privatisées par les hommes dans le cadre du foyer, ce qui tient lieu de première femme venue est la moins coûteuse des prostituées.
On peut se demander si dans une cité où le désir sexuel serait satisfait de la manière cynique la prostituée aurait une quelconque fonction. J'en doute.

jeudi 12 novembre 2015

Discours de Diotime à Socrate, aveugle de naissance.

Dans Philosopher ou faire l'amour (2014), Ruwen Ogien présente le problème suivant :
" Si la naissance de l'amour est étroitement liée à la perception de la beauté physique de l'aimé, les aveugles peuvent-ils connaître ce sentiment ? " (p.66).
Le problème ne le retient que quelques lignes mais Ruwen Ogien a le temps de lancer une pique à Platon :
" Les avis sont évidemment partagés.
Si les aveugles sont capables d'aimer comme tout nous incite à le penser, une idée platonicienne tombe d'elle-même : c'est le spectacle de la beauté physique masculine qui déclencherait le mouvement d'ascension spirituelle au cours duquel se construit l'amour véritable. Les platoniciens chercheront probablement un compromis qui respecte l'intuition que les aveugles sont capables d'aimer, sans ôter la place centrale qu'ils donnent au spectacle de la beauté corporelle dans l'éveil de l'amour."
Revenons au Banquet, texte de Platon auquel Ruwen Ogien fait ici allusion, Diotime y détaillant le parcours initiatique qui donne accès à la contemplation de la beauté absolue :
" C'est en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi." ( 211-bc, éd. Brisson)
Qu'un aveugle puisse juger beau un corps n'est pas douteux, mais le tact, le goût, l'odorat n'étant pas des sens esthétiques, ne reste que l'ouïe. Diotime, s'adressant à Socrate privé de la vue, tiendrait donc le propos suivant concernant le jeune homme aveugle à initier :
" Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'une seule voix et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en une voix quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans une autre voix, et que, si on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans toutes les voix. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de toutes les belles voix et son impérieux amour pour une seule voix se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans la voix, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable, se trouve ne pas avoir une voix d'un charme éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, etc."
Je ne suis pas platonicien et je n'ai pas non plus fait de compromis : j'ai seulement expliqué à un élève aveugle le discours de Diotime.
On note d'ailleurs que dans cette version hétérodoxe le passage du physique au moral est plus naturel que dans le texte original car c'est aussi la voix par laquelle se manifeste possiblement la beauté de l'âme. Alors que le texte authentique suppose un saut brutal entre le physique vu et le moral compris, lui, en revanche, par le sens de l'ouïe, dans ce texte fantaisiste, il n'y a pas de solution de continuité entre l'amour des personnes dans leur dimension physique et l'amour de ces mêmes personnes dans leur dimension morale, l'ouïe passant seulement de la perception de la valeur musicale de la voix à la compréhension de la valeur éthique de ce que dit la voix.
Certes, c'est une autre paire de manches de parvenir à adapter à l'élève aveugle l'allégorie de la Caverne : il faut distinguer écho d'un son imité, son imité, son d'origine, mais comment conduire du son d'origine à l'origine sonore de tout son, je veux dire, bien sûr à la Forme du Bien ?
Mais, bien avant, quel sera le son qui servira de transition entre le son imité et le son d'origine ? Ce son qui est l'équivalent sonore des ombres et des reflets, auxquels le prisonnier, une fois sorti de la Caverne, doit s'habituer avant de parvenir à percevoir les sons réels et non plus leurs images ? Doit-on encore recourir à la métaphore de l'écho ? Y aurait-il alors deux types d'écho, celui qui renvoie les imitations de sons et un autre qui renverrait les sons objets d'imitation ? Peut-être.
Reste l'énigmatique incarnation sonore du Bien...

mercredi 4 novembre 2015

Dégonflement de métaphores ou le danger des galipettes verbales.

Sénèque dans le De ira mentionne les "ombres de passions", "le prélude des passions", et plus précisément "ce premier choc dont l'âme est ébranlée à la pensée d'une offense". En est affecté même le sage quand, face à une situation, il est contraint contre sa volonté de ressentir une émotion colérique, un premier mouvement d'emportement : Sandrine Alexandre dans Évaluation et contre-pouvoir, portée éthique et politique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain (Vrin, 2014) se réfère à ce propos à des "quasi-passions", à des "réactions pré-passionnelles".
Or, je lis dans un passage des Mouettes (1942) de Sándor Márai une description fine de cet état d'impuissance affective dont même le philosophe le plus achevé, selon Sénèque, ne peut faire l'économie ; le personnage vient de voir entrer dans son bureau une jeune femme qui est l'exact portrait d'une autre femme aimée par lui il y a longtemps et qui s'est suicidée :
" Il a l'impression que le sang "envahit son coeur" mais en même temps il sait que ce n'est qu'une hyperbole littéraire, rencontrée dans des livres superficiels. Dans la réalité, ce "torrent de sang" est une impossibilité physiologique. Le sang retourne toujours naturellement vers le coeur mais cet étourdissement n'a rien à voir avec le rythme de la circulation sanguine. On rencontre souvent ce genre de lieu commun sentimental. Je suis pâle, se dit-il encore, et il se redresse, se tenant dans une pénombre protectrice car il ne veut pas que la femme remarque sa pâleur. " (Livre de poche, 2013, p.22)
C'est à travers les métaphores de la passion que le personnage a conscience de l'impact affectif. Or, c'est à ces expressions que s'applique ici le procédé de redescription dégradante : ces mots, loin de décrire au mieux ce qu'il ressent, sont ravalés au rang de stéréotypes de mauvaise littérature. Et par là-même la représentation que le personnage se fait de son propre état redevient exacte et banale. C'est affaire de machine corporelle, et en plus déformée par les clichés ! Mais l'affaire n'est pas si simple, car à ce premier état succède, tout autant contre son gré, une quasi-passion de joie et c'est encore une fois en désamorçant la bombe verbale à travers laquelle il en prend conscience que ce très haut fonctionnaire va parvenir à ne rien manifester :
" À présent, il pense : non, c'en est trop. Et cela le met soudain en joie.
Cette joie foudroyante, nerveuse, exagérée, traverse son corps, comme si une main d'une habileté démoniaque lui avait injecté quelque substance responsable de cette bonne humeur délirante et effrayante qui se répand en fourmillant dans ses membres. Il faut que je fasse très attention, se dit-il, sinon ça va dégénérer. Encore un instant et si ce maudit fourmillement et cette satanée démangeaison quelque part dans mon corps ou mon âme ou dans mes nerfs ne s'arrêtent pas, si je ne fais pas attention, si l'envie ne passe pas, je vais me mettre à rire... Rire ? Non, m'esclaffer, exploser, hurler ! À en frapper la table d'hilarité. À me jeter sur le divan, les poings serrés contre mon ventre, à me tenir les côtes tellement je hennirai ! Ça fera un scandale si je ne maîtrise pas cette compulsion que jamais encore je n'ai expérimentée de ma vie ; un esclandre tel que les employés surgiront de la pièce voisine, appelleront le ministère et les pompiers et m'enverront à l'asile et à la retraite. Dans une seconde, je vais me mettre à rire à pleine gorge, se dit-il ; ces mots-là il ne les aime pas, pense-t-il aussi. Mais ils se présentent à son insu, claironnant leur vulgaire signification avec gaieté et à pleins poumons comme s'ils rentraient enfin à la maison ; les mots se répandent dans son âme, prennent place et font des galipettes dans son cerveau et dans sa bouche ; encore une seconde et il les crachera sous forme de rire, il les crachera devant la jeune femme, sur le tapis, au milieu de la pièce, devant Dieu et le monde."
Ici Sandor Marai est un "un homme intellectuellement fort", expression de Robert Musil se désignant lui-même en tant qu'il se sert de la description de la réalité pour "surprendre des connaissances affectives et des ébranlements intellectuels que l'on ne peut saisir ni de façon générale ni conceptuellement, mais uniquement dans le papillottement des cas particuliers." (À propos des livres de Robert Musil, 1913 in Essais, p.48).