Dans La silhouette de l'humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d'aujourd'hui ? (Gallimard, 2016), Daniel Andler défend un naturalisme critique. Mais, avant d'argumenter en faveur de cette position dans le chapitre V, dernier chapitre de l'ouvrage, l'auteur fait un bilan critique des sciences cognitives (chapitre II), des neurosciences (chapitre III) et des approches évolutionnaires dans les sciences humaines (chapitre IV). Dans le chapitre I, intitulé Les voies du naturalisme, il reconnaît que "le naturalisme ne se présente pas comme une thèse empirique, dont les faits nous permettraient un jour de décider." (p.92). Dans ces conditions, défendre le naturalisme, "l'esprit du naturalisme" ne revient pas à soutenir une thèse : bien plutôt " il s'agit d'une attitude ou d'un parti, ou peut-être encore d'une perspective ou d'une vision." (p.94). Daniel Adler explicite alors ce que signifie à ses yeux "épouser l'esprit du naturalisme" mais, si je décide de citer ses lignes, c'est parce qu'au-delà de la justification du naturalisme, je les lis comme une explication de n'importe quelle orientation philosophique. Les voici donc :
" Épouser l'esprit du naturalisme est de ces choix que nous faisons, ou que nous refusons, en pleine conscience, mais qui expriment en même temps notre personnalité, en sorte que nous aurions le sentiment de ne pas être nous-mêmes si nous en faisions un autre. Il s'agit ici, bien entendu, du volet philosophique de notre personnalité, mais d'être inséré dans un tissu dense de raisons théoriques n'en ôte pas le caractère subjectif. On choisit d'être naturaliste, ou de l'être de telle manière particulière, comme on choisit un mode de vie, une façon d'être en société, ou une orientation politique : de tels choix nous constituent autant que nous les faisons. Ces choix, expressions d'un tempérament, ne sont pourtant pas purement instinctifs : on peut les faire par raison plutôt que par passion, on peut même les modifier au cours de son existence. Ils sont accompagnés d'une adhésion profonde plus ou moins forte, ce qui donne lieu, dans le cas qui nous occupe, à une gamme continue de naturalismes et d'antinaturalismes, allant d'un côté comme de l'autre de la foi totale à la tiédeur quasi agnostique. Ils inspirent plus ou moins fortement l'action, de même que le sentiment de l'injustice , qu'il soit puissant ou modéré, pousse certains à l'action politique ou sociale, et d'autres non. Enfin, notre "valence" naturaliste est corrélative d'une hiérarchie de valeurs. Parmi les objectifs que visent la réflexion et l'enquête, chacun exprime ou illustre ses priorités : on s'intéresse d'abord, pour des raisons stratégiques ou par inclination, l'un n'excluant pas l'autre, à ce qui semble relever des concepts et méthodes naturaliste, ou inversement à ce qui semble se situer hors de leur champ d'application." (p.94-95)
Quelle représentation du choix philosophique est donc donnée dans ce passage, abstraction faite de sa fonction au service de la cause naturaliste ? En effet une telle représentation ne me paraît pas commandée par le choix en faveur du naturalisme ; dit autrement, on n'a pas ici une explication naturaliste du choix philosophique, Daniel Andler propose bien plutôt une explication possiblement vraie du choix naturaliste ou non.
De cette explication se dégage l'idée d'un choix ayant au moins deux propriétés essentielles :
(1) il est rationnel : en effet il est justifié par la convergence d'une multiplicité de bonnes raisons et il est donc révisable, en fonction de l'évolution de ces raisons.
(2) Il est subjectif, comme le souligne la référence à la personnalité, au tempérament, à l'inclination ; on peut même aller jusqu'à mentionner une dimension irrationnelle du choix, comme y invite la référence à la foi et à l'agnosticisme.
Manifestement un problème naît : le choix ainsi décrit n'est-il pas un objet impossible ? Comment peut-il être satisfaisant pour la raison si le tempérament le détermine, ne serait-ce qu'en partie ?
Quelle part d' irrationalité peut-on reconnaître dans la genèse d'une orientation philosophique sans enlever par là-même à cette orientation la capacité d'atteindre la vérité ? Quelle part d'irrationalité doit-on inclure dans la détermination du choix philosophique pour lucidement faire la différence entre savoir scientifique et position philosophique ? Mais, à reconnaître une telle distinction, en-deçà de quel seuil d'irrationalité faut-il demeurer pour ne pas transformer l'option philosophique en idéologie, en illusion, pire en bullshit ?
À dire vrai, la citation que Daniel Andler donne en note, à l'appui de l'idée que le choix philosophique est l' "expression d'un tempérament", est inquiétante :
" L'histoire de la philosophie est, dans une large mesure, l'histoire d'un certain conflit de tempéraments humains." (William James, Pragmatism, 1907)
Certes Daniel Andler n'a pas choisi un texte antérieur à ce dernier d'un peu plus de 20 ans, celui de Nietzsche dans la première partie de Par-delà le bien et le mal (1886) ( " Peu à peu j'ai tiré au clair ce qu' a été jusqu'à présent toute grande philosophie : la confession de son auteur, et sans qu'il le veuille ni s'en rende compte, en quelque sorte ses mémoires." ). Néanmoins est troublante dans le texte de William James la mention d'une mesure large alors que Daniel Andler semble plaider en faveur d'une mesure moyenne. Mais que vaut alors l'orientation philosophique si elle n'est pas déterminée au maximum en faible mesure par le tempérament ?
Ne faut-il pas mieux alors se consacrer à une activité scientifique à sa mesure ?
Serait-ce que par tempérament on est enclin à s'orienter vers la philosophie plutôt que vers les sciences ?