jeudi 27 avril 2017

L'enfant, celui qui sans le savoir apprend à l'adulte à jouer sérieusement avec des riens.

Dans le chapitre 7 du livre IV des Entretiens, Épictète se réfère à l'enfant à de multiples reprises. Il lui donne trois fonctions distinctes : représenter le faux bien, servir de modèle, être celui qu'on ne doit pas imiter.
Je commencerai par la plus connue de ces fonctions, quand l'enfant est un des exemples de bien imaginaire :
" Pour ce qui concerne notre pauvre corps, ces discours nous enseignent à céder la place, à céder aussi pour ce qui est de nos biens ; s'il s'agit des enfants, des parents, des frères, à renoncer à tout, à tout abandonner." (édition Muller, Vrin, p. 444)
Mais l'enfant a aussi la fonction de modèle et en cela il se distingue cette fois des parents et des frères ; plus précisément, l'apprenant doit viser à atteindre avec l'effort l'état spontané de l'enfant quand ce dernier, en tant qu'esprit vierge, ignore l'opinion fausse qui fait d'un mal apparent un mal réel. Dans les lignes qui suivent et qui ouvrent le chapitre, c'est le tyran qui exemplifie le mal apparent :
" Qu'est-ce qui fait qu'on craint le tyran ? - Les gardes du corps avec leurs épées, répond l'interlocuteur, les chambellans et ceux qui interdisent d'entrer. - Pourquoi alors un enfant, conduit auprès du tyran entouré de ses gardes, n'éprouve-t-il aucune crainte ? Est-ce parce qu'il ne les remarque pas ? "
L'enfant est aussi un modèle quand il joue :
" Si comme les enfants qui jouent avec des tessons et se battent pour le jeu sans attacher d'importance aux tessons, notre homme ne fait aucun cas de ces réalités matérielles mais se plaît à jouer avec elles et à les tourner en tous sens, quel tyran craint-il encore, quels gardes, quelles épées ? "(p.439)
Ici l'enfant a l'opinion vraie qui identifie comme indifférente une chose réellement indifférente. En opposition avec la situation précédente, en grandissant, il ne changera pas d'opinion et ne devra donc pas être corrigé par les hommes au fait de la valeur réelle des choses : " Si on jette des tessons, même les enfants ne les ramassent pas." (p. 442). C'est donc seulement l' enfant face au tyran qu' Épictète peut comparer à un fou ou à un chrétien : le fou a un délire qui le contraint à ne pas voir le tyran comme le voient les hommes ordinaires sains d'esprit, c'est-à-dire à tort comme un mal réel ; les chrétiens, eux non plus, ne partagent pas l'opinion fausse sur le tyran mais c'est parce qu'ils sont entraînés à vivre selon des croyances fausses qui ont comme résultat de réviser complètement à la baisse la valeur du chef politique :
" Ainsi donc, sous l'effet de la folie - et, comme chez les Galiléens, sous l'effet de l'habitude - un homme peut être mis dans de semblables dispositions envers ces objets." (ibid.)
Les objets en question sont le corps propre, les enfants, la femme et plus généralement les " réalités matérielles ". L'enfant ici, en tant qu'il se conduit de manière détachée par rapport à ce à quoi les hommes ordinaires s'attachent, représente pour Épictète la même chose que l'animal pour les cyniques : il exemplifie sans la vouloir la conduite que doit vouloir l'apprenant pour lui-même. Bien imaginaire, il sert ainsi malgré lui le but de ses parents apprenants : le voir, lui, comme leur propre corps, comme leur propre vie, c'est-à-dire en tant que bien imaginaire.
Mais comme l'animal chez les cyniques, l'enfant est aussi un anti-modèle. Il n'est plus alors remarquable par la virginité ou la justesse hasardeuse de son esprit mais par la faiblesse de ce dernier ; dans le passage qui suit, l'interlocuteur d'Épictète, porte-parole des hommes ordinaires, prétend le mettre en garde contre son indifférence par rapport au tyran :
" " Mais tu seras jeté sans sépulture ! " Si le cadavre c'est moi, je serai jeté sans sépulture ; mais si je me confonds pas avec le cadavre, exprime-toi de façon moins grossière et dis la chose comme elle est sans chercher à m'effrayer. Ces choses-là effraient les jeunes enfants et les faibles d'esprit." (p. 444)
La faiblesse de l'esprit de l'enfant le porte aussi à se jeter sur des choses sans valeur :
" Quelqu'un jette des figues et des noix ; les enfants les ramassent et se les disputent, les hommes non, car ils ne leur accordent guère de valeur (...) On répartit des préfectures : aux enfants d'aller voir. De l'argent : aux enfants d'aller voir. Un commandement militaire, un consulat : que les enfants se les disputent." (p. 442)
De ces quatre enfants (celui qui ignore la dangerosité du tyran, celui qui connaît le juste prix du tesson, celui qui s'effraie de la violence exercée contre lui, celui qui se jette sur les figues) y en a-t-il un qui correspondrait davantage à l'enfant réel ? J'en doute : on peut faire l'hypothèse que les quatre représentent l'enfant réel dans des situations distinctes. Si c'est le cas, tout homme a donc été, dans l'inconscience et seulement parfois, identique sous un certain angle à ce que la sagesse stoïcienne lui commande d'être toujours et en pleine conscience.
On ne dira pas pour autant qu'il s'agit de retrouver l'enfant en soi ; bien plutôt, la fin est de parvenir par de bonnes raisons à un état constant d'apathie que l'enfant a vécu occasionnellement, quelquefois par immaturité et quelquefois par sa conscience spontanée de l'absence réelle de valeur de certaines choses sans importance. Néanmoins l'adulte éclairé doit conserver aussi l'entrain au jeu qui caractérise l'enfant capable de jouer sérieusement avec des riens.
Il s'agit donc de parvenir à voir le tyran comme un tesson et à ne pas voir les cadeaux qu'il offre comme les figues et les noix pour lesquelles les enfants se battent.
À cette fin, sert à l'apprenant la pensée d'un enfant abstrait auxquel on a retranché toutes les propriétés qui, si elles étaient chez l'adulte, rendraient sa conduite infantile.

mercredi 26 avril 2017

L'allégorie de la caverne, version Thomas Nagel.

Le prisonnier et sa caverne :
" Au cours d'un été, il y a plus de dix ans, alors que j'enseignais à Princeton, une grosse araignée apparut dans l'urinoir des toilettes des hommes du Hall 1879, le bâtiment qui abrite le département de Philosophie. Lorsqu'on n'utilisait pas l'urinoir, elle restait perchée sur la grille en métal, tout en bas, et lorsqu'on l'utilisait, elle essayait péniblement de s'écarter du jet, et réussissait parfois à gravir un centimètre ou deux pour atteindre un recoin du rebord en porcelaine qui ne fût pas trop mouillé. Mais d'autres fois, la chasse d'eau la surprenait, la renversait et la trempait complètement. C'était une chose qu'elle ne semblait pas apprécier et elle s'échappait toujours lorsqu'elle le pouvait. Mais c'était un urinoir qui occupait toute la largeur du sol avec une partie encastrée creuse et un rebord lisse qui avançait : elle était au-dessous du niveau du sol et ne pouvait s'échapper.
Elle survécut tant bien que mal, en se nourrissant probablement de minuscules insectes attirés par l'emplacement et, au début du trimestre d'automne, elle était toujours là. On utilisait certainement l'urinoir plus d'une centaine de fois par jour, et c'était toujours la même ruée désespérée pour s'écarter du jet. Sa vie semblait misérable et épuisante. "
La genèse du désir de libérer le prisonnier :
" Peu à peu, nos rencontres commencèrent à m'oppresser. Bien entendu, c'était peut-être son habitat naturel, mais puisqu'elle était bloquée par le rebord lisse de porcelaine, elle n'avait aucun moyen de sortir même si elle l'avait voulu, et aucun moyen de dire si elle le voulait ou non. Aucun des autres habitués ne fit quoi que ce soit pour changer la situation, mais à mesure que les mois avançaient et que l'on passait de l'automne à l'hiver, après avoir longuement hésité, j'aboutis non sans une grande incertitude à la décision de la libérer. Je me disais que si l'extérieur ne lui plaisait pas ou qu'elle ne trouvait pas de quoi se nourrir, elle pourrait facilement remonter."
La libération :
" Un jour donc, vers la fin du trimestre, je pris une serviette en papier du distributeur mural et la lui tendis. Ses pattes saisirent l'extrémité de la serviette et je la sortis en la soulevant puis la posai sur le carrelage."
L'effet de la libération sur le prisonnier :
" Elle resta là, totalement inerte. Je la touchai légèrement avec la serviette mais rien ne se produisit. Je la poussai d'un ou deux centimètres sur le carrelage mais elle ne réagit toujours pas. Elle semblait être paralysée. J'étais embarrassé, mais je pensais que si elle ne voulait pas rester sur le carrelage maintenant qu'elle y était, quelques pas lui suffiraient pour retourner de là où elle venait. En attendant, elle était près du mur et personne ne risquait de lui marcher dessus. Je partis, mais lorsque je revins deux heures plus tard, elle n'avait toujours pas bougé."
The end :
" Le jour suivant, je la trouvai au même endroit, les pattes toutes flétries de la manière qui caractérise les araignées mortes. Son corps resta là toute une semaine jusqu'à ce que l'on nettoie le sol." (Le point de vue de nulle part, p.249, éditions de l'éclat, 1993)

vendredi 14 avril 2017

Misère de la révélation et révélation de la misère...

Margarete Buber-Neumann dans le récit de sa déportation à Ravensbrück rapporte qu'elle a été Blockälteste (responsable) d'un baraquement où étaient regroupées des femmes témoins de Jéhovah. Faisant l'étiologie de leur croyance, elle écrit :
" Ces cinq cents femmes étaient devenues témoins de Jéhovah pour des raisons différentes. Les unes parce qu'elles étaient elles-mêmes épouses de témoins de Jéhovah - des "modérées" pour la plupart - ; d'autres, peu nombreuses, tenaient cela de leurs parents. Le reste avait connu la "révélation" à un moment ou à un autre. Leurs récits indiquaient qu'elles avaient grandi la plupart du temps dans des milieux très pauvres, avaient toujours eu à se débattre dans toutes sortes de difficultés économiques et avaient connu, pour celles qui étaient mariées, des unions malheureuses. En fait, la vie de toutes ces femmes avait été un naufrage et c'est la raison pour laquelle elles la détestaient. Elles fuyaient la responsabilité que le combat pour l'existence leur avait imposée, s'installaient dans le rôle du martyr - le témoin de Jéhovah - et s'insurgeaient en conséquence contre celles qui " prenaient la vie du bon côté ". Adhérant à cette foi, elles changeaient de situation d'un seul coup : auparavant elles n'étaient que des êtres asservis, écrasés, confrontés à un destin impitoyable ; tout à coup, elles devenaient des " élues " s'élevant au-dessus de l'humanité tout entière, et leur ancienne rancoeur contre les injustices subies se transformait en haine contre tout ce qui n'appartenait pas à leur communauté. Investie du rôle d'instrument privilégié de la vengeance divine de Jéhovah, chacune d'entre elles se grisait à l'idée que les incroyants se trouveraient précipités dans la damnation - tandis qu'elles seules échapperaient à ce cruel destin. " (Déportée à Ravensbrück, 1985, Éditions du Seuil, 1988, pp. 318-319)