samedi 14 octobre 2017

Usage non-philosophique d'un livre de philosophie : l'interprétation d' Arendt comme moyen de défense.

Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS (2011) de Christian Ingrao contient un dernier chapitre sur les stratégies de défense des intellectuels SS (par intellectuels, Ingrao veut dire des universitaires, la plupart docteurs, souvent aussi chercheurs) au moment de leur procès après-guerre. À cette occasion, il ne dit pas un mot de l'interprétation que Hannah Arendt a donnée du cas Eichmann. Cette interprétation est manifestement pour Ingrao plus un objet qu'une explication de l'histoire. En tout cas, le fait est qu'il ne confronte à aucun moment la thèse d' Arendt à sa propre explication des meurtres de masse à l'Est: cette dernière reconstitue une culture nazie incompréhensible, selon lui, sans entre autres la prise en compte de la manière dont l'Allemagne a vécu et pensé, en victime, la première guerre mondiale et ses suites, dont le Traité de Versailles.
Néanmoins Christian Ingrao mentionne une fois Arendt dans la conclusion de son ouvrage, c'est ce passage qui m'intéresse :
" Après les procès de Nuremberg et ceux de l'après-guerre s'ouvre une période de silence : silence de l'échafaud pour une dizaine d'intellectuels SS ; silence de la prison, pour la plupart ; silence de la nostalgie et, pour certains d'un nouveau militantisme. L'histoire du nazisme se clôt sur cet épilogue et l'on entre dans la gestion du passé et la restauration des identités nationales mises à mal par les épreuves de la Seconde Guerre mondiale. Cette restauration est singulièrement conditionnée par un phénomène d'amnésie collective, non point tant des crimes nazis que de l'imaginaire qui y avait présidé. Après les années de Adenauer, la mémoire de ce qu'avaient été les crimes du nazisme se cristallisa par à-coups et fut ponctuée par des procès à grande audience. Procès d'Ulm, procès d'Eichmann, procès d'Auschwitz marquèrent les étapes d'un travail d'élaboration qui, intervenant dans une Allemagne profondément démocratisée, impliquait cependant l'oubli de la culture qui avait présidé à l'entrée en nazisme des intellectuels SS. D'ailleurs dans les derniers procès touchant aux crimes de l'Est, certains accusés, loin de tenir un langage restituant ce qu'avait été l'expérience nazie, se défendait en citant les ouvrages d'Hannah Arendt ou ceux des historiens allemands. Les procès étaient l'occasion pour le corps social d'élaborer ses propres interprétations de la " tragédie allemande ". Accusés comme accusateurs, enquêteurs comme spectateurs, au fond, ne savaient plus rien du nazisme." (Pluriel, p. 586-587)
L'explication philosophique par la banalité du mal serait alors le simple cache-misère d'une ignorance historique du nazisme et de sa genèse.

Commentaires

1. Le lundi 30 octobre 2017, 12:58 par Elib
Bonjour,
il n'y a pas si longtemps vous citiez un philosophe il me semble sur la différence entre la représentation d'un fait propre à une image et celle propre à une proposition, en indiquant (je crois) que l'image ne peut pas être sélective vis-à-vis d'un état des choses comme une proposition: la première doit cacher ce qu'elle ne veut pas montrer tandis que pour la seconde, il suffit seulement de ne pas dire ce qu'on veut omettre d'un état des choses. J'aimerais beaucoup retrouver la référence exacte. Je vous écris ici - j'en suis désolé, cela n'a rien à voir avec le billet - désespéré de ne pas retrouver par moi-même le billet dans lequel la citation se trouvait. En vous remerciant
2. Le vendredi 8 décembre 2017, 15:24 par Elib
Je me permets de commenter à nouveau. En vous écrivant j'étais parti du principe que vous sauriez de quoi je parle, mais peut-être ma mémoire me fait-elle défaut et ce n'est en fait pas du tout sur ce blog que j'aurais lu une telle chose (peut-être est-ce celui d'Engel). Je vous serai très reconnaissant de me dire si à tout le moins il vous semble avoir parlé de ce thème, ou pas du tout (auquel cas, j'irai embêter Engel^^). Bien à vous
3. Le samedi 9 décembre 2017, 11:12 par Philalèthe
Je ne suis pas sûr que Pascal Engel jouera le rôle bienveillant d'archiviste de son propre blog. Aux lecteurs d'explorer !
4. Le mardi 12 décembre 2017, 08:29 par elib
A vous lire je prends conscience que c'est peut-être comme cela que vous avez pris vous-même ma demande. Je vous prie sincèrement de m'en excuser, je ne m'en rendais pas compte. Bien à vous

jeudi 12 octobre 2017

Apport de la philosophie de l'histoire à la pratique du meurtre de masse.

Dans Par-delà le crime et la châtiment, Jean Améry a soutenu que, dans les camps de concentration allemands, les plus fragiles étaient les non-croyants, communistes et chrétiens se tirant mieux d'affaire par le sens et l'espérance que leurs convictions donnaient à leur épreuve. Et leurs bourreaux, que tiraient-ils de leurs croyances ? Timothy Snyder répond en opposant de manière inattendue l'idéologie nazie à la philosophie de l'histoire soviétique d'inspiration marxiste :
" Dans le système soviétique, le nombre de bourreaux était très réduit, et tous étaient des officiers. Ils suivaient des instructions écrites claires données dans une hiérarchie stricte. Le système soviétique prévoyait des états d'exception qui pouvaient se terminer après avoir servi à justifier les mesures spéciales nécessaires à la terreur de masse. Dans le système allemand, tel qu'il se développa, les innovations de la base rencontraient les désirs du sommet ; les ordres étaient souvent peu clairs, et les officiers essayaient de déléguer la responsabilité de l'exécution à leurs hommes, ou en fait aux non-Allemands qui se trouvaient dans les environs. Le système soviétique était donc bien plus précis et efficace dans ses campagnes de meurtres. En revanche, le système allemand était plus efficace pour démultiplier le nombre de bourreaux.
Les Soviétiques, tout au moins certains d'entre eux, croyaient à ce qu'ils faisaient. Après tout, ils le faisaient eux-mêmes et rapportaient leurs actions, dans un langage clair, dans des documents officiels soigneusement archivés. Ils pouvaient revendiquer leurs actes, parce que la vraie responsabilité incombait au parti communiste. Les nazis se répandaient en discours sur la supériorite raciale et, selon Himmler, tuer les autres au nom de la race était moralement sublime. En revanche, le moment venu, les Allemands agissaient sans plan et sans précision, ni aucun sens de la responsabilité. Dans la vision nazie du monde, ce qui arrivait était simplement ce qui arrivait. Le plus fort gagnerait, mais rien n'était certain, et certainement pas la relation entre passé, présent et futur. Les Soviétiques croyaient que l'Histoire était de leur côté et agissaient en conséquence. Les nazis avaient peur de tout, hormis du désordre qu'ils créaient. Les différences entre les systèmes et les mentalité étaient profondes, et donc intéressantes." (Terre noire, Gallimard, 2015, p.190-191)

Commentaires

1. Le samedi 14 octobre 2017, 18:34 par calpen gelsac
Très bien vu, Timothy.
Il était plus difficile aux nazis de pratiquer la rationalisation que les soviétiques.
Cela ruine la thèse d'Adorno-Horkheimer selon laquelle la raison est responsable du nazisme. Mais donne un argument pour dire
qu'elle est responsable du totalitarisme. Mais une rationalisation post hoc n'est pas un usage de la raison
2. Le dimanche 15 octobre 2017, 20:48 par Philalèthe
C'est un usage en espagnol de se référer aux arguments de Carlos Marx en le mentionnant par son prénom, Carlos !
Pour en revenir au nazisme, on en a exagéré la rationalité. Ce n'est pas parce que les nazis ont inventé le mot organizieren que tout fut organisé dans le nazisme. Le livre de Christian Ingrao est éclairant qui cherche à faire une " anthropologie sociale de l'émotion nazie ". La thèse intentionaliste a je crois, pris définitivement l'eau, ce qui ne veut pas dire que la thèse fonctionaliste a triomphé, la réalité paraissant plus complexe que ne le laissait supposer cette alternative trop simple.