Dans le premier volume des Hommes de bonne volonté, paru en 1932 et intitulé Le 6 Octobre, Jules Romains présente un jeune apprenti ignorant tout des stoïciens mais que le narrateur se plaît à situer par rapport à eux, sous le prétexte que son personnage a eu une idée stoïcienne. Jules Romains a-t-il lu alors L'être et le temps, publié par Heidegger en 1927 ? En tout cas, le jeune Wazemmes, hostile au jugement personnel, fait confiance à celui du " on " mais il sait distinguer deux " on ". L'un, porteur hypocrite des normes, n'est qu'un masque trompeur, c'est l'autre, détecteur lucide des valeurs authentiques (sic) qu'il recherche. Par le " on ", Wazemmes veut savoir si ce qu'il vit vaut ou non d'être vécu (l'adolescent de 16 ans vient de perdre à demi sa virginité aux mains de ce qu'on appellerait aujourd'hui une cougar):
" Les choses qui vous arrivent, sauf exception, ne sont rien par elles-mêmes. Elles sont indifférentes ; ni bonnes, ni mauvaises. Tout dépend de l'idée que nous nous en faisons." (Bouquins, 1988, p.169)
C'est un stoïcisme bien approximatif, on en conviendra : Épictète, lui, ne ferait pas d'exception et aurait plutôt dit que l'idée que nous nous en faisons dépend de nous. Mais reprenons :
" C'est ainsi que Wazemmes, du moment où il quitte la rue Ronsard pour s'engager dans la rue Séveste, retrouve spontanément le principe fondamental de la philosophie stoïcienne. Mais son accord avec elle ne se prolonge pas. Wazemmes, du principe, ne tire pas du tout les mêmes conséquences que ses devanciers. Lui ne juge pas nécessaire de se faire une idée personnelle sur la valeur et le classement des choses."
Disons que les stoÏciens ne l'ont pas non plus jugé nécessaire, ne cherchant pas la pensée personnelle, seulement la pensée vraie.
" Non par faiblesse d'esprit, mais parce que, à la différence des stoïciens et de beaucoup d'autres, il croit qu'au moins en ce qui concerne l'art de vivre une espèce d'exercice collectif de la raison offre plus de garanties que son exercice individuel. Aux yeux de Wazemmes, celui qui s'y connaît le mieux en tout, qui est passé partout, qui sait " les règles " pour chaque cas, et l'opinion qu'il faut avoir en bien ou en mal de ce qui nous arrive ; celui qui a l'expérience, la sagesse, le discernement, ce n'est pas tel ou tel, c'est " on ". Quand Wazemmes consulte quelqu'un sur ces matières, ce n'est pas qu'il le croie plus capable que lui d'en juger personnellement, mais c'est parce que cet autre lui semble mieux au courant de ce qu' "on " peut en penser ou en dire. Et quand Wazemmes donne pour son compte un effort de réflexion ou même de subtilité, c'est le plus souvent pour essayer de deviner quelle est, quelle sera, ou quelle serait, sur tel ou tel point, la pensée du " on ". Mais pas de malentendu : il s'agit de la pensée vraie, sincère de ce " on ". Et non point de ce que " on " raconte pour les naïfs. Wazemmes n'est nullement dupe de cette comédie. " On " professe très ouvertement des opinions - celles qui se retrouvent en particulier dans les livres de classe, les admonestations des parents, les discours officiels - auxquelles " on " ne croit pas une seconde. Par exemple, " on " déclare à qui veut l'entendre qu'il est mal de compter s'enrichir sans travailler, ou qu' un jeune homme doit garder sa vertu le plus longtemps possible. Heureusement, d'ailleurs, qu'on se contredit, et trahit ainsi ce qu'il y a de mensonge dans beaucoup de ses affirmations. Lisez le même journal d'un bout à l'autre : vous verrez l'article de tête s'indigner contre la réputation de légèreté faite aux femmes françaises ; mais un conte de troisième page vous décrira une scène d'adultère parisien avec tous les airs d'approuver et d'envier ces gens qui ne s'ennuient pas. Eh bien, la nouvelle, c'est ce qu' " on " pense. L'article, c'est ce qu´"on " fait semblant de penser. Que les garçons nés malins y prennent garde.
Pour l'instant, la question qui préoccupe Wazemmes est celle-ci : l'aventure qui vient de lui arriver, si " on " y avait assisté, ou en recevait un récit fidèle, qu'en penserait-il ? Estimerait-il que Wazemmes doit être content, ou à demi content, ou un peu vexé ?"
Clairement ce " on " n'est pas n'importe qui. Loin d'être porteur de préjugés, ce " on " est la raison de tous appliquée aux succès de chacun. Certes on pourrait le prendre pour un dieu hédoniste, pratique et immanent, incarné en personne, mais dont la pensée trouverait mieux à se dire tout de même dans la bouche de certains que dans celle d'autres. Plus modestement en fait c'est la sagesse réaliste des nations avec une valeur révisée à la hausse et une seule préoccupation, le plaisir et la réussite. Cependant elle ne s'exprime pas en proverbes impersonnels car elle a le talent de juger de la vérité de chaque situation, au cas par cas.
Wazemmes, cherchant à sortir de sa caverne personnelle, pour être éclairé par le soleil du " on " est une illustration possible de ce que le philosophe anti-réaliste moral, J.P. Sartre, appellera quelques années plus tard l'homme de mauvaise foi.