dimanche 6 février 2005

D'un effet inattendu de l'amour des femmes et des enfants.

Là où Rousseau aura besoin d’un bouleversement de la nature, il suffit à Lucrèce d’un « inde » (« par la suite ») pour introduire les débuts de la civilisation. Mais par quel miracle les hommes se mettent-ils à construire des cabanes, à se vêtir de peaux, à faire du feu, à être monogames ? Arrêtons-là car le vers qui évoque la régulation de la sexualité fait défaut. Pautrat, témoin d’une époque qui s’est longuement réjouie d’explorer les ratés, les manques et autres lacunes, choisit une disposition typographique spectaculaire, là voici :
« Par la suite, une fois qu’ils se furent dotés de cabanes, de peaux, et qu’ils firent du feu, et que la femme unie à un homme se mit en un
furent connus, qu’ils virent, créée d’eux, naître une descendance »
Clouard, traducteur d’un temps où l’on vise moins à reconstituer le vide qu’à le remplir, nous berce d’illusions :
« Dans la suite, les hommes connurent les huttes, les peaux de bêtes et le feu ; la femme unie à l’homme devient le bien d’un seul, les plaisirs de Vénus furent restreints aux chastes douceurs de la vie conjugale, les parents virent autour d’eux une famille née de leur sang. »
Les plaisirs érotiques restreints aux chastes douceurs de la vie conjugale, fantasme clouardien ? Quoi qu’il en soit, les deux traducteurs s’entendent pour reconnaître que désormais les hommes vivent avec leurs enfants (même si je préfère à l’instigation de Pautrat traduire « prolem » - prolétaire ! - par « descendance » plutôt que par « famille »). Et les hommes s’amollissent (« mollescere ») alors que Clouard, trop élégant et peut-être trop ardent défenseur de la civilisation, juge qu’ils deviennent « plus délicats ». Le feu, inventé pour réchauffer, rend frileux : c’est bien connu. Ce qui l’est moins, c’est que « Venus inminuit viris », « Vénus, de son côté, leur ôta de leur force » ( décidément, Pautrat est, comme on dit en allemand, plus sachlich que Clouard – « Vénus énerva leur vigueur » - : il rend mieux la chose, die Sache ). L’idée, elle, est inhabituelle : le temps de l’amour augmente avec l’institution de la famille, avec la vie avec la progéniture. Les hommes font l’amour parce qu’ils sont ensemble : c’est une nouvelle occupation qui prend des forces. A la sexualité épisodique, violente et passionnée succède la sexualité prenante et chronique. Mais les enfants aussi caressent les parents (Miracle ! Les deux traducteurs s’entendent sur "blanditia", ce que l’on fait pour séduire, plaire, attirer, retenir, qu'ils traduisent tous deux donc par "caresses"). Les parents s’attendrissent. Ce n’est pas la tendresse qui attend l’enfant, mais c’est lui qui l’engendre : on ne naît pas parent, on le devient. Né de la relation avec les enfants qu’on fait, le lien s’étend aux voisins et c’est exactement là que sourd le droit, né à la fois du désir de ne pas être la victime de ses voisins et donc de ne pas leur nuire et de la demande que les hommes, les mâles, adressent aux autres hommes de prendre soin des femmes et des enfants auxquels ils sont attachés. La justice, c’est d’abord le soutien des faibles, des imbéciles ,si je veux parler comme Paul Valéry, précisément de ces femmes et de ces enfants qui ne sont pas les nôtres sur lesquels on veille pour que nos voisins fassent de même avec les nôtres. Le droit n’attend donc pour naître ni les hommes politiques, ni les Etats. C’est d’abord un arrangement, un contrat, un traité (« foedus ») entre gens qui se sont attachés, pour préserver les objets de leur affection. L’ordre politique trouve sa minuscule origine dans la peur des pères et des hommes aimants. Cet amour, que les épicuriens, dont Lucrèce !, ont tant condamné moralement, est culturellement une fondation d’importance : ce n’est que dans le cadre d’une communauté déjà organisée que l’on pourra faire l’éloge d’une sexualité sans attachement. La concorde (« concordia ») est née de l’amour et précède même le langage : ce sont « des balbutiements du geste et de la voix », les instruments qui permettent cette entente, très primitive mais déjà civilisée. Mais ces pactes étaient-ils respectés ? Pour la plupart, pense Lucrèce, et la raison ne manque pas de profondeur : si les hommes avaient maltraité les enfants et les femmes des autres, l’humanité aurait disparu.

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