mardi 8 février 2005

Sur le chemin du vrai droit (2)

Avec la découverte de l’or, valeur qui déclasse et la force physique et l’apparence et l’esprit, commence la lutte pour la puissance. Les hommes rivalisent pour être « opulenti », honorés et riches. Et Lucrèce sait pourquoi : ils en attendent une vie douce, calme, paisible (« placidam vitam »). Ce que Pascal interprétera comme un moyen de détourner son attention de la vanité de la vie, Lucrèce l’identifie à la découverte d’un remède aux douleurs mais d’un remède inefficace. Bien sûr les deux veulent dessiller les yeux du lecteur cependant Lucrèce ne les tournera pas vers un sauveur transcendant mais vers une doctrine humaine tout à fait vraie (« vera ratio »), même si, au début du livre V, il identifie son maître Epicure à un dieu :
« il faut le dire : oui, illustre Memmius, ce fut un dieu, un dieu, le premier qui trouva cette règle de vie à présent dénommée la sagesse »
Et Lucrèce répète en effet deux fois « deus » (« dicendum est, deus ille fuit, deus ».) Mais c’est un homme fait dieu ( par un homme) et non un Dieu (fait homme) par un Dieu. Que donne alors la course des prétendants au bonheur ? C’est un parcours d’obstacles avec, à l’arrivée, non la paix mais l’envie : c’est la foudre qui frappe les sommets, ceux qui sont au sommet. Je me demande pourquoi celui qui a éliminé les rivaux est envieux, il semble plus logique que les perdants le soient. Mais je me rappelle que les désirs qui les tracassent n’ont pas de fin et que c’est à coup sûr non ce que les autres ont qu’ils envient mais bien plutôt ce qu’ils imaginent pouvoir avoir en plus de ce qu’ils ont déjà. On dira qu’ils étaient nécessairement déjà envieux quand ils visaient le sommet ; certes, mais ils imaginaient que, là haut, l’envie serait sans objet, ils ne savaient pas que, dans ce domaine-là, il n’y a pas de toit du monde. Ces rois sont donc bien malheureux : ils n’ont pas la sagesse de considérer leur position au moins comme un piètre refuge, un moyen médiocre d’être à l’abri des autres, comme le suggérait la quatorzième Maxime Capitale. Lucrèce fait alors l’éloge de l’obéissance, de la soumission, en somme de l’obscurité civique. Cet homme qui choisirait de ne pas entrer dans la course à la puissance gagnerait en effet de ne pas devoir ses goûts à la bouche d’autrui : c’est l’étrange expression qu’utilise effectivement Lucrèce (« sapiunt alieno ex ore ») et dont Clouard supprime toute la saveur (« ils règlent leurs goûts sur les opinions reçues »). Il y a en effet deux sortes de désirs : ceux qui viennent de ce qu’on nous dit et ceux qui viennent de ce qu’on sent. Certes l’ouïe est un sens mais quand elle permet de comprendre les paroles, c’est par ce sens-là qu’entrent les désirs illusoires. Les hommes disent aux autres ce qu’il faut faire pour être heureux mais chacun a entendu d’un autre ce qu’il répète. Cette crédulité, Lucrèce la pense inhérente à la nature humaine :
« Et ainsi en est-il, en sera-t-il demain, exactement autant qu’il en fut jusqu’ici »
Mais lui, Lucrèce, n’a-t-il pas écouté Epicure ? Certes, mais il a écouté quelqu’un qui n’a écouté personne (qu’on se rappelle la légendaire inculture !) et qui était simplement « le découvreur des choses » ( je lis « rerum inventor » et je réalise subitement l’ambiguïté de ce « res invenire » qui se traduit, selon le contexte, tantôt par « inventer la richesse » et tantôt par « découvrir les choses »). Mais être roi, est-ce seulement souffrir de l’envie ?

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