Je vais passer d’Epicure à Thalès, d’une philosophie hellénistique à une sagesse présocratique. Autrement dit, du dernier livre des Vies et doctrines des philosophes illustres au premier. Ce livre I est consacré aux Sages. Leur nombre et leur identité sont discutés, mais malgré les divergences que Diogène rapporte précisément (I, 40-44, trad. de Richard Goulet), le chiffre de sept est retenu et Thalès est présenté comme le premier d’entre eux. L’appeler sage, c’est lui donner un titre qui le met au-dessus des philosophes. Le sage détient la sagesse alors que le philosophe y tend. D’après Diogène Laërce, c’est Pythagore qui aurait le premier fait la distinction :
« (il considérait que) nul (homme) n’est sage, si ce n’est Dieu. La philosophie était trop facilement appelée « sagesse » et « sage » celui qui en fait profession – celui qui aurait atteint la perfection dans la pointe extrême de son âme -, alors qu’il n’est que « philosophe » celui qui chérit la sagesse. » (I, 12)
On sait aujourd’hui qu’en réalité c’est dans les dialogues de Platon qu’on découvre pour la première fois la notion de « philosophie » mais Platon lui-même cite Thalès comme le premier des sept sages ( Protagoras 343a). Mais surtout, à travers une anecdote rapportée aussi par Diogène, il fait de la conduite de Thalès l’emblème de la conduite philosophique. Voici d’abord la version la plus tardive de la chute de Thalès :
« On dit que conduit hors de la maison par une vieille femme pour observer les astres, il tomba dans un trou et que la vieille lui dit, en l’entendant se lamenter. « Eh bien Thalès, tu n’es pas capable de voir où tu mets les pieds et tu prétends connaître les choses du ciel. » (I, 34)
Thalès n’a pas le beau rôle : il se plaint et surtout il est conduit par une vieille femme qui semble donc le guider. Or, « il disait en effet, à ce qu’on rapporte, qu’il était reconnaissant à la Fortune pour les trois motifs suivants: « D’abord parce que je suis né homme et non bête sauvage, ensuite homme et non femme, troisièmement grec et non barbare. » (I, 33) Dans le Théétète de Platon, Thalès se retrouve aussi avec une femme mais celle-ci joue le rôle qui lui revient si l’on se fie à la hiérarchie de Thalès !
« Ainsi Thalès observait les astres, Théodore, et, le regard aux cieux, venait choir dans le puits. Quelque Thrace, accorte et plaisante soubrette ( Léon Robin traduit : « toute mignonne et pleine de bonne humeur », on est très loin de la vieille femme), de le railler, ce dit-on, de son zèle à savoir ce qui se passe au ciel, lui qui ne savait voir ce qu’il avait devant lui, à ses pieds. » (174a, trad. de Diès)
Cette bonne, venue de la campagne, à l’intelligence courte, va symboliser l’incompréhension ordinaire dont est victime le philosophe, représenté ici excellemment par Thalès :
« Cette raillerie vaut contre tous ceux qui passent leur vie à philosopher. C’est que, réellement, un tel être ne connaît ni proche ni voisin, ne sait ni ce que fait celui-ci, ni même s’il est homme ou s’il appartient à quelque autre bétail. Mais qu’est-ce que l’homme, par quoi une telle nature se doit distinguer des autres en son activité ou sa passivité propres, voilà quelle est la recherche et l’investigation à laquelle il consacre ses peines. » (174ab)
En somme le philosophe « dans la lune » est le dernier avatar de Thalès. On comprend certes que "ne pas avoir les pieds su terre" est presque un devoir s’il y a quelque chose à découvrir au Ciel mais si le Ciel est vide ? Faut-il se moquer ou non de Thalès ?
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