dimanche 26 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (5)

Il est aujourd’hui question d’une pomme.
Donner une pomme peut avoir d’immenses conséquences. Ainsi quand Pâris, le fils du roi Priam et d’Hécube, offre à Aphrodite la pomme d’or comme prix pour sa beauté, en mécontentant de ce fait les deux autres déesses rivales Héra et Athéna, il déclenche sans le savoir la guerre de Troie. A bien y réfléchir d'ailleurs, c’est un curieux jugement que Pâris, choisi par Hermès pour arbitrer la dispute entre les trois déesses, a rendu. S’il s’ était contenté de les regarder et de rendre son verdict, ses intentions eussent été claires : la déesse choisie l’aurait été pour sa beauté. Mais il se trouve que chacune des candidates a cherché à corrompre le juge, Athéna lui promettant la sagesse et le courage à la guerre, Héra la possession d’un royaume et Aphrodite celle de la femme la plus belle du monde. Impossible donc de savoir si Pâris a récompensé Aphrodite pour elle-même ou pour en être récompensé.
En revanche, dans les deux épigrammes attribuées à Platon, où il est aussi question d’une pomme, il n’y a aucune ambiguïté. Voici la première :
« Une pomme est le trait que je te lance : si tu consens à m’aimer,
Accepte-la et en échange, abandonne-moi ta virginité ;
Mais si telle n’est pas ton intention, garde quand même la pomme,
Et vois comme la beauté est éphémère. » (III 32)
Ce qui distingue cette pomme de la pomme d’or donnée par celui qui enlèvera Hélène, ce n’est pas seulement qu’elle est ordinaire, c’est qu’elle n’est ni une récompense, ni, malgré ce qui est littéralement dit, un moyen d’échange (si cela était le cas, l’aimé ne pourrait pas et refuser l’offre et la garder). La pomme fait partie d’un jeu dont les règles sont transmises justement par l’épigramme. A dire vrai, si les raisons du lancer sont lumineuses, le fait de rattraper le fruit est, lui, aussi ambigu que le geste de Pâris : il est autant promesse de satisfaction que manifestation de refus. Si l’auteur de l’épigramme a manifesté doublement et lourdement la clarté de son intention (d’abord en transmettant l’épigramme, puis en lançant la pomme), l’objet du désir ne dit rien en prenant le fruit. C’est ce qui suivra qui éclairera son intention. En somme l’aimé a le temps de la réflexion et ne s’engage immédiatement à rien. Rattraper ce qui est donné n’est pas se donner, c’est juste montrer qu’on a compris le jeu, ce qui ne veut pas dire combler celui qui décide d’y jouer.
Mais cette épigramme ne contient pas simplement la règle d’un jeu, elle avance une raison pour l’aimé de céder, c’est en effet ce qu’explicite nettement l’autre version de l’épigramme :
« Je suis une pomme : celui qui me lance, c’est quelqu’un qui t’aime ; eh bien accède à ses désirs,
Xanthippe (c’est autant un prénom d’homme que de femme) ; moi et toi sommes destinés à nous flétrir. » (32)
Cette épigramme est une étrange étiquette : d’abord elle est redondante (l’aimé sait en effet comment s’appelle le fruit reçu), ensuite elle métamorphose la pomme moins en messager qu’en entremetteuse choisie pour sa ressemblance avec l’aimé (avec le temps il cessera comme elle d’attirer les désirs).
Ainsi ce petit texte étonnant promeut la pomme au rang de sujet (en lui donnant la parole) afin de réduire celui à qui on la donne à un objet (comme une pomme, il doit être consommé au meilleur moment).

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