dimanche 30 avril 2006

Cratès et Polémon : « parce qu’il était moi, parce que j’étais lui »

J’ai deux bonnes raisons de ne pas m’attarder sur Polémon, successeur de Xénocrate à l’Académie. D’abord, j’ai déjà commenté ses faits et gestes au moment où il s’agissait d’identifier les maîtres de Zénon (01-04-05). Ensuite, Cratès l’Académicien, auquel ce billet est consacré, lui ressemble comme une goutte d’eau :
« Il fut l’auditeur et en même temps le bien-aimé de Polémon ; de plus il lui succéda à la tête de l’école. Ils étaient tellement épris l’un de l’autre que, de leur vivant, non seulement ils avaient les mêmes activités, mais, allant presque jusqu’à régler l’un sur l’autre leur respiration, ils devinrent toujours plus semblables l’un à l’autre ; bien plus, une fois morts, ils partagèrent la même sépulture. » (IV 21)
Leur union a donc eu son origine dans la relation d’enseignement. Rien d’étonnant à ce qu’un disciple aime son maître et qu’il en devienne (selon le terme même de l’ancienne traduction de Robert Genaille) le mignon. Pas plus de surprise à le voir de bien-aimé devenir le premier des académiciens, tant la relation de amant à aimé est transvasement de connaissances et de valeurs.
Cependant lisons bien ces lignes : il n’y est pas dit que Cratés devient le double de Polémon, comme s’il n’était qu’un vulgaire fan visant l’imitation totale de son modèle. Laërce écrit qu’ils font toujours la même chose, pas que le disciple fait ce que le maître lui commande (ou juge bon) de faire. Leur amour donc qui est né de l’altérité (le disciple n’est pas le maître pas plus que l’aimé n’est l’amant, tant la supériorité du deuxième terme est inhérente à la relation) se développe dans le sens de l’identité. Il faut comprendre que celui qui est au départ le modèle se met à son tour à prendre le disciple comme modèle, ce dernier ne cessant pas de se régler sur le maître. On assiste donc ici à la conversion d’un maître en disciple de son disciple et d’un disciple en maître (mais cette fois bien involontaire) de son maître.
Une telle unité aurait pu rester spirituelle, théorique et pratique ; elle ne se serait alors vue qu’au niveau de l’identité des actions, chacun n’agissant jamais seul (ce qui pouvait se traduire de deux manières : ou bien ils réalisaient ensemble la même action ou bien c’était séparé qu’ils agissaient identiquement ; la simultanéité paraît impérative sauf à entendre autrement cette identité : ce que l’un était seul à faire, l’autre dans les mêmes circonstances l’auraient fait tout pareillement).
En réalité l’identité devint peu à peu physique comme si les corps, de ne pas cesser d’être ajustés à des tâches identiques, finissaient par prendre le même pli, effaçant peu à peu les plis antérieurs des actions seulement propres à soi. D’où la naissance d’un corps partagé polémocratésien qui n’est celui d’aucun des deux, bien qu’il soit celui de chacun des deux.

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