mardi 3 octobre 2006

Théophraste, ambigu sur la fin.

A la fin de la vie de Théophraste, ses élèves lui demandent ce qu’il leur recommande. Leur maître a beaucoup écrit (232 850 lignes selon Laërce) et beaucoup enseigné. J’imagine donc que les disciples veulent recueillir la quintessence de sa philosophie en quelques mots graves et d’autant plus pesés qu’ils sont dits au seuil de la mort. Ils l’entendent alors proférer :
« (Je n’ai) rien à recommander, si ce n’est que nombreux sont les plaisirs que la vie déprécie à cause de la gloire. Nous autres, en effet, au moment où nous commençons de vivre, nous mourons. Il n’y a donc rien de moins profitable que l’amour de la gloire. Mais bonne chance à vous : ou bien renoncez à la spéculation intellectuelle, car la peine y est abondante, ou bien tenez-y dignement la première place, car la gloire en est grande. Et puis, la vanité de la vie l’emporte sur son utilité. Mais moi, il ne m’est plus permis de délibérer quelle conduite il faut tenir : examinez, vous, ce qu’il faut faire. » C’est en disant cela, dit-on, qu’il expira. » (V 40-41)
Certes belle mort puisque le dernier souffle transporte le dernier mot du dernier discours, mais paroles bien énigmatiques. Essayons d’y voir plus clair. J’y lis les enseignements suivants :
1) On perd sa vie à rechercher la gloire (c’est un lieu commun qui accompagne les textes philosophiques les plus anciens mais est-ce une condamnation de la vie politique ?)
2) Plus précisément ce sont des plaisirs que l’on perd (voilà plus étonnant mais je dois être trop habitué aux lieux communs stoïciens qui rejettent et gloire et plaisir)
3) C’est dans la vieillesse qu’on commence à vivre : il s’agit sans doute de l’expérience des plaisirs qu’on a différée par amour de la gloire.
De ces thèses devrait découler le conseil suivant : « ne recherchez pas la gloire, commencez à vivre bien longtemps avant de mourir en faisant l’expérience des plaisirs ». Or, ce qui suit n’est pas exactement cela:
la vie intellectuelle ne vaut d’être menée que si elle apporte la gloire ; or, elle n’apporte la gloire qu’à celui qui se détache de tous les autres ; comme il est fort probable que vous ne soyez pas celui-là, renoncez à la recherche de la vérité.
Je relis donc ainsi le début:
1a) On perd sa vie à rechercher la gloire par la spéculation intellectuelle.
3a) C’est dans la vieillesse qu’on atteint la gloire en question ; je revois en effet ma copie : commencer à vivre ne veut donc pas dire jouir des plaisirs délaissés mais jouir du plaisir d’être célèbre par la force de son intellect.
Ces dernières recommandations sont plutôt désabusées : après une vie de spéculation intellectuelle, Théophraste dissuade finalement ses disciples de l’imiter. La satisfaction fut pour lui si difficile et tardive qu’il met les apprentis philosophes sur la voie d’une vie moins rude. Comme si le temps de la vie ne servait pour la plupart à rien (« la vanité de la vie l’emporte sur son utilité » = le temps passé à réfléchir n’apporte, à une exception près, aucun résultat), mieux vaut se rabattre sur des plaisirs d’accès plus facile.
Le temps presse, certes Théophraste a choisi la voie intellectuelle, pour lui et ceux qui lui ressemblent (« nous autres » ne doit pas renvoyer à tous les hommes mais à ceux qui voient leurs efforts intellectuels aboutir), elle n’était pas une impasse mais des deux mille disciples qui pourra l’imiter ?
Ils sont perplexes ; être fidèle à Théophraste, est-ce l’imiter ou obéir à ses derniers conseils ?

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