vendredi 18 janvier 2008

Entre tendresse de pitié et ataraxie, il faut choisir (fin)

La troisième voie mène à la mort. En un sens, Cohen réécrit la critique pascalienne du divertissement. Car, s’il a en commun avec Pascal d’attirer l’attention du lecteur sur sa propre mort (« Sache que tu mourras (…) je voudrais convaincre mes frères humains, les bourrer de leur future mort, de l’universelle mort » Carnets 1978 Pléiade p.1192), il innove en se centrant sur la mort d’autrui, précisément de l’ennemi.
Nietzsche dans la Généalogie de la morale (I) citait Saint-Thomas (Commentaire sur le livre des sentences IV, L, 2, 4, 4) pour faire apercevoir comment l’amour du prochain travestit la haine des ennemis :
« Les bienheureux au royaume céleste verront les peines des damnés pour avoir plus de béatitude encore. »
Pour Cohen, imaginer l’ennemi mourant a une autre fonction.
Notons d’abord qu’il s’agit d’anticiper les attitudes les plus concrètes et les plus désespérées de l’agonisant :
« Ses mains repousseront les draps, ses mains grifferont et bêcheront sa poitrine pour en ôter la mort, et il voudra respirer encore une fois, vivre encore une fois » (ibidem)
Ce qu’attend Cohen de cet effort d’imagination (effort, oui, car l’autre est si vivant dans son arrogance hostile), c’est par le moyen de la pitié la réconciliation, tant devront à la lumière de la mort, point d’arrivée des deux ennemis, paraître vaines les raisons du conflit.
La pensée de la mort tient certes un grand rôle dans le stoïcisme, mais l’usage qu’en fait le stoïcien est radicalement différent : imaginée à chaque instant comme une possibilité, elle est la limite personnelle qui prévient des adhésions aux valeurs vaines en rappelant que le rôle qu'on joue, aussi brillant qu’il soit, ne dure pas toute la pièce et correspond seulement à une apparition, certes fondée, mais naturellement éphémère.
A la rigueur, un stoïcien contemporain pourrait partir de la voie enseignée par Cohen pour inventer un exercice spirituel d’un tout autre sens : imaginer l’agonie de l’autre en vue, le jour venu, de ne pas se décomposer dans le désespoir ; imaginer sa propre agonie comme la forme ultime de l’absence essentielle de maîtrise du corps propre. D'ailleurs, n'est-ce pas ce dernier exercice que Marc-Aurèle pratique quand il écrit en IV 39 ?
"Quand bien même ton plus proche voisin, le corps, serait découpé, brûlé, purulent, gangrené, que néanmoins la partie qui prononce sur ces accidents garde le calme, c'est-à-dire qu'elle juge n'être ni un mal ni un bien ce qui peut tout aussi bien survenir à l'homme méchant qu'à l'homme de bien." (trad. Meunier)
Le corps comme plus proche voisin !

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