mercredi 3 novembre 2010

Marc- Aurèle vu par Stuart Mill ou être sage et faire le mal ne sont pas contradictoires ou pourquoi un esprit chrétien en vient à nuire aux chrétiens.

En 1859, dans De la libertéJohn Stuart Mill écrit :
" Si jamais monarque eut sujet de se croire le meilleur et le plus éclairé de ses contemporains, ce fut l'empereur Marc-Aurèle. Maître absolu du monde civilisé tout entier, il se conduisit toute sa vie avec la plus pure justice et conserva, en dépit de son éducation stoïcienne, le plus tendre des coeurs. Le peu de fautes qu'on lui attribue viennent toutes de son indulgence, tandis que ses écrits, l'oeuvre éthique la plus noble de l' Antiquité, ne diffère qu' à peine , sinon pas du tout, des enseignements les plus caractéristiques du Christ. Ce fut cet homme - meilleur chrétien dans tous les sens du terme (le dogmatique excepté) que la plupart des souverains officiellement chrétiens qui ont régné depuis - ce fut cet homme qui persécuta le christianisme. À la pointe de tous les progrès antérieurs de l'humanité, doué d'une intelligence ouverte et libre et d'un caractère qui le portait à incarner dans ses écrits moraux l'idéal chrétien, il ne sut pas voir - tout pénétré qu'il était de son devoir - que le christianisme était un bien et non un mal pour le monde. Il savait que la société de son temps était dans un état déplorable. Mais telle qu'elle était, il vit ou s'imagina voir que ce qui l'empêchait d'empirer était la foi et la vénération qu'elle vouait aux anciennes divinités. En tant que souverain, il estima de son devoir de ne pas laisser la société se dissoudre, et ne vit pas comment, si on ôtait les liens existants, on en pourrait reformer d'autres pour la ressouder. La nouvelle religion visait ouvertement à défaire ces liens ; et comme son devoir ne lui dictait pas d' adopter cette religion, c'est qu'il fallait la détruire. C'est ainsi que le plus doux et le plus aimable des philosophes et des souverains - parce qu'il ne pouvait ni croire que la théologie du christianisme fût vraie ou d'origine divine, ni accréditer cette étrange histoire d'un dieu crucifié, ni prévoir qu'un système censé reposer entièrement sur de telles bases s'avérerait par la suite, en dépit des revers, l'agent du renouvellement - fut conduit par un sens profond du devoir à autoriser la persécution du christianisme. À mon sens, c'est l'un des évènements les plus tragiques de l'histoire. On n'imagine pas sans amertume combien le christianisme du monde aurait été différent si la foi chrétienne était devenue la religion de l'empire sous les auspices de Marc Aurèle et non ceux de Constantin. Mais ce serait être à la fois injuste envers Marc-Aurèle et infidèle à la vérité de nier que, s'il réprima comme il le fit la propagation du christianisme, il invoqua tous les arguments pour réprimer les enseignements antichrétiens. Tout chrétien croit fermement que l'athéisme mène à la dissolution de la société : Marc Aurèle le pensait tout aussi fermement du christianisme, lui qui, de tous ses contemporains, paraissait le plus capable d'en juger. À moins de rivaliser en sagesse et en bonté avec Marc Aurèle, à moins d'être plus profondément versé dans la sagesse de son temps, de se compter parmi les esprits supérieurs, de montrer plus de sérieux dans la quête de la vérité et lui être plus dévoué après l'avoir trouvée - mieux vaut donc que le partisan des sanctions à l'encontre de ceux qui propagent certaines opinions cesse d'affirmer sa propre infaillibilité et celle de la multitude, comme le fit le grand Antonin avec un si fâcheux résultat " (p 99 à 101 Folio Essais)
La thèse soutenue est donc qu' un grand mal peut être commis par un homme extrêmement bon et très éclairé. Le mal a dans ce cas deux causes : le sens du devoir - précisément le devoir relatif à la fonction d'empereur - et une insuffisance cognitive consistant dans l'incapacité à reconnaître sous un mal apparent présent (défaire les liens sociaux) un bien réel futur (les refaire sur une base plus solide).
Une telle analyse est bien sûr inquiétante car, si elle est vraie, cela veut dire que les progrès de la morale et de la connaissance ne conduisent pas à la suppression complète du mal. L'idée à retenir n'est pas qu'on puisse nuire à autrui avec les meilleures intentions mais plutôt que même parfaitement équipé moralement et bien équipé intellectuellement on soit en mesure de commettre des actions mauvaises. C'est donc une question de premier plan de savoir si la limite cognitive envisagée ici et relative à l'histoire à venir est contingente ou nécessaire.
Je penche pour l'idée de nécessité car la fin du texte suggère que Marc Aurèle représente un maximum indépassable de savoir et de moralité. Certes on pourra penser que, pour prévenir le mal possible, il faut respecter la liberté de pensée et de discussion que prône cette première partie du livre de Stuart Mill. Si Marc Aurèle avait respecté une telle liberté, les Chrétiens l'auraient emporté plus tôt. Reste que Stuart Mill expliquant que le respect de cette liberté n'est pas inconditionnel mais doit prendre en compte les actions nuisibles potentielles, la possibilité d'une limite cognitive au moment même d'évaluer la relation entre l'opinion et l'action est à prendre en compte, d'où un pessimisme inévitable.
Certes on pourra toujours penser que la plus grande partie du mal disparaîtrait en cas de développement maximal et de la moralité et de la connaissance. Resterait cependant un résidu apparemment inéliminable.

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