jeudi 2 avril 2015

La question des pouvoirs de la raison chez Pierre Hadot.

Dans un billet précédent, j'ai associé au nom de Pierre Hadot le terme de misologie. En quel sens est-ce défendable ?
Un point est indiscutable : cet auteur a défendu la possibilité d'une connaissance objective des textes philosophiques, comme en témoignent ces lignes :
" Je commencerai par ce que j'appellerai la "lecture scientifique" que je me suis efforcé de pratiquer aussi bien dans mes cours que dans mes livres. Ici, c'est plutôt celui qui enseigne qui doit pratiquer un exercice spirituel. Car pour faire un travail scientifique,il faut s'astreindre à l'objectivité, et l'objectivité ne peut être que le résultat d'un travail de soi sur soi. Pour le biologiste Jacques Monod, l'exigence scientifique d'objectivité suppose "un choix éthique" et non un "jugement de connaissance". Il faut se libérer des préjugés et des considérations d'intérêt personnel. Cet exercice spirituel consiste à changer de point de vue, à abandonner le point de vue égoïste et utilitaire du moi de la vie courante, pour se hausser à un point de vue universel. C'est déjà ce que doivent faire les interlocuteurs dans le dialogue socratique et platonicien : se hausser du point de vue du logos, de la raison qui leur est commune, pour juger objectivement de la valeur de leurs arguments respectifs. C'est là le début de l'objectivité scientifique. Une métaphore peut illustrer cet exercice, celle du regard d'en haut, qui laisse entrevoir le passage du point de vue partial et partiel à un point de vue universel, le détachement et l'élévation qui permettent l'objectivité.
Certains penseurs ont douté de la possibilité d'une objectivité dans le domaine des sciences humaines et tout spécialement dans l'exégèse des textes. Nietzsche disait qu'un texte peut avoir toutes les significations possibles, qu'un texte n'a pas de signification fixe. (...) je suis très hostile à cette conception. Je ne peux ici me livrer à une réfutation détaillée. Il y a quarante ans déjà, un livre d'Eric Donald Hirsch, Validity in Interpretation, que j'ai en vain essayé de faire traduire en français, a mis les choses au point en distinguant le sens voulu par l'auteur, que l'on peut découvrir par la lecture scientifique, et les significations diverses que l'on peut donner - je dis bien donner- à l'oeuvre. La recherche du sens voulu par l'auteur exige cet effort d'objectivité et donc ce choix éthique dont je viens de parler. " (Davidson et Worms (ed.) Pierre Hadot, l'enseignement des antiques, l'enseignement des modernes, Paris, Éditions rue d'Ulm, 2010, p.29)
Il va de soi donc que Pierre Hadot ne met pas en doute la capacité de la raison à trouver la vérité des textes philosophiques. Si misologie veut dire méfiance par rapport aux capacités exégétiques de la raison, à ce niveau il n'y a aucune misologie.
Si misologie il y a, elle se trouve dans la conception que Pierre Hadot se fait de l'origine et du fondement de l'activité philosophique, dans sa dimension à la fois pratique et théorique. Mais laissons parler les participants au colloque qui lui était consacré, le premier Juin 2007 :
Jean-Francois Balaudé : " la vie des idées trouve sa raison et son fondement dans l'expérience du réel, dans l'ouverture aux mondes et aux autres, considérée non comme un complément ou un à côté, mais comme le foyer même de tout investissement philosophique.
Et c'est cela qui permet de faire le départ entre une philosophie sans réel enjeu existentiel, car elle n'ambitionne que de créer des concepts, et une philosophie s'efforçant à l'autonomie, au sens où elle se veut expérience totale, de vie et de pensée." (p.43-44)
On peut émettre une certaine réserve par rapport à l'association que l'auteur fait ici entre la philosophie sans enjeu existentiel et la création de concepts. En effet cette dernière caractérisation (qui évoque Deleuze) n'est pas nécessairement attachée à la philosophie sans enjeu existentiel dont parle Balaudé, car on peut aussi voir la philosophie comme un effort pour découvrir la vérité sur des problèmes spécifiques à elle. L'auteur continue ainsi :
" On le conçoit aisément, il y a évidemment une grande différence entre une réflexion accompagnant une démarche de transformation intérieure, et une réflexion supposée valoir par elle-même et pour elle-même." (p.45)
Il semble que le type de réflexion condamné ici est celui ayant comme seul but la construction d'une théorie vraie.
Enfin l'auteur termine son intervention en mentionnant " l'épicurisme, le stoïcisme et le platonisme (pris comme des types de postures fondamentales face au monde)" (p.46)
Certes la philosophie comme posture n'est pas la philosophie comme imposture, mais s'il y a plusieurs postures possibles, c'est que la raison échoue à découvrir de toutes les attitudes possibles laquelle est la meilleure.
Sandra Laugier : " en revendiquant le modèle de l'exercice spirituel comme "indépendant de toute théorie", Hadot adopte une forme d'anti-théorisme parfois revendiqué par les wittgensteiniens." (p.65)
Gwenaëlle Aubry, elle, caractérise ainsi le projet de Pierre Hadot :
" Il apparaît bien vite qu'il ne s'agit pas seulement de constituer une histoire parallèle à l'histoire officielle, d'écrire en marge de l'histoire des doctrines une histoire des pratiques, en marge de l'histoire des idées une histoire des actes, mais bien d'affirmer le primat de la seconde sur la première. Ce primat, ou cette antériorité, on pourrait le qualifier, à la façon d'Aristote, à la fois de chronologique, de logique et d'ontologique :
- chronologique, parce que le choix de vie précède le discours théorique : " le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l'inverse" ;
- logique, parce que le mode de vie éclaire le discours : " le discours philosophique doit être compris dans la perspective du mode de vie dont il est à la fois le moyen et l'expression" ;
- ontologique (c'est-à-dire téléologique), parce que le discours est pour l'acte : " le discours philosophique théorique naît (...) de cette option existentielle initiale et il y reconduit, dans la mesure où, par sa force logique et persuasive, par l'action qu'il veut exercer sur l'interlocuteur, il incite maîtres et disciples à vivre réellement en conformité avec leur choix initial, ou bien il est en quelque sorte la mise en application d'un certain idéal de vie.""
La note ajoutée à ce dernier passage de Qu'est-ce que la philosophie antique ? mérite d'être citée intégralement :
" "On pourrait dire qu'en une sorte de causalité réciproque, le choix de vie détermine le discours et le discours détermine le choix de vie en le justifiant théoriquement", Qu'est-ce que la philosophie antique ? op.cit., p.269. Voir aussi p.410-411 : " Il y a une sorte d'interaction ou de causalité réciproque entre volonté et intelligence, entre ce que le philosophe veut profondément, ce qui l'intéresse au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire la réponse à la question "comment vivre ?", et ce qu'il essaie d'élucider par la réflexion". Voir enfin La philosophie comme manière de vivre, op.cit., p.168 : " On pourrait dire en tout cas qu'il y a une causalité réciproque entre réflexion théorique et choix de vie. La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à une orientation fondamentale de la vie intérieure, et cette tendance se précise et prend forme grâce à la réflexion théorique (...). Autrement dit, la réflexion théorique suppose déjà un certain choix de vie, mais ce choix de vie ne peut progresser et se préciser que par la réflexion théorique."".
Les dernières lignes de cette note clarifient le concept ambigu de causalité réciproque. En effet de la volonté et de l'intelligence, c'est bien la première qui initie et fonde l'activité philosophique dans sa dimension pratique et théorique. La théorie est subordonnée à la pratique, qui naît d'un choix fondamental, rappelant l'engagement existentialiste de Pierre Hadot dans sa jeunesse. Ce choix fondamental, dans le cadre de cette pensée, est moins irrationnel qu'a-rationnel, mais si l'on donnait un certain pouvoir à la raison dans la détermination du meilleur choix de vie ( ce qui ne veut pas dire que la raison commanderait un choix de vie, elle pourrait seulement se contenter de le conseiller ), il faudrait alors qualifier ce choix d'irrationnel par opposition à la préférence donnée au meilleur choix dans le cadre d'un jugement rationnel portant sur les modes de vie possibles. Bien sûr on ne pourrait plus mettre sur le même plan épicurisme, stoïcisme et platonisme car leur valeur serait liée à leur capacité à donner les meilleurs réponses théoriques aux problèmes eux-mêmes théoriques de la raison.
Philippe Hoffmann : " il n'y a pas contradiction, mais complémentarité, entre une lecture de type scientifique, marquée par l'akribeia et par la rigueur philologique la plus parfaite - intégrant tout à la fois les problèmes d'édition de textes mais également les questions sémantiques complexes de la langue grecque de l'époque impériale et du lexique philosophique -, qu'il n'y a pas, donc, de contradiction entre une lecture marquée du sceau de la méthode philologique et une lecture tout entière orientée vers la transformation, vers la modification intérieure." (p.98)
Plus loin, l'auteur explicite la première des trois significations essentielles de bios pour Pierre Hadot :
" C'est (...) le lieu du choix fondamental qui, par ailleurs, excède ultérieurement le discours, le logos."(p.98)
Ce que j'entends par misologie est désormais plus clair. La frontière entre rhétorique et philosophie est ,dans le cadre de cette pensée, brouillée. La raison, quand elle n'est pas au service de l'exégèse philologique et philosophique (déterminer ce qui est vraiment écrit pour connaître ce qui est vraiment dit), est réduite à l'élaboration de ce que Pierre Hoffmann appelle une "stratégie rhétorique de communication" (p.100). Il s'agit pour elle de rationaliser a posteriori le choix de vie en donnant à l'engagement irrationnel du philosophe les raisons les plus vraisemblables possibles afin non de convaincre mais de persuader.

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