lundi 8 juin 2020

L'essentiel et le secondaire.

" On a toujours beaucoup plus de chances d'apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d'autres termes, c'est dans l'abstrait que se passe de nos jours l'essentiel (das Wesentlichere), et il ne reste plus à la réalité que l'accessoire (das Belanglosere) " écrit le narrateur dans L'homme sans qualités (I, 18). 

J'aimerais bien qu'il en soit encore ainsi aujourd'hui : qu'on apprenne " le plus essentiel " (c'est la traduction littérale de das Wesentlichere) dans les journaux et que ce soit " dans l'abstrait " qu' on y ait accès. 
Mais d'abord, depuis longtemps l'abstraction des mots est de plus en plus éclipsée par le concret des images. 
Et ensuite, " le plus accessoire " (Musil a employé ici aussi un comparatif) a envahi les journaux et tous les " supports informatifs ".

Il fut pourtant un temps où on pouvait opposer le sérieux du Monde par exemple à la frivolité, pour rester aimable, d' Ici-Paris ou de France-Soir. Il était facile en plus de ne jamais entrer en contact avec les journaux qu'on tenait pour sans intérêt (belanglos peut aussi se traduire de cette manière). Il suffisait de ne pas prendre en mains un journal, disons inessentiel ! Mais aujourd'hui, avec la rapidité de l'immatériel,  il faut être d'une vigilance presque divine pour ne pas recevoir sur notre écran le pire, confusément mêlé au meilleur. 
En effet, comme il est usuel depuis des décennies déjà d'associer à tort essentiellement le sérieux au dogmatisme, voire au mépris et à l'arrogance, comme aussi la compréhension du sérieux coûte généralement plus d'efforts que celle du ludique (même si le ludique distingué ne cesse de redoubler de finesse pour ne pas être confondu avec son frère populaire), les journaux dits les plus sérieux se plaisent à présenter mêlés l'essentiel et le secondaire et en plus, les deux traités à la manière joueuse et ludique, prenant pour modèle une certaine école, pour laquelle on ne doit apprendre qu'en riant et souriant. 

Et puis, qui prend encore vraiment au sérieux l'opposition entre l'essentiel et l'accessoire ? N'a-t-on pas, dira-t-on, le droit de penser que l'opposition elle-même est accessoire, car qu'est-ce que l'essentiel sinon ce qu'on prend pour tel ? Certes, il faut dire que dans l'histoire n'importe quoi, même l'inexistant, a été pris pour l'essentiel, ce qui rend spontanément sceptique quant aux chances de disposer un jour d'une détermination de l'essentiel qui ne soit pas qu'illusion ou expression de nos craintes.

Doit-on pour autant  renoncer à  " dégager l'essentiel " comme on renonce à une croyance théologique parce qu'elle dépasse de très loin le pouvoir de la raison ? Il va de soi que sans tomber dans un relativisme excessif,  l'essentiel recherché  ici se déterminera dans un cadre spatio-temporel fini en rapport avec un domaine déterminé.

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