En 1893, André Gide fait un voyage en Espagne avec sa mère. Mais, dans son journal de l'époque, on ne trouve aucune description du pays visité, seulement ces lignes étranges, hostiles à la tauromachie :
" Courses de taureaux. Qu'on tue quelqu'un parce qu'il est en colère, c'est bien ; mais qu'on mette en colère quelqu'un pour le tuer, cela est absolument criminel.On tue le taureau en état de péché mortel. On l'y a mis. Il ne demandait, lui, qu'à paître. Etc." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p.160)
Voyons ces lignes en tant qu'argumentation, sans attribuer celle-ci à l'auteur du journal (une note précise qu'elles sont nées d'une discussion avec Charles Gide, l'oncle hostile à la corrida). Ce qui en fait l'étrangeté, c'est ce qu'elles contiennent d'une part, de contemporain et de caricatural et d'autre part, d'archaïque. Le contemporain : l'humanisation de l'animal au point de le traiter en personne. L'animal est-il un sujet ? demande-t-on quelquefois aujourd'hui. Le caricatural : la transformation du taureau en sujet chrétien (transformation approximative car il ne semble pas que Gide aille jusqu'à lui donner le libre-arbitre !) relève sans doute de l'ironie. L'archaïque : quand on lit la première phrase, on pense à ce passage de la correspondance de Spinoza où le philosophe justifie la mise à mort d'un homme enragé :
" Celui qui devient enragé par la morsure d'un chien est excusable, mais l'on a pourtant le droit de l'étrangler." (Oeuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, p. 1295)
Curieux texte donc : au moment même où le taureau est élevé au rang de personne morale, le forcené y est assimilé à un animal nuisible.
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