dimanche 15 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (1)

C'est une nouvelle écrite en 1955, elle a pour titre L'aventure d'un photographe, on peut la lire dans Les amours difficiles (Folio nº 7275). Elle commence ainsi :

" Quand arrive le printemps, par centaines de milliers, les citadins sortent le dimanche avec leur étui en bandoulière. Et ils se photographient."

Ils n'attendent plus le printemps, ni le dimanche et ils n'ont plus besoin de sortir : ils photographient désormais chaque jour et toute l'année, à l'intérieur comme à l'extérieur. Pour sûr, ils continuent de " se " photographier mais " se  " renvoie maintenant autant ou même plus à la personne du photographe qu'aux autres. Or c'est le " geste de l'enfant avec son petit seau " et le " reflet du soleil sur les jambes de leur femme " que Calvino donne comme exemples de photo, associés, c'est vrai, à celle du paysage (" ce torrent des Alpes "). En gros, ils photographiaient alors leur famille et la nature.

" Ils rentrent chez eux contents comme des chasseurs à la gibecière pleine à ras bord, ils passent leurs journées à attendre avec une douce anxiété de voir leurs photos développées."

Ils ne font plus l'expérience du ras bord car il n'y a  jamais de trop-plein, et ils n'attendent rien, sinon peut-être l'occasion de la prochaine photo, de toute façon instantanément là dans sa perfection, le développement papier étant en général sorti des esprits. Ils ne sont plus des chasseurs, car, à la différence de l'expérience de la chasse, il n'y a plus à guetter l'objet de la prochaine photo : leurs munitions sont infinies autant que leurs cibles. S'il y a peut-être anxiété, c'est par rapport non à la qualité de la photo mais à celle de la réception de la photo : ils craignent qu'elle ne soit pas likée. 

"(Anxiété à laquelle certains ajoutent le plaisir subtil de manipulations alchimiques dans la chambre noire, à l'âcre odeur d'acide et interdite aux intrusions des proches) "

Plus d'odeur ni d' obscurité ni de solitude, plus d'évaluation sensorielle, voire sensuelle, des réactions chimiques. Plus de plaisir subtil mais la satisfaction ordinaire et vite oubliée que leurs doigts ont touché comme il faut pour faire varier l'image, variation réversible et cumulable avec une infinité d'autres (" tu as tout, pas besoin de choisir ! "), l'apprentissage de la miraculeuse efficacité en ce domaine s'étant lui-même  réduit à guère plus qu'un instant. 

À ma surprise, à sa description qui évoque un monde passé, l'écrivain ajoute .

" et (ils) ne semblent prendre possession tangible de la journée passée que lorsqu'ils ont sous les yeux leurs photos ; alors seulement (les choses photographiées, cf les trois exemples présentés plus haut) acquièrent l'irrévocabilité de ce qui a été et ne peut plus être mis en doute. Le reste peut bien se noyer dans l'ombre incertaine du souvenir."

Ainsi se termine le premier paragraphe de la nouvelle. Ces dernières lignes m'embarrassent agréablement car je sens que l'objectif de la photo (au sens non d'objet photographié mais de fin visée par elle) n'est peut-être pas devenu aussi obsolète que sa technique et ses conditions. C'est l'expression " possession tangible " qui me retient surtout. Photographier aujourd'hui un plat qu'on va manger, par exemple, ou un tableau célèbre qu'on est allé voir dans quelque musée, n'a-t-il rien à voir avec une prise de possession ? Certes il y a une différence : ce que Calvino note, c'est l'éternisation de quelque chose de rare qu'on ne peut  à cause de sa grande valeur confier seulement à la mémoire, trop fragile. De l'autre côté, comme semble avoir disparu la recherche du  rare et du précieux, sauf peut-être en tant que vaguement évoqués par un " super " qualifiant de fait l'ordinaire et le répétitif, il ne s'agit pas de mise à l'abri de l'oubli mais de possession ostensible et ostentatoire, ouvertement destinée à susciter l'envie, bien sûr douce et amicalement provoquée,  chez le récepteur de la photo, envie qui fera renvoyer à l'envoyeur une autre photo de possession certifiée, comme dans une sorte de potlach du pauvre.

7 commentaires:

  1. Amateur plus en lien avec le sujet16 décembre 2024 à 13:02

    Observation de juste acuité, révélatrice de notre époque. Il y aurait aussi à dire sur le fait presque réflexe de "saisir" l'événement vécu plutôt que de le vivre, un parasitage de l'imprégnation sensible et mnésique par volonté de la capturer fixer aussitôt, voire par anticipation constante, et ce sur la prothèse technologique qui finit par moins être un prolongement au corps se vivant que ce qui l'occulte et occupe la priorité de l'attention, et ce corps donc presque relégué, de par le renversement, au statut de prothèse de la prothèse. Une volonté de prendre photo et d'exhiber avant même de l'avoir bien vu, hé hé. Ne parlons même pas du selfie pris comme centre focalisé de ce qui se passe, situation qui ne devient plus qu'un prétexte une occasion d'être regardé par des gens qui ne se préoccupent pas plus eux-mêmes de vraiment regarder que d'être regardés d'abord. Le chacun son tour n'étant plus qu'une concession nécessaire dont on aimerait se passer. Narcisse non plus paralysé mais omniprésent, isolé parmi et partout un monde d'autres Narcisses isolés. Un réseau de relations sans contact aucun. Une double-voie en parallèles de monologues sans échanger ni croiser. S'exposer en avant toute ... mais comme une façade maquillée plutôt qu'une vitrine, de façon cloisonnée, plutôt que "connectée", autistique, derrière le confort de la planque de la non incarnation, sans que cela ne favorise pour autant un refuge propice à la réflexion du reclus, car la réactivité certes y est rapide compulsive, elle ne coûte ni n'implique aucun réel investissement, physique et intellectuel. Un écran n'est pas une fenêtre sur le dehors mais un dehors mis en boîte (cela peut fournir une indication à condition surtout de ne pas s'en contenter). Godard rappelait que pour l'argentique, on parle d'impression sur la pellicule, pour le numérique : on parle de captation -qui n'est pas une restitution mais une retranscription.
    Certes la perception elle-même n'est pas qu'une réception mais elle reste au contact.

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  2. Plus besoin de bien voir pour avoir bien vu, puisqu'on peut mitrailler de photos autant qu'on veut. Alors certes, une sélection peut tout de même opérer ensuite. Mais bien dans le but prioritaire d'avoir quelque chose à montrer avant celui de montrer quelque chose. Donc on cherche surtout à bien se faire voir de gens qui vous verront à peine plutôt que d'essayer à minima de bien voir.

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  3. Narcisse d'ailleurs toujours rivé à son reflet, simplement ce dernier est devenu ...portable.

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  4. Un observateur qui se soucierait trop d'être observé n'observe plus grand chose.
    Et un observé, par des observateurs surtout préoccupés eux-mêmes d'être observés, n'est plus guère observé.
    Matière à rire ou/et à craindre ?

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  5. Persiste et règne alors l'observation surtout de soi-même par soi-même. La considération de l'extérieur comme simple nécessité pratique mais d'intérêt secondaire sauf s'il s'agit de sa propre externalisation. Et réminiscence souterraine d'un avertissement kantien : l'autre réduit à un moyen pour sa seule fin ...

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  6. Resterait toutefois une possibilité d'être observé attentivement : attiser l'envie d'être à votre place, la convoitise, voire la jalousie.

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  7. Il semble qu'il y ait un problème d'enregistrement lorsque j'envoie plusieurs commentaires. C'est peut-être du à mon matériel, je ne sais, je vous envoie le reste en un seul pâquet.

    Narcisse d'ailleurs toujours rivé à son reflet, simplement ce dernier est devenu ...portable.
    Un observateur qui se soucierait trop d'être observé n'observe plus grand chose.
    Et un observé, par des observateurs surtout préoccupés eux-mêmes d'être observés, n'est plus guère observé.
    Matière à rire ou/et à craindre ?
    Persiste et règne alors l'observation surtout de soi-même par soi-même. La considération de l'extérieur comme simple nécessité pratique mais d'intérêt secondaire sauf s'il s'agit de sa propre externalisation. Et réminiscence souterraine d'un avertissement kantien : l'autre réduit à un moyen pour sa seule fin ...
    Resterait toutefois une possibilité d'être observé attentivement : attiser l'envie d'être à votre place, la convoitise, voire la jalousie.
    Si j'ose dire : l'autre mais bien juste comme moyen devient une fin ... Celle d'être vu. Pour soi seul. Mais avec une ambiguïté : on ne peut se faire voir sans l'autre. On ne peut non plus se focaliser sur soi en pure autosuffisance, cela revient en fait à se focaliser sur le regard d'autrui mais unilatéralement sur et pour soi, une aliénation donc, alors même que le projet était de s'auto-suffire !
    Voir par soi-même ce n'est pas voir sans voir ce que voit l'autre. Puisqu'il ne s'agit pas lorsqu'on voit de ne voir que soi ou l'autre pour soi seul ou juste pour lui, il y a à voir et pour y voir ce qui se tient non seulement entre mais hors ... Mais n'y voir et ne se voir que par ce que voit l'autre de soi seul, et ne voir ce que l'autre voit que par ce que soi voit de ce que l'autre voit de soi ... voire à la rigueur de lui seul ... infini renvoi des reflets, avides à se distinguer alors même qu'ils s'imitent, sans plus de consistance de sens aucun, geôle labyrinthique bien qu'ouverte à tous vents mais pour y tourner à vide ...
    Ce qu'il manque, c'est une fin commune sur un fond externe à nous et qui nous englobe, plutôt que faussement commune par le seul renvoi à l'intérêt respectif, où certes on peut apparemment se retrouver tous, mais en s'y enfermant en chacun et sans vraiment se réunir. Bon, j'ai sur-souligné le risque à dessein, mais la réalité du monde reste là pour atténuer, même contre notre gré et à la vérité à notre bénéfice, nos dérives.

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