lundi 14 avril 2025

Trois états de l'âme : délirante ou barricadée ou fugitive. Lire Céline comme si c'était un philosophe !

C'est un défaut professionnel : quand je lis de la littérature, j'y trouve toujours de la philosophie (et réciproquement).
Par exemple, je pense au Phédon de Platon en lisant quelques lignes du Voyage au bout de la nuit. Socrate en effet dit dans le dialogue en question :

" L'âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent le perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu'elle en est capable toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est." (65c, éd. Luc Brisson, p. 1181, Flammarion)

Ou bien, un peu plus loin :

" Tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons." (66b)

Dans un tel esprit, le point de vue sur le monde que j'ai grâce à ce que je perçois par mes sens n'a strictement aucune valeur cognitive : il ne me donne accès qu'à des apparences éphémères. Aussi, mourir de son vivant, si on peut dire, est le seul moyen d'accéder à une réalité éternelle. C'est par rapport à cette représentation platonicienne des rapports corps / esprit que se détachent ces quelques phrases du Voyage ; Ferdinand va entrer comme ouvrier dans une usine Ford à New-York, les miteux du texte sont les autres ouvriers, plus généralement les pauvres :

" Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère  où l'esprit n'est déjà plus tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme." (La Pléiade, p. 224).

C'est l'opposé de la position du Phédon : plus l'esprit est ancré dans le corps, plus il connaît la réalité. Plus on veut fuir le corps (dans l'expérience douloureuse qui va par exemple avec les souffrances de la misère), plus on s'égare. C'est l'âme - le mot âme désignant ici l'esprit désarrimé du corps - du travailleur à la chaîne qui, entre autres, est ici visée.
Mais il ne faut surtout pas faire de cette idée une constante de la position de Céline (de son idéologie ? de sa philosophie ? de sa Weltanschauung ? de sa doxa, etc. ?). Prenez par exemple l'âme de la vieille Henrouille, exploitée et enfermée par son fils et sa belle-fille : elle ne fuit pas dans le délire irresponsable, elle se barricade dans le corps et se tient fixement à ce qu'elle pense, si fixement  que. lisant les lignes où Céline la décrit, j'ai pensé cette fois à la belle indépendance de l'esprit du stoïcien, à l'abri de la fureur des événements extérieurs, des aléas de la fortune. Jugez plutôt :

" Elle était gaie la vieille Henrouille, mécontente, crasseuse, mais gaie. Ce dénuement où elle séjournait depuis plus de vingt ans n'avait point marqué son âme. C'est contre le dehors au contraire qu'elle était contractée, comme si le froid, tout l'horrible et la mort ne devaient lui venir que de là, pas du dedans. Du dedans, elle ne paraissait rien redouter, elle semblait absolument certaine de sa tête comme d'une chose indéniable et bien entendue, une fois pour toutes.
Et moi, qui courais tant après la mienne et tout autour du monde encore." (p. 255)

Ce n'est bien sûr pas une stoïcienne, la vieille Henrouille, tant son âme est haineuse, mais cette âme haineuse a quelque chose en  commun avec l'âme stoïcienne : l'imperméabilité, l'invulnérabilité par rapport aux intempéries, au gros temps du dehors.
Des trois âmes ici présentées, c'est sans doute l'âme du narrateur, aujourd'hui la plus attirante : amoureux des voyages, du mouvement, de la vie jamais terminée, plus d'un lecteur sera séduit !