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mercredi 27 janvier 2010

Un jugement de Pierre Hadot sur Michel Foucault.

Afin de mettre en perspective la position de Martha Nussbaum, voici tiré des entretiens avec Arnold Davidson et Jeannie Carlier un passage éclairant le jugement que Hadot portait sur Foucault :
" A.D. : Pouvez-vous résumer vos divergences philosophiques avec Foucault, et notamment votre critique de ses idées de culture de soi, sur l'esthétique de l'existence ?
Il faut dire tout d'abord que nos méthodes étaient très différentes. Foucault était sans doute, en même temps que philosophe, un historien des faits sociaux et des idées, mais il n'avait pas pratiqué la philologie, c'est-à-dire tous les problèmes liés à la tradition des textes anciens, le déchiffrement des manuscrits, le problème des éditions critiques, le choix des variantes textuelles. En éditant et traduisant Marius Victorinus, Ambroise de Milan, les fragments du commentaire du Parménide, Marx-Aurèle, certains traités de Plotin, j'ai acquis une certaine expérience qui me permettait d'aborder les textes anciens dans une tout autre perspective que lui. Notamment, je me suis toujours attaché à l'étude attentive du mouvement de la pensée de l'auteur et la recherche de ses intentions. Il n'attachait pas beaucoup d'importance à l'exactitude des traductions, utilisant souvent de vieilles traductions peu sûres.
Ma première divergence se trouve dans la notion de plaisir. Pour Foucault, l'éthique du monde gréco-romain est une éthique du plaisir que l'on prend en soi-même. Cela pourrait être vrai pour les épicuriens, dont Foucault parle finalement assez peu. Mais les stoïciens auraient rejeté cette idée d'une éthique du plaisir. Ils distinguaient soigneusement le plaisir et la joie, et la joie, pour eux - la joie, et non pas le plaisir -, se trouvait non pas dans le moi tout court, mais dans la meilleure partie du moi. Sénèque ne trouve pas sa joie dans Sénèque, mais dans Sénèque identifié à la Raison universelle. On s'élève d'un niveau du moi à un autre , transcendant. Par ailleurs, dans sa description de ce qu'il appelle les pratiques de soi, Foucault ne met pas suffisamment en valeur la prise de conscience de l'appartenance au Tout cosmique, et la prise de conscience de l'appartenance à la communauté humaine, prises de conscience qui correspondent aussi à un dépassement de soi. Enfin, je ne pense pas que le modèle éthique adapté à l'homme moderne puisse être un esthétique de l'existence. Je crains que cela ne soit finalement qu'une nouvelle forme du dandysme." (La philosophie comme manière de vivre p.214-215 2001)
La critique centrale, la question de la compétence philologique laissée de côté, touche juste. Post-kantien et nietzschéen, Foucault ne pouvait pas prendre au sérieux le grandiose et bien fragile cadre métaphysique qui fonde l'éthique stoïcienne (le problème intéressant est précisément de savoir que garder alors du stoïcisme et comment le justifier). Pierre Hadot est donc en mesure de reprocher à Michel Foucault son refus de toute transcendance et de toute métaphysique ayant une portée cosmologique, sa méfiance vis-à-vis d'un concept aussi chargé métaphysiquement que celui d'humanité et donc une forme de nominalisme porté à prendre en compte les hommes concrets plutôt que l'Homme (à ce niveau l'héritage marxiste est aussi manifeste). On peut alors appeler dandysme une doctrine de la mise en forme de soi qui n'est pas en mesure de s'adosser sur une métaphysique, au sens classique de ce terme (et non au sens rajeuni que lui donnent certains philosophes analytiques).
Comme Martha Nussbaum, Pierre Hadot, à la différence de Foucault, ne décontextualise pas les éthiques antiques de leur arrière-plan métaphysique. À coup sûr, c'est le stoïcisme qui avec son finalisme providentiel semble le plus difficile à mettre en harmonie avec nos connaissances. L'épicurisme, rejetant le finalisme, dépeignant un univers sans raison et explicable exclusivement par des causes atomiques, sensible avec Lucrèce à l'évolution, paraît moins lourd à défendre dans la perspective d'un rationalisme post-Lumières. Ceci dit, c'est à condition de ne pas prendre non plus au sérieux l'affirmation épicurienne de l'existence des Dieux.

jeudi 21 janvier 2010

Martha Nussbaum et la conception de la philosophie comme thérapeutique.

Le livre de Martha Nussbaum The therapy of desire. Theory and practice in hellenistic ethics (1994) vient d'être réédité avec une nouvelle introduction. J'y trouve un passage qui clarifie le sens qu'elle donne à l'expression "philosophie thérapeutique". Je le transcris ici avec la volonté non seulement d'accéder, de faire accéder à la pensée de Martha Nussbaum mais aussi à celles - que je ne suppose pas d'emblée être tout à fait identiques sur ce point à celle de Nussbaum - de Pierre Hadot et de Michel Foucault - qui elles-mêmes bien sûr se distinguent entre elles ! - :
" The point of saying that philosophy should be therapeutic is not to say that philosophy ought to subordinate its own characteristic commitments to some other norms (e.g., flourishing, calm); it is, rather, to say that you can get the good things you are searching for (flourishing, calm) only through a lifelong commitment to the pursuit of argument. Other figures in the culture - soothsayers, magicians, astrologers, politicians - all claim to provide what people want , without asking them to think critically and argue. The philosophers say : no, only in the life devoted to reason will you really get what you want (Here, as I say in Therapy, I locate a major deficiency of Michel Foucault's otherwise illuminating writing on self-fashioning in the Hellinistic period. Self-fashioning can take many forms; the form it takes in the philosophers is a lifelong dedication to argument and analysis.)
So if teachers of philosophy avoid Hellenistic texts because they think of them as texts that persuade primarily through nonargumentative means, they are incorrect; they have misunderstood what Hellenistic therapy is about. Nonetheless, there are genuine difficulties involved in teaching these texts to students who are used to more familiar argumentative strategies. Therapeutic arguments have their own rhetoric and their own literary style. They cannot be decoded by someone who simply ignores those aspects of the argument, as much teaching of philosophy is apt to do. Only if one reads these arguments with sensitivity to their therapeutic purpose will on be able, after quite a lot of work, to see how good, as arguments, they really are." (p.XI)
En 1995, un an après la publication de The therapy of desire , Pierre Hadot, qui me mentionne pas le livre de Nussbaum dans sa bibiographie, écrivait des lignes qui paraissent aller dans la même direction, par exemple :
" Il ne faudrait pas non plus opposer mode de vie et discours, comme s'ils correspondaient respectivement à la pratique et à la théorie. Le discours peut avoir un aspect pratique, dans la mesure où il tend à produire un effet sur l'auditeur ou le lecteur (...) Il s'agit de montrer que le discours philosophique fait partie du mode de vie (...) Le discours du maître de philosophie pouvait d'ailleurs prendre lui-même la forme d'un exercice spirituel, dans la mesure où ce discours était présenté sous une forme telle que le disciple, en tant qu'auditeur, lecteur ou interlocuteur, pouvait progresser spirituellement et se transformer intérieurement." (Qu'est-ce que la philosophie antique ? p.20-21-22)
Ce que je note chez Martha Nussbaum est l'insistance sur la durée et la difficulté de l'effort requis pour la compréhension des arguments ("life-long commitment" "after quite a lot of work") ainsi que sur la sensibilité requise pour un tel effort intellectuel.
À première vue, ce qui distingue cette pensée de celle de Foucault est son engagement réaliste au sens philosophique du terme : les bonnes choses que les hommes recherchent (l'épanouissement, le calme) existent réellement et ne sont pas simplement des objets de croyance ; non seulement elles existent mais peuvent être aussi atteintes. Je fais l'hypothèse que Foucault aurait jugé une telle ontologie trop simple et naïve. Il n'aurait sans doute pas distingué les bonnes choses du discours et du training qui les visent. Ces points sont très largement à préciser.

lundi 11 janvier 2010

Philosophie antique et Wittgenstein.

Il est arrivé qu'on me demande s'il y a un lien entre mon intérêt pour la philosophie antique et celui que je porte à Wittgenstein. Or, je trouve dans le dernier livre de Sandra Laugier Wittgenstein. Les sens de l'usage (Vrin 2009) un passage assez bien adapté à cette question:
" P. Hadot a mis en évidence dès les années 1960 un lien entre la philosophie antique comme pratique et exercice spirituel et la visée thérapeutique de Wittgenstein. Le Tractatus est bien un exercice où l'on atteint la transformation de soi par un effort de lucidité et un travail sur soi et ses perceptions.
Je me suis rendu compte que j'avais essayé de proposer une attitude philosophique qui soit indépendante, d'abord, de toute philosophie particulière et, ensuite, de toute religion. Quelque chose qui se justifie par soi-même (Qu'est-ce que l'éthique ? Entretien avec P.Hadot, Cités, nº 5,2001)
En articulant l'approche de Wittgenstein à une conception de la philosophie comme éthique du langage et perfectionnement de soi, Hadot a légitimé une ouverture ultérieure des interprétations de Wittgenstein. Les limites du langage sont les limites de mon monde, et de ma vie : reconnaître ma forme de vie dans le langage, c'est reconnaître ma finitude. L'exercice spirituel consisterait à comprendre ma situation dans le langage et est un apprentissage de la mort, comme de la vie, dont les limites sont celles de mon monde.
Cette éthique wittgensteinienne définit alors une forme non religieuse d'exercice spirituel : il n'y a pas d'en-dehors du langage, et comprendre l'auteur du livre (TLP, 6.54) c'est comprendre que le livre est dénué de sens. Cette insistance finale et inattendue sur l'auteur dans un ouvrage aussi impersonnel ("celui qui me comprend") montre bien le statut du Tractatus, qui est de transformer le lecteur. En ce sens, la lecture de Wittgenstein sera aussi, comme le dit Hadot dans sa préface aux Exercices spirituels à propos du Tractatus, une forme d'exercice de compréhension de soi. Il est important de noter qu'un tel exercice de compréhension prend toute sa valeur s'il est spécifiquement compréhension d'autrui." (p.67-68)
Le rapprochement entre la dimension thérapeutique et des philosophies antiques et des réflexions de Wittgenstein ne doit pas cependant éclipser une différence essentielle : scepticisme à part, les philosophies antiques bâtissent leur éthique (dont la fonction thérapeutique est explicite par exemple dans l'épicurisme) sur une base métaphysique alors que Wittgenstein (du moins dans l'interprétation que donne Laugier du Tractatus) nie et la valeur et la nécessité de toute métaphysique (concernant le stoïcisme j'ai développé ce point ici).
D'ailleurs, sauf à me tromper, Hadot n'a jamais réduit les philosophies antiques à des éthiques, il a juste assuré qu'elles étaient irréductibles à des théories et que leur finalité pratique est essentielle à la compréhension des éventuelles contradictions théoriques qu'elles renferment

Commentaires

1. Le mardi 12 janvier 2010, 00:36 par Nicotinamide
Il me semble que je vous l'avais déjà signalé mais je le répète en commentaire du billet. Après avoir présenté mon projet de recherche (sur le cynisme antique et ses prolongements), celui qui allait être mon directeur de recherche, spécialiste d'Aristote, me parla, une fois ma présentation terminée, il me parla de Wittgenstein. Je masquai la surprise déclenchée par l'incongruité de son premier commentaire. Il insistait sur la vie philosophique. Et d'après vos billets, je découvre effectivement que Wittgenstein s'attache à un conseil d'Antisthène. Antisthène d'après un stoicien précisait que philosopher consistait en partie à l'examen des mots.
(Epictète I 17 10 "Antisthène a écrit que l'examen des mots est le principe de la formation philosophique)
2. Le mardi 12 janvier 2010, 06:24 par xpavie
En thèse sur les exercices spirituels, Wittgenstein prend une place non négligeable au titre d'une mise en oeuvre et d'un discours faisant sens avec les exercices des Anciens.
3. Le mardi 12 janvier 2010, 12:14 par JohnDoe
Merci à Philalèthe de reprendre la réflexion en ce début d'année sur un sujet aussi important :
"Cette éthique wittgensteinienne définit alors une forme non religieuse d'exercice spirituel" dit Hadot. D'où, en effet, la tâche chez lui de travailler la notion de "conversion", (particulièrement emblématique), comme s'il s'agissait de ramener ce mot même (un mot de la religion s'il en est) à la maison.
J'aimerais dire que la formule est beaucoup plus simple que l'"exercice" justement qu'il demande et je me demande si l'exercice en question n'est pas en fin de compte un exercice d'écriture et de lecture, chez Hadot qui rejoint ainsi toute l'écriture philosophique moderne comme une tentative de retrouver des mots plus purs aux mots de la religion.
C'est ce qui expliquerait cet investissement dans le langage qu'il va chercher chez Wittgenstein.
Mais alors c'est complètement en tant que "moderne" qu'il se réfère au modèle antique...
Autre chose qui me convainc de cette perspective et qui fait que je ne comprends pas toujours bien Hadot. Il parle d'"exercice spirituel" mais il ne nous donne aucunement les clés d'une telle pratique (il y en a des dizaines les plus actuellement pratiquées) et c'est ce qui me déçoit un peu et qui fait qu'a priori on peut camper Wittgenstein en à peu près tout : du disciple de Loyola au maître Zen..
4. Le mardi 12 janvier 2010, 14:48 par philalèthe
1 Nicotinamide
C'est un plaisir de vous lire de nouveau !
Le passage d'Épictète que vous citez est intéressant: il y défend la valeur de la logique contre l'idée que le plus pressant est de guérir ses passions et que la logique est stérile. L'éthique est donc subordonnée à une connaissance du vrai, que garantit la logique. C'est vrai qu'à la fin du passage cette position est attribuée à Antisthène, mais il faut noter que cette référence ne place pas le cynique en position d'autorité originaire, celle-ci étant identifiée à Socrate. Plus précisément Épictète remonte vers l'origine en partant des premiers stoïciens (Chrysippe, Zénon, Cléanthe) pour aboutir à Socrate, point d'arrivée, et ceci via Anstithène, placé donc en position intermédiaire entre Socrate et les stoïciens, ce qui est conforme en tout cas à l'ordre chronologique (la question de l'ordre logique est plus difficile à trancher).
Dans ce contexte, on doit moins parler d'un examen des mots que d'un examen des critères de la vérité des propositions et des raisonnements.
Je me permets cependant d'attirer votre attention sur une différence majeure entre une telle position et ce que veut dire Wittgenstein. En effet dans une telle perspective, la logique conditionne la formulation de jugements moraux vrais. Or, c'est une thèse majeure du TLP (Tractatus logico-philosophicus) qu'il n'y a pas de propositions éthiques vraies (ni fausses, ni douteuses). Cette position sur laquelle Wittgenstein ne reviendra jamais y compris dans sa seconde philosophie crée une distance considérable entre le cynisme, le stoïcisme, l'épicurisme etc et ce que veut dire Wittgenstein. Dans son cas, l'exercice spirituel se réalise dans la prise de conscience du non-sens des énoncés moraux. On voit en revanche bien nettement que si les cyniques s'opposent tant à leurs contemporains, c'est sur la base de la certitude absolue de posséder la vérité absolue en morale.
5. Le mardi 12 janvier 2010, 15:21 par philalèthe
3 John Doe
Votre post éveille en moi plusieurs interrogations:
1) d'abord si on reconduit le mot conversion de son usage métaphysique à son usage quotidien (cf Recherches 116), comment va-t-on s'y prendre pour déterminer son usage quotidien ? N'y a-t-il pas des usages quotidiens ? J'entends par usage quotidien non pas un usage fréquent mais un usage qui n'implique aucune croyance renvoyant à quelque chose d'extérieur à la vie humaine dans l'immanence de sa quotidienneté.
2) plus généralement se référer à des mots plus purs ne revient-il pas à reconstituer un mythe de la pureté (au sens où une telle pureté serait largement illusoire) ? Cf à ce sujet la fin de mon dernier billet.
3) sauf à me tromper, quand Hadot lit les philosophies antiques comme essentiellement pratiques, il vise justement à ne pas les lire en moderne mais à les comprendre selon leurs propres intentions. Je doute aussi que la pratique se limite pour lui à une écriture. Quand par exemple il en parle comme d'une attention centrée sur le présent, il envisage autant un état d'esprit qu'un état d'âme.
4 ) les exercices spirituels dont Hadot parle me paraissent assez précisément déterminés par leur définition stoïcienne (sur ce sujet, cf La philosophie comme manière de vivre 2001: ce sont des entretiens de Hadot avec Carlier et Davidson)
5 ) du point de vue de Wittgenstein (je n'envisage pas ici le pt de vue de Hadot sur Wittgenstein), la transformation de soi n'est pas du tout imaginable dans le cadre de Loyola ou du bouddhisme zen, pour la bonne raison que ce sont des cadres métaphysiques (qui n'ont pas reconduit les mots de leurs usage métaphysique à leur usage quotidien).
6. Le mardi 12 janvier 2010, 20:14 par ichimizen
A Philalète
Le zen "cadre métaphysique" ?
Voyez cela :
«Si vous voulez
comprendre la Voie, vous devez comprendre que le corps-esprit ordinaire est la Voie.
Le corps-esprit ordinaire est quelque chose qui ne demande
aucun effort», même si cela est parfois difficile et douloureux.
Le corps-esprit ordinaire n’est ni vrai, ni faux, ni hier, ni demain. On ne peut pas l’attraper, on ne peut pas le rendre,
il n’y a pas de consistance, ni d’inconsistance. Il est liberté.
Le corps-esprit ordinaire demeure dans notre présence, ici et maintenant.
7. Le mercredi 13 janvier 2010, 10:31 par philalèthe
6 Ichimizen
Le passage que vous citez (d'où est-il tiré ?) est un parfait exemple de non-sens du moins selon les critères du Tractatus. Je comprends que vous le citiez car le texte mentionne "le corps-esprit ordinaire" et donc on peut y voir une évacuation de la transcendance ; mais le texte reste métaphysique au sens où "la métaphysique exploite, en faisant mine de la rejeter, la grammaire du langage ordinaire, qu'elle sollicite en dehors de ses conditions d'application sans s'en expliquer"(Wittgenstein Sandra Laugier 2009 p.64).
8. Le mardi 26 janvier 2010, 11:14 par JohnDoe
"Les limites du langage sont les limites de mon monde, et de ma vie : reconnaître ma forme de vie dans le langage, c'est reconnaître ma finitude. L'exercice spirituel consisterait à comprendre ma situation dans le langage et est un apprentissage de la mort, comme de la vie, dont les limites sont celles de mon monde."
En relisant ces lignes par lesquelles vous décrivez l'intention de P. Hadot, je me dis que j'étais mal informé et l'avais lu trop rapidement. Merci donc de cette rectification.
C'est la notion d'"exercice spirituel" sans doute qui me gênait. En fait, Hadot parle de la "connaissance de soi". Cette connaissance implique un exercice de soi sur soi.
Je ne comprends toujours pas cela dit la relation, que fait A. Davidson par exemple, avec le thème d'un "souci de soi" chez M. Foucault. D'ailleurs, il me semble que Hadot s'est distancié de cette lecture. Mais ce n'est pas le sujet de ce post et ma question concerne cette "connaissance de soi". Une question Zen un peu abrupte je le reconnais:
Est-ce que cette "connaissance de soi" ne serait pas en fin de compte prise de conscience de son "conditionnement". Et s'il s'agit de cela quelle espèce de pratique ou d'exercice allez-vous mettre en place (puisque vous êtes conditionnés)?
9. Le mardi 26 janvier 2010, 14:38 par Philalèthe
D'abord une remarque préliminaire : le passage que vous m'attribuez à propos de Pierrre Hadot fait partie de la citation de Sandra Laugier.
Quant aux questions qui terminent votre post, Bourdieu y a clairement répondu dans toute son oeuvre et précisément dans l'Esquisse pour une auto-analyse (2004). Par exemple :
" Comprendre, c'est comprendre d'abord le champ avec lequel et contre lequel on s'est fait. C'est pourquoi, au risque de surprendre un lecteur qui s'attend peut-être à me voir commencer par le commencement, c'est-à-dire par l'évocation de mes premières années et de l'univers social de mon enfance, je dois, en bonne méthode, examiner d'abord l'état du champ au moment où j'y suis entré." (p.15)
Sandra Laugier défend explicitement un tel usage de la connaissance sociologique quand elle écrit dans Wittgenstein. Les sens de l'usage (2009) :
" Une façon de reformuler la question anthropologique, chez Wittgenstein, serait d'examiner à quoi nous obéissons - et comment la subjectivité elle-même se constitue par différentes connexions et contraintes. Bourdieu, dans sa préface du Sens pratique, est plus wittgensteinien encore qu'on ne l'imagine quand il dit de la sociologie qu'elle "offre un moyen, peut-être le seul, de contribuer, ne fût-ce que par la conscience des déterminations, à la construction, autrement abandonnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet" (Le sens pratique p.41)" (p.302)
Ce n'est que dans le cadre d'une conception incompatibiliste de la liberté (la liberté et le déterminisme étant incompatibles, s'il y a l'un, il n'y pas l'autre) qu'on peut douter de l'existence d'une pratique émancipatrice (ici par la connaissance des déterminismes - c'est sur ce point du Spinoza pur et dur -) si notre identité a été conditionnée par des contraintes sociales (ou autres : neurologiques etc). 
Ceci dit, en termes du moins wittgensteiniens, si on fait une auto-analyse fondée sur la sociologie, on ne fait plus de la philosophie, on fait de la science appliquée. En effet c'est une connaissance de soi par la connaissance des lois ; on cherche à enrichir sa connaissance des faits, ici relatifs à soi.
10. Le mercredi 27 janvier 2010, 11:44 par JohnDoe
Merci pour cette éclairage.
Ce que je voulais dire (et je crois vous rejoindre) c'est qu'aussi intéressante que soit cette approche sociologique (qui emprunterait un tour wittgensteinnien) de la "connaissance de soi", eh bien, ça a un air de famille avec une "connaissance" de soi mais, pour moi, ce n'est pas ce que j'appelle une connaissance de "soi".
Mais c'est vrai que je me fonde sur une inspiration plutôt zen de la "connaissance de soi" (c'est pourquoi, d'ailleurs, je trouvais le post de ichimizen pertinent qui contestait le fait que cette vision était inspirée par la métaphysique) et d'exercices (méditation, visualisations) que Pierre Hadot n'évoque absolument pas.
C'est peut-être un tout autre chemin mais il est difficile pour moi d'entendre parler de tous ces thèmes en ignorant complètement (comme c'est souvent) l'Orient.
11. Le mercredi 27 janvier 2010, 12:16 par philalèthe
En effet je n'ai pas de souvenirs d'avoir lu des lignes de Pierre Hadot se référant au bouddhisme. J'ai en tête une référence au taoïsme. Voici le passage en question :
" Arnold Davidson : Récemment, vous avez commencé à vous intéresser à la philosophie dans les autres cultures, surtout à la philosophie chinoise, et c'est peut-être lié à l'idée qu'il y a quelque chose comme des attitudes philosophiques universelles, attitudes qu'on peut trouver même dans une culture chinoise, et qui représentent, dans un autre contexte, ce qui se trouve aussi dans l'Antiquité occidentale.
J'ai été longtemps très réticent à l'égard du comparatisme (par exemple au sujet des rapports entre Plotin et l'Orient). Maintenant j'ai un peu changé d'avis, en constatant des analogies indiscutables entre pensée chinoise et philosophie grecque. J'ai parlé de l'attitude d'indifférence à l'égard des choses, aussi d'une sorte d'attitude stoïcienne ; on pourrait ajouter également la notion d'illumination instantanée. Je m'explique ces analogies, non pas par des rapports historiques, mais par le fait que des attitudes spirituelles analogues peuvent se retrouver dans différentes cultures. Parfois aussi, j'ai trouvé dans la pensée chinoise des formules qui me semblaient plus éclairantes que tout ce que l'on pouvait trouver dans la philosophie grecque, par exemple, pour décrire la situation d'inconscience dans laquelle nous vivons, l'image de la grenouille au fond du puits ou de la mouche à vinaigre au fond d'une cuve, "ignorant l'univers dans son intégralité grandiose" comme dit Tchouang-Tseu. Mais je ne peux pas parler en spécialiste de la pensée chinoise." (La philosophie antique comme manière de vivre p.226 2001)
Le passage de Tchouang-Tseu est le suivant :
" Je ne connaissais du Tao que ce que peut en connaître une mouche à vinaigre prise dans une cuve. Si le maître n'avait pas soulevé mon couvercle, j'aurais toujours ignoré l'univers dans son intégralité grandiose" (ibid.p.274)

Ça me fait penser à l'Allégorie de la Caverne !
Concernant le jugement de Hadot sur Foucault (que vous évoquez dans un précédent post), j'en fais le thème d'un bref billet.
Sinon, Cavell a-t-il écrit sur le zen ?

mardi 10 novembre 2009

Conversion philosophique platonicienne et conversion philosophique évangélique ou naïveté première, impossible lucidité et naïveté seconde

Sous la plume de Pierre Hadot, un rapprochement inattendu entre l'éthique évangélique et l'intérêt porté par Wittgenstein au langage ordinaire:
" Ce retour au "quotidien" me semble le mouvement caractéristique du second Wittgenstein. J'y verrais volontiers une volonté de simplicité et d'unité, de pauvreté en quelque sorte "évangélique", qui serait assez bien dans la manière de celui qui, un moment, fut disciple de Tolstoï." ( WIttgenstein, philosophe du langage II p.69 in Wittgenstein et les limites du langage Vrin 2004)
La suite est singulière aussi car elle utilise le concept de conversion (dont les connotations religieuses sont prégnantes vues les lignes antérieures) pour caractériser paradoxalement un type de philosophie auquel fait précisément défaut l'inspiration religieuse:
" Tout philosophe, d'ailleurs, ressent profondément, je crois, le hiatus qui sépare son langage du langage quotidien. Il pense que ce qu'il appelle la "conscience empirique", c'est-à-dire l'homme dans sa vie de tous les jours, doit se convertir, transformer son attitude naturelle, et percevoir les choses, d'une manière nouvelle, sous l'aspect de l'Être, ou de la Durée, ou de l'Éternité. Mais, à vrai dire, la conversion philosophique est toujours vouée à l'échec. L'homme reste "quotidien" et continue à parler un langage "quotidien". Il en résulte une sorte de schizophrénie, un dualisme insurmontable, la juxtaposition d'une "conscience philosophique" qui a son langage propre et d' une "conscience empirique" qui parle, de son côté, le langage de tous les jours. Mais le langage philosophique risque d'être un langage qui tourne à vide, qui n'est pas inséré dans la praxis, dans l'activité réelle des hommes." (p.70)
C'est moins l'opposition entre les deux consciences qui me retient que celle, un peu plus discrète, entre les deux conversions.
La conversion philosophique inspirée par l'esprit platonicien échoue malheureusement à faire sortir de la caverne, car il y a tant de mondes différents qui prétendent au titre de Monde Réel et surtout, quel que soit le monde réel auquel on accède, on continue entre gens éclairés à parler le patois de la caverne ! La conversion philosophique inspirée par l'esprit religieux incline, elle, paradoxalement encore, à rester en bas, à s'y installer, à penser qu'en somme l'Extérieur peut être conçu de mille façons mais qu'aucune n'est réelle. Rien de mieux à faire en somme que de prendre une vue panoramique de ce fond sans fondement.
En fait, la conversion de type 2 est un retour savant à l'état naïf précédant la conversion de type 1.

jeudi 5 novembre 2009

Le concept wittgensteinien de "jeu de langage" comme médiation entre Pierre Hadot et les philosophes antiques.

Dans la préface (2004) que Pierre Hadot écrit en vue de présenter ses articles sur Wittgenstein, on lit:
" L'analyse, on peut dire révolutionnaire, du langage, qui est développée dans les Investigations philosophiques, a provoqué alors, je dois dire, un bouleversement dans mes réflexions philosophiques. Toutes sortes de perspectives nouvelles s'ouvraient aussi à moi dans mon travail d'historien de la philosophie. Je découvris brusquement cette idée capitale de Wittgenstein, qui me semble indiscutable et a des conséquences immenses : le langage n'a pas pour unique tâche de nommer ou de désigner des objets ou de traduire des pensées, et l'acte de comprendre une phrase est beaucoup plus proche que l'on ne croit de ce que l'on appelle habituellement: comprendre un thème musical. Exactement, il n'y avait donc pas "le" langage, mais des "jeux de langage", se situant toujours, disait Wittgenstein, dans la perspective d'une activité déterminée, d'une situation concrète ou d'une forme de vie. Cette idée m'a aidé à résoudre le problème qui se posait à moi, et d'ailleurs à beaucoup de mes collègues, celui de l'incohérence apparente des auteurs philosophiques de l' Antiquité. Il m'est apparu alors que la principale préoccupation de ces auteurs n'était pas d'informer leurs lecteurs sur un agencement de concepts, mais de les former: même les "manuels" (comme celui d'Épictète) étaient des recueils d'exercices. il fallait donc replacer les discours philosophiques, dans leur jeu de langage, dans la forme de vie qui les avait engendrés, donc dans la situation concrète personnelle ou sociale, dans la praxis qui les conditionnaient ou par rapport à l'effet qu'ils voulaient produire. C'est dans cette optique que j'ai commencé à parler d'exercice spirituel, expression qui n'est peut-être pas heureuse, mais qui me servait à désigner, en tout cas, une activité, presque toujours d'ordre discursif, qu'elle soit rationnelle ou imaginative, visant à modifier, en soi ou chez les autres, la manière de vivre et de voir le monde." (p.11 Vrin)
Cette dissociation entre agencer des concepts et former peut être questionnée: peut-on former quelqu'un sans la cohérence conceptuelle comme condition nécessaire ? L'apprentissage de l'agencement cohérent des concepts n'a-t-il pas une dimension formatrice (par exemple au sens où il faut exercer des qualités intellectuelles et morales pour mener à bien un tel agencement) ?

Commentaires

1. Le jeudi 5 novembre 2009, 18:33 par yann Schmitt
Je crois que Hadot en suivant ici Wittgenstein sous estime le poids de la vérité et de l'exigence de conformité à la nature ultime des choses dans la formation et l'éducation, ce qu'il ne fait pas toujours me semble-t-il ?
2. Le jeudi 5 novembre 2009, 19:42 par Philalèthe
On peut concevoir un traité d'éducation qui suivrait le Tractatus et qui en un sens enseignerait la nature ultime des choses (combinaisons d'objets simples dont les propositions élémentaires sont les images) mais il faudrait quand même se résoudre à ce qu'un tel traité n'enseigne que des propositions privées de sens (dans la mesure où elles ne seraient pas des images de faits) et reste muet sur les questions ultimes. 
Quant à Hadot, j'ai l'impression qu'il a des convictions métaphysiques fortes (dans ses entretiens, j'ai cru comprendre qu'il y a un fil directeur qui relie un engagement chrétien originel à son intérêt pour le stoïcisme) et je me demande s'il ne conçoit pas au fond les jeux de langage auxquels il se réfère comme des techniques de persuasion destinées par une modification de soi  à ouvrir les yeux sur la réalité d'une transcendance.
Mais j'avance avec beaucoup d'imprudence sans doute.

samedi 18 octobre 2008

Sénèque et les gladiateurs: à propos d'une remarque de Pierre Hadot.

J’ai mis en évidence comment dans la lettre VII Sénèque condamnait moins les massacres organisés dans les arènes que les risques que de tels spectacles faisaient courir à la moralité du spectateur.
Or, Pierre Hadot écrit dans son Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle (1997):
« Il est donc faux, disons-le en passant, de prétendre avec G.Ville que les stoïciens n’étaient hostiles à ces spectacles que parce qu’ils étaient dégradants pour le spectateur mais que ces philosophes ignoraient complètement le drame de la victime. Nous retrouvons ici encore un exemple de ce parti pris des historiens, obstinés à essayer de minimiser l’importance du renversement des valeurs que représente la philosophie stoïcienne. Malheureusement pour eux, les textes sont là et l’on ne peut les éluder : Homo sacra res homini, dit Sénèque » (p.483 Livre de poche).
Certes deux passages des Lettres à Lucilius contiennent une condamnation claire des spectacles en question.
Le premier se trouve dans la lettre 90 :
« Les premiers hommes ne cherchaient pas l’or ni l’argent ni les pierreries dans les bas-fonds fangeux de la terre ; ils en étaient encore à épargner les animaux, tant il s’en fallait que l’homme fît périr l’homme sans colère ni crainte, pour le plaisir du spectacle » (trad. Noblot)
Le deuxième, encore plus nettement dénonciateur, se trouve dans la lettre 95 et c’est celui que Pierre Hadot produit à l’appui de la critique de ce que soutient Ville dans La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien (1982) :
« L’homme, chose sacrée pour l’homme, on l’égorge de nos jours par jeu et par passe-temps. L’instruire à infliger et à recevoir des blessures était déjà impie ; voici qu’on le traîne devant le public, nu et désarmé ; l’agonie d’un être humain suffit à faire le spectacle » (trad. Noblot)
Cependant, comme le met en évidence Paul Veyne dans une note très éclairante de son édition des œuvres complètes de Sénèque (p.958), ce dernier n’a pas toujours partagé cette opinion. Ainsi dans un de ses premiers textes, la Consolation à Helvia, il écrivait à sa mère après avoir souligné la difficulté de remédier à la douleur de l’âme :
« Parfois nous allons à des jeux publics ou à des combats de gladiateurs, pour absorber notre esprit : au milieu même du spectacle qui nous distrayait, nous sentons poindre un regret qui nous bouleverse soudain. » (trad.Walz)
Il semble donc qu’on pourrait discerner trois positions de Sénèque vis-à-vis de ces spectacles :
1) il est bon public
2) il met en garde contre le fait d’y assister
3) il condamne le spectacle en lui-même.
Je n’ai pas les moyens bien sûr de soutenir que cela correspond à trois étapes dans la psychologie de Sénèque.

lundi 4 juin 2007

Démocrite, lu et corrigé par Marc Aurèle.

Aujourd’hui, je préfère m’effacer devant un grand maître, Pierre Hadot :
« Marc Aurèle critique aussi (VII, 31, 4) un autre texte de Démocrite, qui affirmait que la véritable réalité, c’étaient les atomes et le vide, et que tout le reste n’était que « par convention » (nomisti). Cela voulait dire, comme l’explique Galien, qu’« en soi », il n’y a que des atomes, mais que, « par rapport à nous », il y a tout un monde de couleurs, d’odeurs, de goûts que nous croyons réel, mais qui n’est que subjectif. Marc Aurèle corrige la formule démocritéenne, en l’interprétant dans un sens stoïcien. Il refuse cette infinité d’atomes qui seraient les seuls principes réels, mais il admet le mot nomisti, à condition qu’il soit compris, non pas au sens de « par convention », mais au sens de « par une loi ». Pour Marc Aurèle, seule la moitié de la formule de Démocrite est vraie : « Tout est nomisti. ». Mais elle signifie : « Tout se produit par la loi », la loi de la Nature universelle. Dans ce cas, l’autre partie de la formule de Démocrite : la véritable réalité, c’est la multiplicité des atomes qui sont les principes, est fausse. Car si tout est par la loi de la Nature, le nombre des principes est tout à fait restreint. Il se réduit à un, le logos, ou à deux, le logos et la matière. Telle est l’une des interprétations de ce texte de Marc Aurèle très difficile et probablement corrompu. On pourrait aussi admettre que Marc Aurèle comprend. « Tout est nomisti », dans le même sens que la sentence de Démocrite citée plus haut : « Tout est subjectif, c’est-à-dire tout est jugement », c’est-à-dire à la lumière de l’idée d’Epictète selon laquelle tout est dans notre représentation. Ce qui ne veut pas dire que nous ne connaissons pas la réalité, mais que nous lui donnons subjectivement des valeurs (de bien ou de mal) qui ne sont pas fondées dans la réalité. » (Introduction aux "Pensées" de Marc Aurèle 1997 Le livre de poche p.101-102)