Dans le De brevitate vitae (De la brièveté de la vie), Sénèque écrit:
" A moins d'être les derniers des ingrats, nous reconnaîtrons que les illustres fondateurs de nos saintes doctrines sont nés pour nous. Quand nous marchons vers ces vérités sublimes amenées des ténèbres à la lumière, c'est le labeur d'un autre qui nous guide; aucun siècle ne nous est interdit, nous avons accès à tous, et si notre grandeur d'âme tend à franchir les limites de la faiblesse humaine, nous avons un espace de temps à parcourir. Nous pouvons discuter avec Socrate (disputare cum Socrate licet), douter avec Carnéade (dubitare cum Carneade), nous reposer avec Epicure (cum Epicuro quiescere), vaincre la nature humaine avec les stoïciens (hominis naturam cum Stoicis vincere), la dépasser avec les cyniques (cum cynicis excedere). Puisque la nature nous admet en participation à tous les siècles, pourquoi ne pas sortir de l'étroit et chancelant passage de la vie pour nous adonner tout entiers à ces méditations infinies, éternelles, partagées avec les plus nobles esprits ?" ( XIV 1-2 éd. Veyne p 279-280)
Sénèque ici n'est pas sectaire mais à première lecture on ne sait pas nettement s'il engage à choisir un fondateur, parmi plusieurs possibles, ou à pratiquer chacun à tour de rôle (en fonction des moments de l'existence ?). Peut-on voir ces lignes comme une version non dogmatique, pluraliste de l'allégorie de la caverne ? Mais au sortir de la caverne découvre-t-on alors un seul et même soleil avec des rayons à fonction différenciée ou bien des soleils rivaux ? Il me semble que la fin du texte encourage la version pluraliste éclectique.
Ce qui est en revanche indiscutable, c'est que Sénèque attend des philosophes fondateurs qu'il mentionne, autre chose que des changements d'idées; fidèle ici à Pierre Hadot, je dirais ici qu'il s'agit d'apprendre à vivre à leur contact. Socrate est associé à l'échange d'arguments (dans la première référence que Sénèque en fait dans la Consolation à Marcia (XXII 2), il est mis à un niveau peut-être plus élevé, vu qu'il est identifié à un sage (sapiens), formant une triade avec Caton (sanctus) et Rutilius (innocens); d'ailleurs assez souvent Sénèque fait de Socrate le représentant typique de la sagesse, ce qui est assez attendu mais il faudra écrire un autre billet sur toutes les fonctions de Socrate dans l'oeuvre entière de Sénèque...). La série se termine par la mention des cyniques mais rien n'autorise à formuler l'hypothèse que c'est une série croissante en valeur avec pour terminer quelque chose d'indépassable comme la surhumanité cynique (excedere, c'est sortir de, quitter).
Ce qu'il faut ajouter, c'est qu'un peu plus loin en XIV 5, Sénèque ajoute d'autres modèles à la liste:
Ce qui est en revanche indiscutable, c'est que Sénèque attend des philosophes fondateurs qu'il mentionne, autre chose que des changements d'idées; fidèle ici à Pierre Hadot, je dirais ici qu'il s'agit d'apprendre à vivre à leur contact. Socrate est associé à l'échange d'arguments (dans la première référence que Sénèque en fait dans la Consolation à Marcia (XXII 2), il est mis à un niveau peut-être plus élevé, vu qu'il est identifié à un sage (sapiens), formant une triade avec Caton (sanctus) et Rutilius (innocens); d'ailleurs assez souvent Sénèque fait de Socrate le représentant typique de la sagesse, ce qui est assez attendu mais il faudra écrire un autre billet sur toutes les fonctions de Socrate dans l'oeuvre entière de Sénèque...). La série se termine par la mention des cyniques mais rien n'autorise à formuler l'hypothèse que c'est une série croissante en valeur avec pour terminer quelque chose d'indépassable comme la surhumanité cynique (excedere, c'est sortir de, quitter).
Ce qu'il faut ajouter, c'est qu'un peu plus loin en XIV 5, Sénèque ajoute d'autres modèles à la liste:
" Nous pensons, quoi qu'on dise, que ceux-là se confinent dans leurs véritables obligations, qui voudront avoir chaque jour Zénon ou Pythagore, Démocrite et les autres prêtres des valeurs, avoir Aristote et Théphraste dans leur intimité - Hos in ueris officiis morari putamus, licet dicant, qui Zenonem, qui Pythagoran cotidie et Democritum ceterosque antistites bonarum artium, qui Aristotelen et Theophrastum uolent habere quam familiarissimos- " (ibidem)
Cet apport cadre moyennement avec l'énumération précédente: si on doit ranger Zénon parmi les Stoïciens (c'est le fondateur), dois-je inclure Démocrite dans le groupe épicurien ? Mais Pythagore en revanche comme Aristote et son disciple Théophraste inaugurent à coup sûr de nouvelles niches, si on me permet l'expression. En plus la liste est indéfinie: il y a d'autres "prêtres des valeurs", que Sénèque n'identifie pas ( Veyne ajoute la note suivante: " "Valeurs" est une traduction maladroite de bonae artes, qui désigne ici à la fois les études libérales et la formation morale (Grimal): Sénèque nous invite à ajouter à notre existence une dimension culturelle, livresque qui aura une portée morale"). Ce passage confirme l'idée que c'est sensé d'interpréter ces lignes comme l'évocation d'une philosophia perennis et non comme la référence à une multiplicité de maîtres rivaux.
Il ne faut pas oublier d'ajouter que dans le contexte de ces lignes Sénèque tient à souligner combien ces hommes, à la différence de nos contemporains, sont disponibles pour nous et ouverts à nos besoins. Tout se passe comme si dans ce paragraphe 14 l'accès aux conseils d'autrui ne pouvait passer que par la lecture des illustres morts (Sénèque à cette occasion décrit un monde agité et fébrile où chacun ne veille qu'à ses intérêts à très court terme: à leur yeux ils ont sans doute mille devoirs mais pour Sénèque un devoir subjectif n'est pas nécessairement un devoir objectif. Donc même une philosophie du devoir peut se moquer des devoirs...).
Commentaires
Si je ne me trompe pas, la première question revient à se demander si on ne peut pas envisager que l'esclave apporte un bénéfice réel quand le désir n'est pas déprécié; la deuxième si ce qu'on dit de l'esclave ne peut pas être dit de quiconque joue ce rôle d'aide pour atteindre un désir non déprécié.
Il me semble que cela revient à évaluer la valeur de la dépendance par rapport à autrui dans la satisfaction des désirs légitimes.
Les cyniques pour commencer mettent tellement haut l'autarcie que même ce type d'aide serait rejeté, d'abord parce que c'est une marque de faiblesse de la part de celui qui reçoit l'aide et ensuite parce qu'au fond un désir qui nécessite une aide pour être satisfait est un désir dont on doit se passer (on peut interpréter comme ça l'éloge que Diogène fait de la masturbation et son regret qu'on ne puisse pas satisfaire la faim d'une manière analogue, en se frottant l'estomac). Je ne crois pas que l'identité de celui qui aide soit décisive.
Si j'essaye de raisonner maintenant dans un cadre épicurien, c'est différent: pour certains désirs naturels et nécessaires, autrui est une aide naturelle (par exemple le désir de connaître la vérité ou le désir de manger etc) mais c'est le recours à l'esclave qui pourrait être condamné comme signe d'une dépendance par rapport aux valeurs des hommes ordinaires; en revanche c'est l'ami, c'est-à-dire ici l'alter ego, qui aidera et qui quand viendra son tour sera aidé.
Que penser des stoïciens ? Vaste question, à laquelle je vais encore donner une réponse bien trop rapide. Si je m'appuie sur la lettre 47 de Sénèque, je n'y trouve pas une condamnation de l'esclavage mais une condamnation de l'instrumentalisation des esclaves au service de désirs dépréciés et aussi une condamnation de la manière de voir les esclaves comme des êtres inférieurs. Dans ces conditions, c'est tout à fait en accord avec la doctrine de recevoir l'aide d'un esclave à condition qu'il soit identifié à un être aussi raisonnable que celui qui est aidé et à condition que le désir ne soit pas déprécié.
Pour résumer cette question trop complexe pour être élucidée ici, tout objectif qu'on ne peut atteindre qu'avec de l'aide (qu'elle soit celle de l'esclave ou de quiconque) est effectivement un mauvais objectif dans le cadre d'une vie cynique privée (il faudrait voir ce qu'il en est au niveau d'une conception cynique de la vie publique). Il faut cependant relever ici l'exception de l´éducation: les cyniques ne l'ont pas rejetée, en revanche ils ont attaqué la dépendance infantile par rapport au maître.
Sur cette question en général, je te renvoie au livre de Voelke (1961): Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d'Aristote à Panétius.
Ceci dit, il n'est pas si facile de séparer le banquet de l'esclavage. Pour justifier cette idée, je vais m'appuyer sur la lettre 47 de Sénèque, dont voici un extrait significatif de ce que j'ai en tête:
" Nous sommes étendus sur nos lits de festin: cet esclave essuie les crachats; cet autre, accroupi, ramasse les déjections des convives pris de vin. Cet autre encore découpe des oiseaux rares; sa main experte, passant par une suite de mouvements précis du bréchet au croupion, secoue au bout du couteau les aiguillettes. C'est un malheureux dont la vie a pour but de débiter convenablement de la volaille: mais l'homme qui dresse à un tel métier dans l'intérêt de son plaisir n'est-il pas vraiment plus à plaindre que celui qui subit ce dressage par nécessité ?" (Ed. Veyne p.705)