jeudi 10 février 2005

Sur le chemin du vrai droit (4)

« C’est à ce moment-là que d’aucuns enseignèrent aux autres à créer une magistrature et à instituer le droit, pour obtenir qu’ils aient la volonté de se servir des lois » traduit Bernard Pautrat. Qu’on lise bien ce texte un peu énigmatique ! L’initiative fondamentale ne consiste pas instituer explicitement un ordre politique et juridique mais bien plutôt à apprendre à d’autres à le faire. Mais qui sont-ils, ces fondateurs ? Leur identité est indéterminable si l’on s’en tient à la lettre même du texte, Lucrèce ayant simplement recours à une troisième personne du pluriel. Je pense alors à une autre libération, tout aussi décisive et complètement mystérieuse aussi. Qui a libéré un des prisonniers de la caverne (Platon La République livre VII) et l’a poussé rudement vers la sortie, vers la lumière ? Un « on » aussi, ce qui suggère que la seule condition pour voir la lumière est qu’on l’ait déjà vue, comme si on ne pouvait pas penser l’origine du savoir à partir de l’ignorance. Il en va de même ici : on ne peut établir le droit que si on nous l’apprend. Enfermés dans leurs désirs de vengeances, les hommes n’auraient pas échappé à la répétition obsessionnelle de leurs malheurs si « d’aucuns », en professeurs sereins, ne leur avaient pas montré comment faire. On croit donc assister en direct à une innovation historique, mais non, rien de nouveau n’émerge vraiment : le droit est déjà là, tout armé dans l’esprit des éducateurs. Fausse genèse qui n’explique rien. Au fond, ces « quelques hommes », comme dit Clouard, ont la même fonction que le législateur dans le Contrat Social de Rousseau. A la différence près, que Rousseau consacre explicitement un chapitre tout entier à cette fonction paradoxale et nécessaire, alors que Lucrèce s’est contenté de le versifier en deux lignes. C’est ainsi que commence le chapitre VII du livre II du Contrat Social :
« Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions des hommes et qui n’en éprouva aucune, qui n’eut aucun rapport avec notre nature et qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous et qui pourtant voulût bien s’occuper du nôtre ; enfin qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, peut travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes. »
Pas question bien sûr d’affirmer que Lucrèce a anticipé, même confusément, ce concept de législateur ; je dirai plus sûrement que, pour moi qui ai en tête ce passage de Rousseau, le texte latin me paraît philosophiquement prophétique, si on peut dire ! Je crois comprendre mieux le but de ces hommes (« obtenir qu’ils aient la volonté de se servir de lois ») pour avoir lu ailleurs que le législateur « doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ». Mais comment peuvent-ils donc apprendre s’ils n’ont jamais appris eux-mêmes ? On comprend bien en tout cas qu’ils ne doivent pas reproduire la fonction royale (dont l’échec a créé le besoin du droit), mais susciter le désir des hommes de s’organiser collectivement et ainsi en finir avec la monotonie tuante de la vengeance. Ainsi apparaît la fonction politique : alors que les rois étaient simplement là, tels des faits qui ne correspondent à aucune norme , désormais la place est instituée avant d’être occupée : les règles du jeu fondent enfin le déroulement du jeu. Mais toujours la peur. C’est le même mot (« metus ») qu’il ne me semble pas impossible de traduire de manière plus douce par « crainte », ce qu’a fait d’ailleurs Henri Clouard. Quoi qu’il en soit, l’avenir est encore à craindre, même si le droit limite les agissements. Rectifions, c’est parce que l’avenir est à craindre que le droit limite les agissements :
« Inde metus maculat poenarun praemia vitae »
Ici le latin est facile, aussi traduirai-je, sans souci d’élégance : « à partir de ce temps-là, la crainte (la peur) des peines (des châtiments) altère les récompenses (les avantages, les faveurs) de la vie » ; or, je lis, d’abord sous le plume de Clouard : « les douceurs coupables de l’existence » puis sous celle de Pautrat : « de la vie le butin mal acquis ». Je conçois bien que leur traduction est tout à fait dans l’orthodoxie épicurienne car, sans cet ajout réprobateur, ce droit dont on chante les louanges semble venir gâcher la vie, que les « douceurs » soient ou non coupables ! Certes Gaffiot m’apprend que « praemia » veut aussi dire ce qu’on gagne à la guerre ou à la chasse, mais enfin quel Latin a jamais pensé que ces deux activités étaient essentiellement mauvaises ? Il ne me reste plus qu’à demander humblement les services d’une bonne volonté sérieusement latiniste ! Quoi qu’il en soit de ces incertitudes, il y a bel et bien deux peurs, comme il y avait deux vengeances : l’une qui gonfle lentement au point d’éclater dans l’explosion sanglante qui rend finalement la vie de chacun menaçante pour tous ; l’autre qui garantit l’usage des lois (« legibus uti »). La vie civique a comme condition une régulation intelligente des sentiments, de ces mêmes sentiments qui, déréglés, rendent l’existence infernale. « Uti » : comme on le lit dans les manuels, les épicuriens ont clairement une conception utilitariste du droit. Il est un instrument au service de la meilleure des vies, vu que les hommes ne naissent pas dans une communauté d’amis mais au milieu d’hommes ordinaires et pour cela peut-être dangereux. Seulement Lucrèce ne se raconte pas d’histoires : les châtiments ne frappent les criminels que la plupart des temps. Il ne dit pas pourquoi, comme si l’échec partiel de la justice allait de soi, sans avoir besoin d’être expliqué. Mais, dans ces conditions, pourquoi, si l’illégalité était à l'occasion bénéfique, ne pas prendre le risque de passer entre les mailles du filet ?

mercredi 9 février 2005

Sur le chemin du vrai droit (3)

Ces rois dévorés par l’envie font peur : c’est la première fois que Lucrèce évoque la domination du pouvoir menaçant. Si l’on ne saura jamais pourquoi les cités et les citadelles ont été bâties, on apprend pourquoi ceux qui y règnent sont tués : ils ont fait excessivement (« nimis ») peur à la foule qui finit par se venger en piétinant « l’insigne étincelant de la tête suprême ». Je m’amuse ici à relever que les traducteurs ont deux manières radicalement différentes de rendre le verbe « occidere » qui veut dire « tuer » : Clouard suscite les fantasmes en choisissant « égorger » ; quant à Pautrat, il préfère un léger archaïsme : « occire ». Les deux me paraissent bien venus, car Gaffiot donne comme premier sens de ce verbe : « couper, mettre en morceaux, réduire (la terre) en morceaux ». On sait que les foules en furie ne font pas dans la dentelle. Mais ne déplorons pas ce massacre : c’est ce sans quoi il n’y aurait pas eu de droit (et cette fois, au sens strict : c’est bien du « jus » qu’il s’agit et non plus du « foedus », ce sera une constitution, pas seulement un arrangement). Car ces régicides ont ouvert la voie au désordre. Je pense à ce qu’écrit Platon dans la République quand il conçoit ce que doit être la fin de la ploutocratie, du régime des riches, de ceux pour qui l’argent est la valeur suprême : c’est, comme ici, une violence qui ouvre la voie au chaos ( qu’il appelle démocratie… ) mais, à la différence de Lucrèce, qui va penser la naissance de l’ordre à partir du désordre, Platon, plus sombre en somme, pour nous du moins, donne au chaos des degrés dont le dernier est la tyrannie, effet de la démocratie. Il faudra que je relise un jour soigneusement ce premier et terrible portrait de la démocratie dont hérite à partir de Platon la tradition philosophique. Certes l’assassinat des rois a conduit les choses « ad summam faecem » « jusqu’à la lie » ( c’est de « faex » que vient « fèce »). Sur cela, les deux traductions s’accordent mais la divergence qui suit est suggestive : alors que, dans son analyse des effets désastreux, à la lie Lucrèce ajoute les « turbas », Clouard accuse nettement la masse en choisissant de traduire cette expression très ambiguë par « désordre de la multitude » tandis que Pautrat l’innocente en se contentant neutrement de voir dans « turbas » des désordres . Il n’y a, à dire vrai, pas d’actions de foule mais une foule d’actions : chacun veut dominer. C’est le déchaînement des égoïsmes, plus que le soulèvement de la plèbe. C’est un monde de colères, de vengeances et de violences. Il semble qu’aucun homme n’ait conscience d’agresser et que tous se pensent comme des victimes :
« En effet, inspirés par la colère, tous se mettaient à ourdir des vengeances bien pires qu’il ne nous est permis par des lois équitables »
Lucrèce n’est-il pas lucide ici d’opposer non la vengeance à la justice mais de distinguer finalement deux vengeances : la première pré-juridique en somme, la seconde contemporaine du droit ? On appellerait juste alors une souffrance qui, déterminée par le droit, satisfait le désir de vengeance des victimes dans une certaine mesure et injuste, celle qui satisfait sans reste ce désir de vengeance mais crée dans le camp des accusés une colère telle que le désir de vengeance, passant de la victime au bourreau, se reconstitue inlassablement. Comme si l’avènement du droit ne supprimait pas le désir de vengeance mais le canalisait, l’encadrait de manière à lui éviter d’autres occasions de se manifester. Quoi qu’il en soit, cette hostilité entre les hommes n’est donc pas pensée comme primitive mais comme une réaction à un ordre politique où le pouvoir contrôlait les hommes ordinaires en les effrayant. Mais les forteresses ne suffisent pas pour instituer la paix : il faut encore « les lois et le droit strict » comme dit Pautrat (« leges artaque jura ») « Artus » veut dire littéralement « serré, étroit ». Le droit doit enserrer le genre humain, le tenir à l’étroit dans le but de le pacifier. Et ce sont les hommes eux-mêmes qui se mettent sous le joug des lois, fatigués de vivre dans la violence (« defessum vi colere aevom »), cette violence (« vis ») que Henri Clouard idéologise fort imprudemment en la traduisant par « anarchie » (ai-je tort de reconstituer, à hauts risques il est vrai, les arrière-pensées du traducteur ? Mais l’association de la multitude et de l’anarchie constitue tout de même un des topoï d’une certaine pensée bien peu démocratique…) Les hommes s’affaiblissent, s’alanguissent, s’exténuent dans les querelles ; ce n’est plus l’amollissement prometteur de la tendresse, au contact des petits enfants, c’est le déclin des forces et le refroidissement de l’ardeur. Soutenir que le droit sauve le genre humain de l’extinction n’est pas forcer le texte. Mais qui va l’établir ?

mardi 8 février 2005

Sur le chemin du vrai droit (2)

Avec la découverte de l’or, valeur qui déclasse et la force physique et l’apparence et l’esprit, commence la lutte pour la puissance. Les hommes rivalisent pour être « opulenti », honorés et riches. Et Lucrèce sait pourquoi : ils en attendent une vie douce, calme, paisible (« placidam vitam »). Ce que Pascal interprétera comme un moyen de détourner son attention de la vanité de la vie, Lucrèce l’identifie à la découverte d’un remède aux douleurs mais d’un remède inefficace. Bien sûr les deux veulent dessiller les yeux du lecteur cependant Lucrèce ne les tournera pas vers un sauveur transcendant mais vers une doctrine humaine tout à fait vraie (« vera ratio »), même si, au début du livre V, il identifie son maître Epicure à un dieu :
« il faut le dire : oui, illustre Memmius, ce fut un dieu, un dieu, le premier qui trouva cette règle de vie à présent dénommée la sagesse »
Et Lucrèce répète en effet deux fois « deus » (« dicendum est, deus ille fuit, deus ».) Mais c’est un homme fait dieu ( par un homme) et non un Dieu (fait homme) par un Dieu. Que donne alors la course des prétendants au bonheur ? C’est un parcours d’obstacles avec, à l’arrivée, non la paix mais l’envie : c’est la foudre qui frappe les sommets, ceux qui sont au sommet. Je me demande pourquoi celui qui a éliminé les rivaux est envieux, il semble plus logique que les perdants le soient. Mais je me rappelle que les désirs qui les tracassent n’ont pas de fin et que c’est à coup sûr non ce que les autres ont qu’ils envient mais bien plutôt ce qu’ils imaginent pouvoir avoir en plus de ce qu’ils ont déjà. On dira qu’ils étaient nécessairement déjà envieux quand ils visaient le sommet ; certes, mais ils imaginaient que, là haut, l’envie serait sans objet, ils ne savaient pas que, dans ce domaine-là, il n’y a pas de toit du monde. Ces rois sont donc bien malheureux : ils n’ont pas la sagesse de considérer leur position au moins comme un piètre refuge, un moyen médiocre d’être à l’abri des autres, comme le suggérait la quatorzième Maxime Capitale. Lucrèce fait alors l’éloge de l’obéissance, de la soumission, en somme de l’obscurité civique. Cet homme qui choisirait de ne pas entrer dans la course à la puissance gagnerait en effet de ne pas devoir ses goûts à la bouche d’autrui : c’est l’étrange expression qu’utilise effectivement Lucrèce (« sapiunt alieno ex ore ») et dont Clouard supprime toute la saveur (« ils règlent leurs goûts sur les opinions reçues »). Il y a en effet deux sortes de désirs : ceux qui viennent de ce qu’on nous dit et ceux qui viennent de ce qu’on sent. Certes l’ouïe est un sens mais quand elle permet de comprendre les paroles, c’est par ce sens-là qu’entrent les désirs illusoires. Les hommes disent aux autres ce qu’il faut faire pour être heureux mais chacun a entendu d’un autre ce qu’il répète. Cette crédulité, Lucrèce la pense inhérente à la nature humaine :
« Et ainsi en est-il, en sera-t-il demain, exactement autant qu’il en fut jusqu’ici »
Mais lui, Lucrèce, n’a-t-il pas écouté Epicure ? Certes, mais il a écouté quelqu’un qui n’a écouté personne (qu’on se rappelle la légendaire inculture !) et qui était simplement « le découvreur des choses » ( je lis « rerum inventor » et je réalise subitement l’ambiguïté de ce « res invenire » qui se traduit, selon le contexte, tantôt par « inventer la richesse » et tantôt par « découvrir les choses »). Mais être roi, est-ce seulement souffrir de l’envie ?

Sur le chemin du vrai droit (1)

Après avoir éclairé la naissance du langage et expliqué la découverte du feu, Lucrèce reprend son histoire de l’ordre civilisé. Comme on est surpris de le voir brutalement invoquer les rois (« reges »), fondateurs de villes et bâtisseurs de citadelles ! Pas un mot en effet sur l’origine de la royauté. A nos yeux, l’ordre politique est né, mais pourquoi ? Certes la finalité des villes et des citadelles est claire : ce sont des refuges, des défenses. Mais on se demande de quelle menace on doit se protéger, si peu menaçants ont été décrits, les uns pour les autres, les hommes primitifs. Il faut supposer que ces rois, créés ex nihilo, possédent les troupeaux et les terres (ou du moins ont l’autorité sur la propriété commune) car Lucrèce écrit qu’ils les distribuent. Là encore, les raisons d’une telle division, qui peut-être institue la propriété privée, sont tues. Il explicite cependant les critères selon lesquels le partage est fait : compte le « facies » (l’aspect extérieur, « l’apparence » comme le dit Pautrat alors que Clouard semble forcer le sens en choisissant « beauté »), comptent aussi la force physique et l’esprit, mais ce sont surtout la vigueur et l’allure qui l’emportent. Visiblement c’est donc aux meilleurs que les rois ont voulu donner les terres à cultiver et les animaux à élever. Les meilleurs ne sont donc pas encore les plus riches, la richesse n’est pas encore « inventée » ( Clouard et Pautrat s’entendent ici – res invenire -). J’essaie de comprendre ce texte elliptique : posséder beaucoup devient donc une valeur ; cela veut-il dire que, les res (le mot veut aussi dire « chose ») étant les biens qu’on a, inventer la richesse, c’est identifier tous ces biens au Bien ? On assisterait ici à la naissance de l’erreur fatale, celle que dénonce déjà Epicure en affirmant que la richesse n’est pas un Bien en soi ( seulement un moyen quelquefois de se mettre jusqu’ à un certain point à l’abri des hommes, comme le dit la quatorzième Maxime Capitale). Une fois, des hommes auraient imaginé que posséder beaucoup de terres et de troupeaux était le Bien, ils se sont trompés. Mais qui étaient ces hommes ? Les riches ? Les pauvres ? Les uns et les autres ? Ce qu'ils ont imaginé, n'était-il pas en partie fondé ? N’est-ce pas en effet parce qu’avoir des biens est utile pour satisfaire les désirs, au moins dans certaines limites, que la richesse a du prix ? De ce prix, les uns en jouissent, les autres en rêvent. Même si c’est épicurien de penser, avec le dicton, que l’argent ne fait pas le bonheur, si on a cru le contraire, n’est-ce pas parce qu’avoir des biens et en être privé ne revient réellement pas au même ? D’ailleurs c'est ce que reconnaît la Maxime Capitale que je viens d’évoquer. J’ai parlé d’argent mais il faut pour cela la découverte de l’or : dans le texte, elle suit immédiatement « l’invention » de la richesse : « Puis vint l’invention, plus tard, de la richesse, ( Posterius res inventast aurumque repertum) et l’on découvrit l’or, qui n’eut aucune peine à ravir le prestige aux hommes beaux et forts » comme traduit Pautrat. C’est l’or qui, proprement dit, fait les hommes riches (« dives ») et les richesses (« divitiae »). Même si aucun des deux traducteurs ne le fait comprendre, c’est la découverte de l’or qui transforme les « res » (les biens, les avoirs) en « divitiae » (les richesses). Rêvons : sans l’or, il n’y aurait eu que des possédants plus ou moins lotis, avec l’or apparaît une mesure commune, moyen d’introduire une hiérarchie précise dans l’hétérogénéité confuse des possessions. Lucrèce, lui, ne dit pas pourquoi l’or a du prix mais, pensant à un texte des Manuscrits de 1844 où Marx commente quelques lignes de Shakespeare extraites de Timon d’Athènes, j’ai envie de mettre à la place de cette parole rare du disciple d’Epicure les mots abondants de Shakespeare :
« De l’or ! De l’or jaune, étincelant, précieux ! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un soupirant frivole… Ce peu d’or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche… Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs ; il arrachera l’oreiller de dessous la tête des mourants ; cet esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèvre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs ; c’est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un hôpital de plaies hideuses, l’or embaume, la parfume, en fait de nouveau un jour d’avril. Allons, métal maudit, putain commune à toute l’humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations » (trad. P.Messiaen).
N’ayez crainte : c’est bien Lucrèce qu’on retrouvera demain.

dimanche 6 février 2005

D'un effet inattendu de l'amour des femmes et des enfants.

Là où Rousseau aura besoin d’un bouleversement de la nature, il suffit à Lucrèce d’un « inde » (« par la suite ») pour introduire les débuts de la civilisation. Mais par quel miracle les hommes se mettent-ils à construire des cabanes, à se vêtir de peaux, à faire du feu, à être monogames ? Arrêtons-là car le vers qui évoque la régulation de la sexualité fait défaut. Pautrat, témoin d’une époque qui s’est longuement réjouie d’explorer les ratés, les manques et autres lacunes, choisit une disposition typographique spectaculaire, là voici :
« Par la suite, une fois qu’ils se furent dotés de cabanes, de peaux, et qu’ils firent du feu, et que la femme unie à un homme se mit en un
furent connus, qu’ils virent, créée d’eux, naître une descendance »
Clouard, traducteur d’un temps où l’on vise moins à reconstituer le vide qu’à le remplir, nous berce d’illusions :
« Dans la suite, les hommes connurent les huttes, les peaux de bêtes et le feu ; la femme unie à l’homme devient le bien d’un seul, les plaisirs de Vénus furent restreints aux chastes douceurs de la vie conjugale, les parents virent autour d’eux une famille née de leur sang. »
Les plaisirs érotiques restreints aux chastes douceurs de la vie conjugale, fantasme clouardien ? Quoi qu’il en soit, les deux traducteurs s’entendent pour reconnaître que désormais les hommes vivent avec leurs enfants (même si je préfère à l’instigation de Pautrat traduire « prolem » - prolétaire ! - par « descendance » plutôt que par « famille »). Et les hommes s’amollissent (« mollescere ») alors que Clouard, trop élégant et peut-être trop ardent défenseur de la civilisation, juge qu’ils deviennent « plus délicats ». Le feu, inventé pour réchauffer, rend frileux : c’est bien connu. Ce qui l’est moins, c’est que « Venus inminuit viris », « Vénus, de son côté, leur ôta de leur force » ( décidément, Pautrat est, comme on dit en allemand, plus sachlich que Clouard – « Vénus énerva leur vigueur » - : il rend mieux la chose, die Sache ). L’idée, elle, est inhabituelle : le temps de l’amour augmente avec l’institution de la famille, avec la vie avec la progéniture. Les hommes font l’amour parce qu’ils sont ensemble : c’est une nouvelle occupation qui prend des forces. A la sexualité épisodique, violente et passionnée succède la sexualité prenante et chronique. Mais les enfants aussi caressent les parents (Miracle ! Les deux traducteurs s’entendent sur "blanditia", ce que l’on fait pour séduire, plaire, attirer, retenir, qu'ils traduisent tous deux donc par "caresses"). Les parents s’attendrissent. Ce n’est pas la tendresse qui attend l’enfant, mais c’est lui qui l’engendre : on ne naît pas parent, on le devient. Né de la relation avec les enfants qu’on fait, le lien s’étend aux voisins et c’est exactement là que sourd le droit, né à la fois du désir de ne pas être la victime de ses voisins et donc de ne pas leur nuire et de la demande que les hommes, les mâles, adressent aux autres hommes de prendre soin des femmes et des enfants auxquels ils sont attachés. La justice, c’est d’abord le soutien des faibles, des imbéciles ,si je veux parler comme Paul Valéry, précisément de ces femmes et de ces enfants qui ne sont pas les nôtres sur lesquels on veille pour que nos voisins fassent de même avec les nôtres. Le droit n’attend donc pour naître ni les hommes politiques, ni les Etats. C’est d’abord un arrangement, un contrat, un traité (« foedus ») entre gens qui se sont attachés, pour préserver les objets de leur affection. L’ordre politique trouve sa minuscule origine dans la peur des pères et des hommes aimants. Cet amour, que les épicuriens, dont Lucrèce !, ont tant condamné moralement, est culturellement une fondation d’importance : ce n’est que dans le cadre d’une communauté déjà organisée que l’on pourra faire l’éloge d’une sexualité sans attachement. La concorde (« concordia ») est née de l’amour et précède même le langage : ce sont « des balbutiements du geste et de la voix », les instruments qui permettent cette entente, très primitive mais déjà civilisée. Mais ces pactes étaient-ils respectés ? Pour la plupart, pense Lucrèce, et la raison ne manque pas de profondeur : si les hommes avaient maltraité les enfants et les femmes des autres, l’humanité aurait disparu.

samedi 5 février 2005

Quand les lois n'existaient pas.

Epicure ne nous apprend rien sur l’origine des lois ; c’est donc vers son disciple, Lucrèce qu’il faut à nouveau se tourner. Dans le cinquième livre du De Natura Rerum, il décrit les origines de la vie civilisée. Mais d’abord, comment conçoit-il les hommes primitifs ? Nomades, nus, dépourvus de techniques agricoles, réduits donc à la cueillette, chasseurs et victimes des bêtes, ils ont une sexualité sans ordre (ou la femme désire l’accouplement ou elle est violée ou elle se donne en échange d’une récompense alimentaire: « arbouses glands ou des poires choisies ») et ils vivent sans souci des autres :
« Chacun savait spontanément avoir de la puissance et vivre pour lui-même».
Mais ce n’est pas un âge d’or que reconstitue le poète : si Lucrèce est muet sur les troubles de l’âme, en revanche la douleur physique est présente, cependant étrangement, même si aucune loi ne modère leurs désirs et si l’on excepte le viol que Lucrèce ne présente pas comme un tort fait à la femme, ce sont les animaux qui sont dangereux : ce n’est pas l’homme qui est un loup pour l’homme (les hommes primitifs s’empoisonnent par erreur alors que les civilisés empoisonnent leurs congénères) mais, de manière moins paradoxale et plus tautologique, c'est le loup qui est un loup pour l’homme !
« Et ceux qui par la fuite avaient pu se sauver, mais le corps entamé, on les voyait plus tard, de leurs paumes tremblantes, couvrir d’affreuses plaies, et appeler Orcus avec d’horribles cris, jusqu’à ce que des spasmes atroces soient venus les priver de la vie, faute d’aucun secours et d’aucune science des remèdes qu’auraient exigés leurs blessures. »
La nature n’est pas non plus la grande réserve de provisions qu’elle sera dix-neuf siècles plus tard dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de J.J.Rousseau. Ces hommes meurent aussi de faim. C’est intéressant : on comprend alors que, si les épicuriens ne doutent pas que les hommes ont toujours de quoi satisfaire leurs besoins naturels, entre autres leur faim, c’est néanmoins dans le cadre d’un monde humanisé et civilisé qu’ils peuvent le faire. L’épicurisme n’est en aucune manière une apologie de la sauvagerie et de la primitivité : on est loin des cyniques et leur consommation ostentatoire de viandes crues ! Et, même si aucun texte ne vient ici à l’appui, rien n’interdit de penser à une régression de la civilisation qui empêcherait certains hommes de satisfaire, même simplement, leurs besoins les plus essentiels et donc qui leur rendrait impossible le bonheur. Ainsi ces premiers hommes souffrent, pourtant la quantité de douleurs est moindre qu’aujourd’hui, pense le poète, et c’est alors, décrivant le monde dont il est le contemporain, que Lucrèce évoque les chefs politiques , mais implicitement, à travers la référence aux massacres des guerres :
« Mais on les voyait, menés sous des enseignes, être à la mort livrés mille et mille en un jour »
Cependant dans le texte la mer éclipse vite la guerre car c’est l’art civilisé de la navigation que Lucrèce accuse des morts massives de son époque : la mer qui n’était que potentiellement dangereuse pour ces êtres dévorés par les bêtes l’est devenue bel et bien par les progrès des hommes. Ceux-ci ont inventé des remèdes pour soigner les plaies mais leur ingéniosité a produit en nombre, sans le vouloir, des morts et des souffrances. Ambiguïté de la civilisation : elle calme des douleurs pour en faire naître d’autres, gigantesques.

vendredi 4 février 2005

À quoi servent donc les lois ?

C'est sur le Droit que je vais écrire aujourd'hui. À propos duquel les lettres d'Épicure ne disent quasiment rien, excepté, dans celle adressée à Ménécée, le très elliptique passage suivant : "on ne peut vivre avec plaisir sans vivre avec prudence, honnêteté et justice ni vivre avec prudence, honnêteté et justice sans vivre avec plaisir."
C'est étrange d'associer les apparentes contraintes du Droit à l'expérience du plaisir, tant on est porté à penser souvent la jouissance comme effet d'une transgression des lois ou de la morale, voire même des deux. Si l'on comprend assez aisément qu'on court le risque de la peine et de la douleur à ne pas respecter les normes juridiques, en revanche comment penser que rechercher le plaisir n'entraîne pas au moins quelquefois l'injustice mais tout au contraire la justice, et ceci toujours !
Pour cela il suffit de penser cette satisfaction comme le plaisir purifié de toute douleur, celui qui accompagne la satisfaction naturelle des désirs naturels. Qu'est-ce qui m'amène en effet à violer la loi si un rien suffit à mes besoins, si la vérité à laquelle j'aspire est là, déjà possédée, en mon esprit, si mes amis m'entourent, si ma sexualité ne me tyrannise pas mais attend sagement l'occasion d'une relation simple ?
D'où viennent les meurtres, les viols, les vols et autres méfaits, sinon de l'amour, de la cupidité, de l'ambition, de la sexualité déréglée, enfin des mille et un désirs qui travaillent les hommes ignorants les conditions de la vie en paix ?
À coup sûr, des Épicuriens entre eux n'auraient pas besoin de Droit pour régler leurs rapports mais voilà, ils ne sont pas seuls, il y la foule autour d'eux. Stobée dans son Florilège rapporte que "les lois sont sont établies pour les sages, non pas afin qu'ils ne commettent pas d'injustice, mais afin qu'ils ne la subissent pas." Mais ce texte n'est pas à ce sujet une source de première main ; Épicure, semble-t-il, ne réduit pas le Droit à un instrument au service du bonheur de l'élite des sages, mais, même s'il a la finalité d'organiser conventionnellement les rapports humains en général en vue d'éviter les nuisances réciproques, il a indubitablement aussi cette fonction. Le sage peut quitter la communauté de ses amis et ne pas craindre pour sa sécurité s'il vit dans le cadre d'un Droit bien pensé.
Même si, à ma connaissance, aucun texte d'Épicure ne relie explicitement les affaires publiques au Droit, on peut faire l'hypothèse que, dans un de ses trois cents livres aujourd'hui disparus, fut exprimée l'idée que les hommes politiques, même s'ils ne sont pas à envier, tant leurs désirs sont vains et sont donc sources de souffrances, sont indispensables en tant qu'ils font les lois. Pourtant Plutarque dans son ouvrage Contre le stoïcien Colothèsécrit que "les Épicuriens ne parlent des hommes politiques que pour s'en moquer et réduire leur gloire à néant (...) et se demandent quel besoin Épaminondas avait de faire une invasion dans le centre du Péloponnèse, et pourquoi il ne restait pas chez lui le chef couvert d'un bonnet de feutre et donnant tous ses soins à son ventre."
Mais enfin, si les politiques devenaient casaniers, qui protégerait les sages de la menace des insensés ?

jeudi 3 février 2005

L'enterrement de Diogène.

C’était un maître. La preuve : à sa mort, les épigones se déchirent.
« La tradition veut qu’une dispute s’éleva aussitôt entre ses disciples pour décider qui l’enterrerait. On en vint même aux coups. » (D.L. VI, 75)
Je vais fort imprudemment faire l’hypothèse que les plus fidèles de ses disciplines veulent ne pas l’enterrer, comme il l’a demandé. J’imagine que certains souhaitent le livrer aux bêtes sauvages car ils ont peut-être entendu la leçon que rapporte Cicéron dans les Tusculanes :
« Tout en ayant les mêmes sentiments que Socrate, face à la mort, Diogène était plus rude : en bon Cynique, il s’exprimait de façon plus brutale, en exigeant que l’on jette son cadavre sans l’inhumer. Ses amis lui demandaient alors : « Veux-tu qu’on le jette en pâture aux oiseaux et aux fauves ? » « Pas du tout, reprit-il, mais posez seulement à mes côtés un bâton pour les chasser ! » « Et comment donc pourrais-tu le faire ? Tu seras inconscient. » « Mais alors, si je suis inconscient, quel mal pourraient me faire les morsures des bêtes ? »
Il se peut que d’autres aient désiré « qu’on le culbute dans quelque fosse en le recouvrant d’un peu de poussière »(VI, 75) comme il l’avait aussi envisagé. En somme, les funérailles sous une forme minimaliste. Arrivent les puissants et les parents, pas de doute : ils vont le statufier.
« Leurs parents et les notables arrivèrent enfin, et sous leur conduite on enterra Diogène près de la porte donnant vers l’Isthme. Sur son tombeau, on édifia une colonne funéraire surmontée d’un chien en marbre de Paros. »(ibid.)
Diogène récupéré ? Peut-être, mais pas complètement trahi : certes sculpté dans le marbre, mais sous forme canine. C’est en tout cas le début d’un culte. Il est devenu l’objet des commémorations. Exit Diogène le chien. Il est vrai qu’il est mort à un mauvais moment, si Plutarque dans les Moralia a raison : exactement le jour où Alexandre le Grand a disparu. Comment ne pas glorifier, au-delà même des louanges réservées à Alexandre, celui qui n'avait vu dans le conquérant macédonien rien d’autre qu’un corps qui l’empêchait de se réchauffer au soleil…

Un roi sans divertissement peut être un homme heureux.

" Le sage ne s'occupera pas de politique."
C'est, d'après Diogène Laërce, ce qu'aurait écrit Épicure dans le premier livre de son ouvrage perdu, intitulé Sur la manière de vivre. Pourtant ce même Épicure n'affirme-t-il pas dans la sixième Maxime Capitale que " pour s'assurer la sécurité du côté des hommes, le bien du pouvoir et de la royauté est un bien selon la nature, pour autant qu'à partir d'eux on puisse se la procurer" ?
La quatorzième maxime complète :
" Si la sécurité du côté des hommes existe jusqu'à un certain point grâce à la puissance solidement assise et à la richesse, la sécurité la plus pure naît de la vie tranquille et à l'écart de la foule".
Il semble donc qu'Épicure a fait une différence entre avoir des ambitions politiques et jouir d'une position politique. Certes vouloir le pouvoir condamne au souci et à l'inquiétude liés aux combats des rivaux ; cependant le posséder une fois pour toutes (et non pour un temps limité...) rend possible - mais seulement possible - la vie à l'abri des ennuis. N'est-ce pas l'inverse du roi pascalien trouvant son plaisir dans la multiplication sans fin des divertissements que sont autant les guerres de conquête que les bals de la cour ?
Ce roi à la manière d'Épicure, je le conçois en effet non pas entouré de flatteurs ou d'intrigants, mais d'amis avec qui il ne parlerait jamais politique mais méditerait à l'envi sur les vérités fondamentales qui orientent leur existence. Les affaires de son royaume seraient réglées pas des ministres qui n'auraient pas à lui rendre des comptes et qu'il n'aurait pas à surveiller. On dira que ce roi, ne faisant que jouir d'une solitude meublée d'amitiés et née de sa puissance, perdra vite ce pouvoir sur lequel il ne prend pas soin de veiller directement. C'est peut-être ce qui conduit Épicure à soutenir que la sécurité la plus pure, c'est-à-dire purifiée de toute crainte de la perdre à l'avenir, s'obtient quand c'est la communauté des amis, entendons par là, des épicuriens, et non la position politique qui assure qu'on est à l'abri de la folie et de la méchanceté des hommes. Une chose est certaine en tout cas : on ne vit pas en sécurité tout seul.
Apparemment donc, le pouvoir politique est seulement pensé dans sa relation avec le salut de l'individu ; s'il était un moyen incontestable de vivre heureux, il faudrait le détenir ; comme il peut mettre à l'abri de certaines souffrances, il n'est pas interdit d'en jouir.
Comme on est loin de Platon, voyant dans le pouvoir politique le pire et le meilleur ! Le pire, si les passions particulières le poussent à exécuter légalement des Socrate, le meilleur si l'homme qui l'exerce est sorti de la caverne et connaît la Justice.
Bien sûr, aujourd'hui, on se méfie à juste titre d'une politique prétendument éclairée qui gouverne au nom du Bien une masse soumise.
Mais faut-il passer de l'apologie dangereuse du roi-philosophe au retrait pantouflard de l'indifférent ? N'y a-t-il pas dans les textes épicuriens de quoi redorer le blason de la politique sans pour autant se faire des illusions sur elle ?

mercredi 2 février 2005

Peut-on aimer d'amour sans désir ?

Je ne suis pas un antiquaire. Ce qui m'intéresse dans le texte de Lucrèce, ce n'est pas qu'il ait plus de 2000 ans mais qu'il donne encore malgré le temps passé matière à s'interroger. Aussi ne vais-je pas m'attacher aussi longuement aux dernières considérations du livre IV. Lucrèce prétend y répondre aux questions suivantes : pourquoi les enfants ressemblent-ils physiquement à leur père ou à leur mère ou aux deux ? Pourquoi les hommes sont-ils stériles ? Comment remédier à la stérilité ?
Je veux juste reprendre l'explication de la stérilité, tant elle est exemplairement épicurienne. J'appelle exemplairement épicurienne une explication qui, au lieu de chercher des raisons, identifie des causes ; ainsi les hommes stériles croient que leur mal est produit par des intentions divines, d'où sacrifices et consultations d'oracles ; Lucrèce leur apprend, en très fidèle disciple de son maître, que leur infécondité n'a qu'une cause : la mauvaise qualité de la semence.
J'ai toujours aimé assister à cette entreprise de déculpabilisation à laquelle se livrent les penseurs de cette école. Ne cherchez pas du sens où il n'y en a pas ! Vous n'avez pas à vous racheter, à vous punir ! Étudiez plutôt la science !
On peut le dire tout autrement : les dieux ne s'occupent pas des hommes mais d'eux-mêmes et de leur bonheur !
Un mot sur les remèdes de la stérilité : on parlera donc non de prières mais de mouvements et de positions. Voilà du bon matérialisme, attentif à la physique du jet !
Retient aussi mon attention l'opposition entre les épouses et les courtisanes : celles-ci ont des mouvements lascifs à la double finalité, contraceptive et hédoniste. " Nos épouses n'ont donc aucun besoin de ça" (Pautrat). Bien vieille idée que cette division du travail sexuel.
Enfin ces dernières lignes étonnantes, répondant sans doute à la question : peut-on aimer une femme qu'on ne désire pas ?
" Et si de temps en temps, un petit laideron (Clouard : une femmelette sans beauté) est aimé, ce n'est pas que les dieux l'ont voulu ni parce que Vénus a usé de ses flèches. Car c'est la femme même, et par ses actions, par sa docilité (Clouard : ses aimables manières) et le soin de son corps qui, à vivre avec elle, aisément t'accoutume. L'habitude, sur ce, fait le lit de l'amour ; car une chose heurtée d'un coup même léger, dès lors qu'il est fréquent, se voit pourtant vaincue à la longue et fléchit. Ne vois-tu pas aussi comme des gouttes d'eau tombant sur un rocher font à la longue un trou à travers le rocher ?"
Cette ultime apparition féminine du livre IV, c'est la seule femme responsable de l'amour qu'elle fait naître chez l'homme : ni désirée (Vénus n'a pas utilisé ses flèches), ni désirante, seulement propre, gentille, facile à vivre, serviable, douce. Sans fureurs utérines et sans démonstrations, elle prend au piège, presque mécaniquement, par la répétition jour après jour de sa manière de vivre. Sans bataille, elle a gagné la guerre. Mais la métaphore de l'érosion qui détruit évoque tout de même un homme petit à petit usé..

mardi 1 février 2005

Voluptas mutua.

Cette femme malodorante, il semblerait qu’il soit sage de la quitter et d’ailleurs pourquoi Lucrèce a-t-il tant insisté sur les imperfections de la femme parfaite, sinon pour encourager celui qui suit ses leçons à franchir le pas ? Et pourtant il poursuit ainsi :
« Et puis tu peux, aussi, quand elle a l’esprit beau (bello animo) et n’est pas odieuse (non odiosa), à ton tour t’aveugler, et concéder alors à l’humaine nature. » (Pautrat)
Clouard, moins fidèle, en rajoute :
« Et d’ailleurs si la maîtresse a belle âme et aimable commerce, on peut en retour passer outre et faire une concession à l’humaine imperfection .»
Mais peu importe la différence de traduction, l’énigme, c’est l’aval que Lucrèce semble donner ici à l’amour : n’est-ce pas une manifestation d’attachement exclusif, cette préférence donnée à cette personne-là ? Tout se passe comme si on pouvait faire passer par pertes et profits un détail physique quand le gain escompté est supérieur ? Mais qu’attendre de l’affection portée à cet esprit ? Ce n’est pourtant pas l’esprit de l’ami qui doit toujours être une incarnation de celui d’Epicure, mais celui d’une femme amoureuse, censée être un obstacle pour l’apprenti-sage. A l’évocation de la femme au bel esprit succède celle de la femme animale, qui cherche le plaisir et « provoque son amant à la course d’amour »:
« Et ce n’est pas toujours d’un amour contrefait que soupire, enlacée, la femme quand, unie à l’homme corps à corps, elle le tient serré, le mouillant des baisers de ses lèvres sucées » (Pautrat)
Cette femme est en fait femelle : naturelle en somme, mais pas spécialement humaine. Que pense Lucrèce de ce plaisir partagé (voluptas mutua) ? Poursuivant dans sa logique d’identification de la sexualité humaine à la sexualité animale, il compare un couple d’amants sexuellement satisfaits à deux chiens attachés malgré eux l’un à l’autre après le coït. C’est l’illustration même des plaisirs impurs. Ils supportent le fardeau de la vie commune par désir de jouir. Ils se tiennent l’un et l’autre par le plus naturel, par le meilleur mais ils n’ont pas que le meilleur. Pas la peine pour Lucrèce d’évoquer ces couples qui n’ont que la torture sans « la chaîne de volupté » (Clouard).

lundi 31 janvier 2005

Comment sortir du piège une fois entré ?

La maîtresse a presque toujours un défaut et l’amant, complètement prisonnier, le transforme en qualité. Chacun ici est lucide pour les autres et aveugle en ce qui le concerne. Sans le dire clairement, Lucrèce suggère qu’il faudrait donc écouter les railleurs pour échapper au malheur de l’aveuglement total. Il va alors faire l’inventaire de toutes les laideurs que l’amour transfigure et donner ici indirectement une image de la belle femme, pour nous assez étrange. Elle n’est pas noire, elle n’a pas les yeux pers, elle n’est ni très petite, ni très grande, elle ne parle ni trop ni trop peu , elle ne bafouille pas. Nous sommes sans doute moins surpris par le rejet de la malpropre, de la malade, de la trop maigre, de la trop grosse. En somme je ne suis pas tout à fait dépaysé sans être pour autant en pays connu. A vrai dire, c’est Platon qui a inauguré, semble-t-il, ce genre de discours dans la République (Livre V 474d-475a). Mais, comme on l’aura deviné, ce qu’il vise, ce sont les délires des hommes par rapport aux jouvenceaux. Allons voir chez lui les stigmates de la laideur : il se centre exclusivement sur le nez et sur le teint. Le nez a trois défauts possibles : camus (camard), crochu et entre les deux. Quant au teint, il rejette autant le noir que le très pâle. Il évoque aussi le teint « jaune de miel » : faisons l’hypothèse que c’est le teint bronzé, qui est « jaunâtre » en réalité mais que nomme ainsi « l’amant, qui fait mignon dans son langage et qui supporte sans peine que son aimé soit jaunâtre, à condition qu’il soit dans sa fleur »(Robin) note 1. Dommage que je n’ai pas sous la main le Misanthrope pour voir comment tout cela est traduit dans la langue moliéresque note 2. Mais supposons, dit Lucrèce, que la maîtresse soit parfaite. Pour se défaire d’elle, il suffit alors de se représenter qu' il existe d’autres belles femmes (il me semble pourtant qu’il serait, vu ce qui a été dit plus haut, lucide de reconnaître au moins la rareté de sa beauté), de se rappeler qu'« elle fait, on le sait, tout ce que fait la laide » (Pautrat) ou bien qu'« elle est sujette, nous le savons, aux mêmes incommodités que les plus laides » (Clouard) et enfin que « de son infect fumet la pauvre s’incommode, ses servantes la fuient, sous cape vont pouffer » (Pautrat) ou bien que « la malheureuse s’empoisonne elle-même d’odeurs repoussantes qui mettent en fuite ses servantes et les font rire en cachette » Curieuse, cet accent mis sur l’odeur, comme si la plus belle femme sentait essentiellement mauvais. Dans ces conditions, l'amant à qui la belle a fermé sa porte serait, si elle le laissait entrer, indisposé par l’odeur qui émanerait du lieu. Jules Renard se souvient peut-être de ce passage quand il écrit à 26 ans dans son Journal à la date du 4 mars 1890 :
« Quand il voyait une jolie femme au teint animé par une course, embellie par une agitation quelconque, il ne manquait pas de se dire qu’en ce moment même elle devait avoir le derrière suant, et cela l’en dégoûtait tout de suite. »
Mais les femmes savent qu’elles sentent mauvais, « elles cachent ces arrière-scènes de leur vie aux amants qu’elles veulent retenir dans leurs chaînes », Pautrat choisit de traduire « poscaenia » par « coulisses », les deux, d’après Gaffiot, ont raison : c’est ce qui se cache derrière le décor. Manière de voir qui en accord avec la philosophie la plus ancienne, présocratique déjà: il faut percer les apparences. Ce qui se cachait au-delà du beau corps pour qui savait voir, c’était pour le Platon du Banquet un océan de beauté pure ; ici l'en-deça du beau corps, c’est l’animalité répugnante. Mais dans les deux cas, dépasser ce qu'on voit rapporte un savoir vrai.
Note 1 (ajout du 23-09-14) : voici la traduction du passage dans la nouvelle édition de Platon par Luc Brisson :
" (...) cela ne convient guère à un homme érotique d'oublier que tous les garçons qui sont dans l'éclat de leur jeunesse aiguillonnent d'une manière ou d'une autre et émeuvent l'homme érotique qui est attiré par eux, parce qu'ils lui semblent dignes de ses soins et de son affection. N'est-ce pas ainsi que vous vous comportez envers ceux qui sont vos jeunes beaux ? Celui a le nez écrasé, vous en faites l'éloge en le disant charmant, d'un autre qui a un nez d'aigle, vous direz qu'il est royal, et de celui qui se trouve entre les deux, vous direz qu'il est parfaitement proportionné. Vous direz que ceux qui ont la peau sombre ont un air viril, alors que ceux qui ont le teint clair sont les enfants des dieux. Quant à l'expression "couleur de miel", de qui donc est-elle la création, sinon d'un amant en quête d'un nom flatteur pour le teint mat et tout disposé à s'en accommoder pourvu qu'il accompagne la jeunesse." (Flammarion, 2008, p.1641)
À relever que Platon identifie une cause objective de tous ces enjolivements subjectifs : la jeunesse qui a une propriété réelle : l'éclat.
Note 2 (ajout du 23-09-14) : voici les vers de Molière dans la bouche d'Éliante :
"L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l’on voit les amants vanter, toujours, leur choix :
Jamais, leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle, est aux jasmins, en blancheur, comparable ;
La noire, à faire peur, une brune adorable ;
La maigre, a de la taille, et de la liberté ;
La grasse, est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre, sur soi , de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante, paraît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse, a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe, a de l’esprit ; la sotte, est toute bonne ;
La trop grande parleuse, est d’agréable humeur ;
Et la muette, garde une honnête pudeur.
C’est ainsi, qu’un amant, dont l’ardeur est extrême,
Aime, jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime."(Acte II, scène IV)

dimanche 30 janvier 2005

L'échec d' Alcibiade.

Alcibiade va faire des pieds et des mains pour devenir l’aimé de Socrate et, dans ce but, il casse complètement les règles du jeu que Pausanias, dans un des premiers discours élogieux adressés à Eros, avait formulées. Ce qui est normal en effet, c’est que l’amant (entendons par là un homme adulte) poursuive de ses assiduités l’aimé (le jeune adolescent), d'autant plus assidûment que l’aimé doit faire durer l’attente afin de se rendre compte si l’homme qui le pourchasse n’est qu’un collectionneur de corps ou est vraiment attaché à toute sa personne, esprit compris. Rien n’est honteux dans cette longue quête du « oui ». On comprend désormais l’originalité du nouveau jeu qui commence avec les initiatives d’Alcibiade.
Scène I : Alcibiade convie Socrate à un tête-à-tête, en prenant bien soin de renvoyer l’esclave qui d’habitude assiste à ses entretiens. Mais cela restera malheureusement un entretien.
Scène II : Alcibiade l’invite à participer à ses exercices de gymnastique ( Léon Robin, traducteur et spécialiste de Platon, met les points sur les i : dans son édition de La Pléiade, il précise que ces exercices se pratiquent sans vêtement ! ). La lutte, sans témoins pourtant, ne donne rien. Il y a bataille, mais pas bataille d’amour…
Scène III : Alcibiade parvient, après force refus, à le faire venir, cette fois, pour dîner. Mais, dès le souper terminé, il rentre chez lui.
Scène IV : Alcibiade refait le coup du repas mais prolonge la conversation jusqu’à tard dans la nuit. Trop tard pour rentrer chez soi. Mais, bien que les lits se touchent, les corps restent tout à fait séparés.
La scène IV n’est pas terminée mais Alcibiade, avant d'en continuer le récit, tient à dire que ce qui suit n’est pas pour toutes les oreilles. Distinguant les serviteurs de ses amis, il dit aux premiers :
« Quant à vous, serviteurs, et tout autre profane ou rustre qu’il pourrait y avoir ici, appliquez-vous sur les oreilles des portes très épaisses ! »
C’est un secret pour initiés qui va être diffusé. Mais qui faut-il être pour avoir le droit d’entendre ? Comme seuls ceux qui ont déjà été mordus par une vipère peuvent comprendre la douleur de celui qui en a été victime, seuls ceux qui ont été mordus par les propos de la philosophie peuvent comprendre qu’ils font dire ou faire n’importe quoi. L'étonnant ici est que ce n’est pas Socrate qu’Alcibiade rend responsable de son désir furieux mais la philosophie dont il est le véhicule. Dans la traduction d’Emile Chambry, Socrate est carrément mis sur le même plan que tous les autres : comme Phèdre, Agathon, Eryximaque, Pausanias, Aristodème (le témoin à qui nous devons le récit du Banquet), « sans parler de Socrate et des autres, tous atteints, comme moi, Alcibiade, de la folie et de la fureur philosophiques ». Dans la traduction de Léon Robin, Alcibiade interrompt son énumération: « de Socrate, que faut-il que je dise ? ». Victime ordinaire de la philosophie ? Première victime ? Ce qui est surprenant aussi, c’est que la philosophie est délire et ivresses, avec Socrate dans le rôle de l’ensorcelé ensorceleur. Comme on est loin de la représentation de la philosophie comme exercice dépassionné de la raison ! Mais quel est le secret ? Qu’Alcibiade n’y est pas allé par quatre chemins ! « Socrate, tu dors ? » et dans l’obscurité, il propose à Socrate de devenir son aimé en soulignant qu’il ne ferait une telle avance à personne d’autre. Il donnerait tout à Socrate pour devenir meilleur: son corps, mais aussi sa fortune, ses relations. Pourtant Socrate refuse tout net en lui disant que lui, Socrate, a bien peu de valeur car en fait il ne sait rien. Et, pour expliquer l’aveuglement de cet homme jeune, il énonce alors ,comme une loi, que la vue de l’esprit est inversement proportionnelle à la vue du corps. Car ce qu’il y a à voir dans le monde cache ce qui à comprendre et n’est pas visible. Je pense aux simulacres des dieux trop fins pour Epicure pour être vus en plein jour (mais les dieux sont tout de même alors de l'ordre du sensible !). Comme il est aveugle en effet cet Alcibiade pour continuer ses manigances malgré cette ferme mise au point ! Il se glisse en effet dans la couche de Socrate et le serre dans ses bras mais au matin « il n’y avait rien de plus extraordinaire que s’(il) avait passé la nuit près de son père ou d’un frère plus âgé. » Fin de la comédie. Repensons à Lucrèce et aux épicuriens : ils ont voulu dissocier la sexualité de l’amour et garder le meilleur : le plaisir sexuel. Platon avait déjà voulu faire la même chose mais le meilleur était pour lui l’amour. Cependant cet amour ne pouvait pas être l’amour d’un jeune homme qui a l’illusion que coucher avec un sage rend sage ; bien plutôt, comme Diotime l’a déjà raconté, le corps du jeune homme n’est là que pour s’éclipser au profit de la beauté des corps qui, elle-même, n’annonce que bien pâlement le Beau. Alcibiade n’aurait rien gagné, Socrate non plus. L’amour s’enlise dans le corps d’un seul.

samedi 29 janvier 2005

De l'amour comme moyen d'accéder à la substantifique moëlle.

Je me détourne momentanément de Lucrèce. C’est Alcibiade, le grand homme athénien, qui aujourd’hui me retient. Comme Socrate, il n’a rien écrit mais, comme Socrate, a-t-il pensé ? Oui, à la politique d’Athènes, j’imagine. A plus, peut-être, si on en croit le Banquet. En tout cas, Platon lui a donné là un beau rôle. Il arrive à la fin, quand tous les convives ont chacun à leur tour fait l’éloge d’Eros. On l’invite à prendre sa place dans le symposium et à payer sa dette à l’Amour. Mais il s’y refuse en arguant que Socrate serait jaloux de l’éloge d’un autre, même si c’était un dieu dont il chanterait les louanges. Quant au contenu de son éloge de Socrate, je laisse parler Rabelais au moment où il présente Gargantua au lecteur (le texte a été adapté au français moderne par Maurice Rat) :
« Buveurs très illustres, et vous, vérolés très précieux, - car à vous, non à d’autres, sont dédiés ces écrits – Alcibiade, au dialogue de Platon intitulé le banquet, louant son précepteur Socrate, sans controverse prince des philosophes, entre autres paroles, le dit être semblable aux Silènes. Silènes étaient jadis petites boîtes, telles que nous en voyons à présent aux boutiques des apothicaires, peintes au-dessus des figures joyeuses et frivoles, comme de harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs limoniers et autres telles peintures contrefaites à plaisir pour exciter le monde à rire – comme fut Silène, maître du bon Bacchus. Mais au-dedans, l’on conservait les fines drogues, comme baume, ambre gris, amome, musc, civette, pierreries et autres choses précieuses. Tel disait être Socrate, parce que, le voyant au-dehors et l’estimant par l’extérieure apparence, vous n’en eussiez donné un copeau d’oignon, tant laid il était de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, simple en mœurs, rustique en vêtements, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inapte à tous offices de la république, toujours riant, toujours buvant d’autant à un chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais en ouvrant cette boîte, vous eussiez au-dedans trouvé une céleste et inappréciable drogue : entendement plus qu’humain, vertu merveilleuse, courage invincible, sobriété non pareille, contentement certain, assurance parfaite, détachement incroyable de tout ce pourquoi les humains tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent. »
Certes Rabelais ne rapporte pas le discours d’Alcibiade en docte lettré à la fidélité impeccable mais il en garde l’essentiel : l’intériorité socratique est divine. Mais comment ouvrir la boîte ? Alcibiade a l’idée d’échanger contre cette beauté sans pareille la seule qu’il ait : celle de son corps. Donnant, donnant.

vendredi 28 janvier 2005

Les suites de l'amour.

Comme s’il voulait contredire systématiquement Platon qui dans le Banquet, sous différents angles, fait comprendre ce que l’aimé apporte à l’amant et réciproquement , Lucrèce accable l’amour. D’abord, au sens strict, il tue : « (les amants) meurent à la tâche » (Pautrat). Platon pensait,lui, que, bien dirigé, il permet de dépasser la vie en direction de l’éternité. Ensuite, il met l’homme sous la domination de la femme. En effet c’est désormais du couple hétérosexuel que Lucrèce va parler, plus aucune allusion à l’adolescent aux membres féminins. Aimer, c’est passer sous le joug : l’inégalité que rien ne suggérait dans la description de l’acte amoureux est ici manifeste. Et puis, subitement, l’irruption de l’argent : l’amour est dépense, autant économique que vitale. Gaspillage du patrimoine hérité : « ce qu’avaient acquis honnêtement les pères » se convertit en cadeaux qui tous représentent des moyens de satisfaire ce qu’Epicure appelait des désirs non-naturels : parfums, bijoux, festins. Aimer, c’est donc certes dépendre mais c’est aussi faire dépendre celle qu’on aime. Lui faire des présents, c’est non seulement l’attacher à soi, mais aux choses. C’est faire le contraire de ce qu’on devrait faire si on voulait la rendre sage. Mais aimer, c’est aussi ne pas accomplir ces devoirs, ces officia. On pourrait se demander ce que vient faire la référence aux devoirs dans cette philosophie dont la valeur suprême est l’immuabilité du plaisir. Ce devoir, il ne faut pas l’entendre comme un impératif que la conscience dicterait à tout homme (Lucrèce n’est pas Kant) ; il est diversifié selon les personnes : ceux de l’esclave ne sont pas ceux de l’homme libre ; ceux du père de famille ne sont pas ceux de la femme. Ai-je tort d’éclairer le texte d’une lumière stoïcienne ? Les deux philosophies recommandent d’agir comme on doit agir quand on est justement celui qu’on est. C’est la prudence. On dit aujourd’hui conformisme et cela déprécie du même coup. Si on enlevait au mot toute sa charge négative, on pourrait le garder, avec l’idée que la conformité à l’ordre des choses, à l'ordre des hommes est bonne (même si aucun Dieu ne fonde tout ce réel-là). Mais aimer, c’est aussi voir sa réputation se dissoudre. Lisant ce vers, d’abord je repense à ce passage du Banquet quand Pausanias évoque "ce que font les amants pour l'objet aimé, quand ils appuyent leurs prières de supplications et d'objurgations, font des serments, couchent aux portes, descendent à une servilité qui répugnerait même à un esclave." Mais finalement cette défense de la célébrité, comme elle n’est pas du tout épicurienne ! Voilà un faux bien dénoncé clairement par Epicure. Alors pourquoi Lucrèce s’y réfère-t-il comme à un bien en danger ? Est-ce une des incohérences que Pierre Hadot dit trouver souvent dans les textes antiques et qu’il explique par le caractère d’abord pratique de ces philosophies ? Ici il s’agirait de détacher tout le monde de l’amour de l’amour. Parlons donc comme tout le monde ! Si toutes ces pertes apportaient le plaisir, elles seraient bonnes mais « de la source même du plaisir on ne sait quelle amertume jaillit qui verse l’angoisse à l’amant jusque dans les fleurs » (Clouard). C’est encore l’amant le seul à souffrir: du remords « de vivre en paresseux et se tuer d’orgies » (Pautrat), mais aussi des paroles de l’aimée, de ses regards, du mouvement de ses lèvres Celle dont le nom est pourtant doux énonce quelquefois des mots équivoques, des mots qui font mal et qui font plaisir. Que veut dire Lucrèce ? Un compliment ironique ? Un reproche flatteur ? Double bind ? En plus, si Clouard précise les circonstances (« à la minute du départ »), Pautrat, plus fidèle, n’en dit mot. En revanche c’est clair que le regard fait mal quand il fait soupçonner un rival ( mais Lucrèce ne dit pas si la jalousie est fondée? A vrai dire, peu importe, le jaloux souffre de craindre ). Le regard blesse aussi quand il est œillades en quête de succès. Enfin plus énigmatique, la trace de sourire : adressé à autrui, réminiscence plaisante dont l’amant est exclu, sourire absent, méprisant… Qui sait ?

jeudi 27 janvier 2005

La bataille de l'amour (3)

Et pourtant ce sont deux corps dans la fleur de l’âge (flor aetatis) que Lucrèce décrit, ni embarrassés par la graisse, ni défigurés par le vieillissement, ni fatigués par la maladie. Ils sentent (oui, ce sont les corps qui sentent mais le corps dans la pensée épicurienne, c’est la personne tout entière) « l’avant-goût des plaisirs » comme dit Pautrat, « ils pressentent les joies de la volupté » comme écrivait Clouard, « jam cum praesagit gaudia corpus ».
« Et Vénus va ensemencer le champ de la jeune femme. Les amants se pressent avidement, mêlent leur salive et confondent leur souffle en entrechoquant leurs dents. »
« Venus se prépare à jeter la semence en des champs féminins, ils se clouent corps à corps, avides, de leurs bouches mélangeant la salive, ils soufflent dans la bouche où s’impriment leurs dents. » comme traduit Pautrat.
Texte philosophique, traité scientifique, quasi médical, poème pornographique ? Où donc Lucrèce a-t-il donc observé ce qu’il décrit ? Voyeur des amours qu’il condamne, réminiscence de ses ébats ? Ne l’a-t-il jamais vu, l’imagine-t-il ? Le fantasme-t-il, comme dirait le freudien ? Je ne sais. En tout cas c’est l’échec : l’aimé(e) est impénétrable, il résiste à la possession, à l’ingestion, à l’incorporation ; pas de fusion, pas d’union : c’est toujours la bête à deux dos qu’on fera. Sortir de soi, faire entrer l’autre en soi, les deux, contradictoires, les deux, tentés mais les deux, impossibles. Cette bataille n’a pas de vainqueur, mais on remarque l’étrange symétrie des comportements. Qu’ils aient le même sexe ou non, il n’y a pas de partage des rôles ; il n’y a pas de rôle, il n’y a pas de jeu, il n’y a qu’un acharnement réciproque.
« On les voit s’escrimer avec avidité jusqu’à se souder par les joints de Vénus ».
Comme Pautrat ici est supérieur au vieux Clouard qui écrivait si sagement :
« On voit la passion qu’ils mettent à serrer étroitement les liens de Vénus. »
Il y a pourtant « un court moment d’apaisement » « quand le désir concentré dans les veines a fait irruption » ( ici, c’est Pautrat qui est plat en choisissant : « quand enfin le désir amassé par les nerfs a jailli au-dehors ») Forces et faiblesses partagées des deux intermédiaires.
« Puis c’est un nouvel accès de rage, une nouvelle frénésie. »
Lucrèce annonce la crise qui ne tardera pas, comme un médecin qui connaîtrait son épileptique. Ces grands blessés ne savent pas ce qu’ils veulent ; seul Lucrèce sait qu’aucun objet ne pourrait mettre fin à leurs agitations inquiètes, désordonnées, contradictoires. Il n’y a pas d’art épicurien de l’amour, juste la description clinique d’une passion incohérente, d’une gesticulation vaine.

mercredi 26 janvier 2005

La bataille de l'amour (2)

D’abord, qu’on ne croie pas qu’en scrutant minutieusement le texte de Lucrèce, je cherche une lumière qui m’éclairerait une fois pour toutes sur l’essence de l’amour. Je ne donne pas à ce texte antique le privilège de détenir une vérité fondamentale qui aurait été cachée par les progrès de la pensée et qu’il faudrait redécouvrir pour qu’elle fonde enfin notre réflexion. Il suffit qu'il soit un peu éclairant. C’est cet éclairage que je cherche à reconstituer par ma lecture tâtonnante : une manière de voir les choses, quelquefois inhabituelle mais non délirante, qui servira autant à rectifier qu’à préciser les nôtres. Lucrèce n’est donc pas pour moi ce qu’était Epicure pour lui. Mais en quoi consiste la différence entre manger et boire d’un côté et faire l’amour de l’autre ?
« Nourriture, boisson, s’incorporent à notre organisme, ils y prennent leur place déterminée, ils satisfont aisément le désir de boire et de manger. »
Le propre d’un désir naturel, c’est en effet d’être comblé réellement par un morceau de nature : ce pain, cette eau. En revanche le propre d’un désir sans objet naturel, c’est d’être toujours en manque. C’est à l’homme dévoré par la soif et qui se désaltère imaginairement en rêve que Lucrèce compare l’amant. Ni la vue ni le toucher ne donnent de quoi combler la soif d’amour, tout simplement parce qu’elle n’a pas d’objet. Ce qui la calmerait n’est pas difficile à obtenir, rare, facile à perdre ; tout simplement cela n’existe pas. Les yeux sont insatiables : tout à voir, c’est rien à voir. Les mains effleurent, caressent, sentent sans pouvoir prendre pour le consommer le corps aimé.
Mais il semble qu’ici Lucrèce ne parle que de ce que Freud appellera deux mille ans plus tard « les plaisirs préliminaires » ; il nous dira qu’en effet ils font monter la tension mais enfin n’y a-t-il pas un soulagement final ?

mardi 25 janvier 2005

La bataille de l'amour (1)

Peu importe que ce soit à un abcès ou à un ulcère ( selon la récente traduction de Bernard Pautrat ) que Lucrèce compare l’amour, ce qui est certain, c’est que les deux pathologies indiquent clairement un mal qui s’aggrave avec le temps qui passe et comme si l’évocation du mal physique ne suffisait pas pour mettre en relief toute sa négativité, l’amour est aussi furor, frénésie (Clouard) ou délire (Pautrat). Pour le guérir, Lucrèce présente une surprenante médication : de nouvelles blessures. Les blessures ont donc une gravité qui s’annule par leur multiplication. Mais il y a deux autres manières d’en finir avec la passion naissante : « se confier encore sanglant aux soins de la Vénus vagabonde » ou « imprimer un nouveau cours aux transports de la passion ». Que penser de ces trois remèdes ? Le premier semble revenir à différer le mal plus qu’à le supprimer, en effet il faudra sans cesse de nouvelles plaies pour détourner du précédent objet de l’amour ; le deuxième qui est sans doute le premier corps venu, celui qu’on trouve disponible au hasard d’un chemin, est conforme à cette pensée matérialiste de l’amour. Si l’amor (amour) vient de l’umor (humeur), il faut se défaire de l’humeur pour se libérer de l’amour. Le troisième est le plus inattendu : ce pouvoir de dévier le cours de son esprit suggère que la sève ne fait pas la loi et qu’il y a dans l’homme une volonté dont il peut faire usage, tant qu’il n’est pas trop tard, tant que l’ulcère ne s’est pas envenimé. Reste à Lucrèce à expliquer qu’on ne perd rien à fuir l’être vers lequel on est porté à courir. Ce qu’il fait par l’éloge du plaisir sexuel à l’état pur :
« La volupté véritable et pure est le privilège des âmes raisonnables »
Curieuse phrase qu'on doit autant sinon plus à Henri Clouard qu'à Lucrèce: inhabituelle association de la raison (de la santé, préfère Pautrat) et du plaisir. C'est alors que Lucrèce commence sa fameuse description d’un couple d'amoureux en train de faire l’amour. Si chaque amant veut bel et bien posséder l’autre, il ne sait pas par quoi commencer : par quelle partie du corps ? Ni comment : avec les yeux ? Avec les mains ? L’incertitude et l’hésitation vont de pair avec la brutalité :
« Ils étreignent à lui faire mal l’objet de leurs désir, ils le blessent, ils impriment leurs dents sur des lèvres qu’ils meurtrissent de baisers. »
Quel psychanalyste ne doit pas se réjouir en lisant dans ce poème de la première moitié du premier siècle avant JC ces lignes :
« Leur plaisir n’est pas pur ; des aiguillons secrets les animent contre l’être, quel qu’il soit, qui a mis en eux cette frénésie »
Au plaisir se mêle donc chez l’amant « la fureur de mordre », comme s’il voulait en finir avec ce qui le taraude. C’est de cette agressivité dont serait débarrassé celui qui se consolerait auprès de la Vénus vagabonde. Epicure a-t-il jamais écrit une telle description de l’acte amoureux dans les trois cents livres rédigés par lui, selon Diogène Laërce ? Lucrèce est-il le plagieur d’un texte inconnu de nous ? A-t-il développé un point sur lequel Epicure était resté discret ? Je crois que nous ne le savons pas.

lundi 24 janvier 2005

D'une mesure prophylactique.

C’est « un jeune garçon aux membres féminins ou bien une femme dont tout le corps darde l’amour » qui lance les traits de Vénus. L’homosexualité est donc bien naturelle, même si Lucrèce ne semble pas envisager qu' une apparence autre que féminine puisse éveiller le désir de l’adolescent. Quoi qu’il en soit, l’aimé(e) est un attaquant : l’amour est une réaction à une agression. Etrange agression qui, au lieu de faire fuir, attire et fait anticiper le plaisir :
« Il court à qui l’a frappé, impatient de posséder et de laisser dans le corps convoité la liqueur jaillie du sien, car son muet désir lui présage la volupté. »
C’est ainsi que commence donc l’amour, par un désir quasi réflexe d’éjaculation. Pas de mots, juste la hâte de jouir dans le corps-réceptacle. Lucrèce met alors le lecteur en garde:
« Voilà la source de la douce rosée qui s’insinue goutte à goutte dans nos cœurs et qui plus tard nous glace de souci. »
L’amour est un piège, le plaisir est l’appât. Mais pourquoi le souci ? Lucrèce donnera plusieurs raisons. Voici la première :
« Si l’être aimé est absent, toujours son image est près de nous et la douceur de son nom assiège nos oreilles. »
Elle est banale et attendue : l’est moins la référence à la douceur du nom. Nous sommes bien entre hommes et non entre bêtes. Aimer, c’est penser à un nom qui revient sans cesse à l’esprit et qui a pris les qualités de la personne qu’il désigne. Lucrèce est alors ferme :
« Ces simulacres d’amour sont à fuir, il faut repousser tout ce qui peut nourrir la passion ; il faut distraire notre esprit. »
On n’est jamais vainqueur dans le combat de l’amour : plutôt que de « tomber amoureux », il faut prendre ses jambes à son cou. Lucrèce est ici dans la droite ligne d’Epicure :
« Si l’on supprime la vue, et les rencontres, et la vie ensemble, la passion amoureuse disparaît. »
On ne peut pas résister, il faut prendre le large. La volonté ne peut rien quand « le simulacre d’amour » frappe. Mais que faire de « la sève amassée en nous » ? N’oublions pas en effet qu’elle est la cause de l’amour ? Comment se libérer de l’amour en gardant ce qui le produit ? Lucrèce est logique :
« Il vaut mieux (la) jeter dans les premiers corps venus que de la réserver à un seul par une passion exclusive qui nous promet soucis et tourments. »
On notera le pluriel : plutôt de multiples corps qui ont une fonction hygiénique qu’un seul corps convoité. Faire l’amour à n’importe qui, pour ne pas être amoureux d’un(e) seul(e) : mesure prophylactique, et non pas sexualité obsessionnelle. Changer de partenaire, non pour jouir de tous mais pour ne s’attacher à personne. Qu’on est loin du donjuanisme ! Mais il faut tout de même donner sa part à la nature pour avoir l’esprit tranquille. Si le désir sexuel n’est pas un désir nécessaire au bonheur, il faut cependant à l’occasion le satisfaire. Faire comme s’il n’existait pas, c’est impensable. Il faut penser à tous les atomes qui nous constituent. Reste qu’il est étonnant que Lucrèce n’ait pas recommandé une manière de faire encore plus économique.

dimanche 23 janvier 2005

De l'expression " tomber amoureux ".

Je voudrais lire avec un peu de soin les pages célèbres que Lucrèce, disciple d’Epicure, a consacrées à la passion amoureuse dans le quatrième livre du Natura rerum. C’est par le rêve érotique qu’il aborde la question, celui que fait « l’adolescent à qui le fluide fécond de la jeunesse se fait sentir, dès que la semence créatrice a mûri dans son organisme. » Il n’y aurait en effet pas d’amour sans ce « liquide générateur » : je suis bien au sein d’une pensée matérialiste. Mais pourquoi le jeune homme répand-il « un flot qui souille sa tunique » ?
« Il voit s’avancer vers lui les simulacres qui lui annoncent un beau visage et de brillantes couleurs. »
Fidèle à Epicure, Lucrèce pense qu’imaginer, c’est avoir la vue touchée par des atomes qui se sont détachés de l’objet qu’on perçoit. Le visage imaginé n’est pas un fantasme mais la surface d’un visage réel qui finalement, après un voyage dans l’espace, touche les yeux du rêveur. Rêver, c’est être le réceptacle passif de trajectoires atomiques hasardeuses. Mais ce qui m’étonne ici, c’est la place faite au visage et aux couleurs. Pourtant rien pour nous d’explicitement sexuel : on ne dit aujourd’hui ni des visages ni des couleurs qu’ils stimulent le désir. Lucrèce fait ensuite la genèse de l’éjaculation. A l’origine, il y a une prédisposition propre à l’espèce :
« Comme il existe pour chaque être une cause particulière d’émotion, l’influence de l’être humain est seule à émouvoir dans l’être humain la semence humaine. »
C’est d’abord une image de l’homme qui excite l’homme : cette relation très personnelle a tout simplement lieu entre des congénères. Et voici le parcours que suit la semence :
« Sortie de ses retraites, elle traverse le corps et, se rassemblant dans les régions nerveuses spéciales, éveille aussitôt l’organe de la reproduction, lequel s’irrite, se gonfle. »
Etrange irritation du sexe, dont je ne sais pas si je la dois à Lucrèce ou à la traduction, déjà datée, de Henri Clouard. Ce qui m’intéresse alors, c’est que « la volonté de répandre la semence là où tend la violence du désir » est causée par ce gonflement irrité. Comme cela devrait plaire à tous les neurobiologistes réducteurs qui sévissent aujourd’hui ! Le désir n’a pas de raisons, il n’a que des causes, pour reprendre la si éclairante distinction faite par Wittgenstein. Et enfin ces lignes qui identifient le sperme au sang, l’être désiré à l’ennemi et enfin le désir à une blessure infligée :
« La passion vise l’objet qui a fait la blessure d’amour. Car c’est une loi que le blessé tombe du côté de sa plaie ; le sang jaillit dans la direction de qui a frappé et l’ennemi, s’il s’offre, est couvert de sang. »
Est-ce dire que l’éjaculation est une perte, un affaiblissement ? Comme il est curieux en tout cas de présenter ce plaisir en reprenant la description du champ de bataille et de la guerre ! Mais qui blesse

samedi 22 janvier 2005

Le sage et l'ami torturé.

Soit deux personnages : un homme soumis à la torture et son ami qui en est témoin. Une interrogation : qui souffre ? La réponse ordinaire et vraie est sans doute : la victime souffre plus que l’ami. Ce dernier pourrait pourtant formuler une phrase du genre : « je souffre autant que mon ami. ». Il voudrait dire ainsi qu’il veut libérer la victime de la peine, autant que si c’était la sienne. Si la victime pouvait parler, elle dirait sans doute à son ami : « je comprends ce que tu veux dire mais j’ai plus mal que toi ». Si je rappelle ces réactions psychologiques ordinaires, c’est pour mieux transmettre l’étonnement que j’ai ressenti en lisant la sentence 56 :
« Le sage ne souffre pas plus s’il est torturé que si son ami est mis à la torture. »
Oui, on a bien lu : il est écrit « pas plus » et non « pas moins ». Epicure n’a pas non plus écrit : « que si autrui est torturé ». Dans ce dernier cas, le sage serait indifférent à ses souffrances, spectateur froid des tourments qu’on inflige à son corps. Bien sûr on pourrait ramener cette étrange situation à celle qu’on a évoquée au début : le sage souffre tellement quand son ami est torturé que quand il est lui-même torturé ce n’est pas pire. Mais alors la sentence est triviale (l’ami est un autre soi-même) et surtout elle est en dissonance avec la sentence 66 :
« Soyons en sympathie avec nos amis non en gémissant, mais en méditant. »
S’il s’agit non d’imiter l’ami dans la souffrance, mais de juger sa souffrance dans le cadre des vérités fondamentales de la doctrine, alors le sage quand il est torturé ne gémit pas plus, qu’il ne se plaint quand l’ami est torturé ; il médite sur sa propre souffrance physique de laquelle il parvient ainsi à se distancier autant que si c’était celle de son ami. Qu’est-ce qui est le plus stupéfiant dans cette perspective épicurienne ? Qu’elle recommande une posture stoïcienne au sage épicurien ou qu’elle mette un abîme entre la souffrance de mes amis et celle de ceux qui me sont étrangers ? Quelle que soit l’alternative choisie, comme Epicure me semble ici lointain !