lundi 31 janvier 2005

Comment sortir du piège une fois entré ?

La maîtresse a presque toujours un défaut et l’amant, complètement prisonnier, le transforme en qualité. Chacun ici est lucide pour les autres et aveugle en ce qui le concerne. Sans le dire clairement, Lucrèce suggère qu’il faudrait donc écouter les railleurs pour échapper au malheur de l’aveuglement total. Il va alors faire l’inventaire de toutes les laideurs que l’amour transfigure et donner ici indirectement une image de la belle femme, pour nous assez étrange. Elle n’est pas noire, elle n’a pas les yeux pers, elle n’est ni très petite, ni très grande, elle ne parle ni trop ni trop peu , elle ne bafouille pas. Nous sommes sans doute moins surpris par le rejet de la malpropre, de la malade, de la trop maigre, de la trop grosse. En somme je ne suis pas tout à fait dépaysé sans être pour autant en pays connu. A vrai dire, c’est Platon qui a inauguré, semble-t-il, ce genre de discours dans la République (Livre V 474d-475a). Mais, comme on l’aura deviné, ce qu’il vise, ce sont les délires des hommes par rapport aux jouvenceaux. Allons voir chez lui les stigmates de la laideur : il se centre exclusivement sur le nez et sur le teint. Le nez a trois défauts possibles : camus (camard), crochu et entre les deux. Quant au teint, il rejette autant le noir que le très pâle. Il évoque aussi le teint « jaune de miel » : faisons l’hypothèse que c’est le teint bronzé, qui est « jaunâtre » en réalité mais que nomme ainsi « l’amant, qui fait mignon dans son langage et qui supporte sans peine que son aimé soit jaunâtre, à condition qu’il soit dans sa fleur »(Robin) note 1. Dommage que je n’ai pas sous la main le Misanthrope pour voir comment tout cela est traduit dans la langue moliéresque note 2. Mais supposons, dit Lucrèce, que la maîtresse soit parfaite. Pour se défaire d’elle, il suffit alors de se représenter qu' il existe d’autres belles femmes (il me semble pourtant qu’il serait, vu ce qui a été dit plus haut, lucide de reconnaître au moins la rareté de sa beauté), de se rappeler qu'« elle fait, on le sait, tout ce que fait la laide » (Pautrat) ou bien qu'« elle est sujette, nous le savons, aux mêmes incommodités que les plus laides » (Clouard) et enfin que « de son infect fumet la pauvre s’incommode, ses servantes la fuient, sous cape vont pouffer » (Pautrat) ou bien que « la malheureuse s’empoisonne elle-même d’odeurs repoussantes qui mettent en fuite ses servantes et les font rire en cachette » Curieuse, cet accent mis sur l’odeur, comme si la plus belle femme sentait essentiellement mauvais. Dans ces conditions, l'amant à qui la belle a fermé sa porte serait, si elle le laissait entrer, indisposé par l’odeur qui émanerait du lieu. Jules Renard se souvient peut-être de ce passage quand il écrit à 26 ans dans son Journal à la date du 4 mars 1890 :
« Quand il voyait une jolie femme au teint animé par une course, embellie par une agitation quelconque, il ne manquait pas de se dire qu’en ce moment même elle devait avoir le derrière suant, et cela l’en dégoûtait tout de suite. »
Mais les femmes savent qu’elles sentent mauvais, « elles cachent ces arrière-scènes de leur vie aux amants qu’elles veulent retenir dans leurs chaînes », Pautrat choisit de traduire « poscaenia » par « coulisses », les deux, d’après Gaffiot, ont raison : c’est ce qui se cache derrière le décor. Manière de voir qui en accord avec la philosophie la plus ancienne, présocratique déjà: il faut percer les apparences. Ce qui se cachait au-delà du beau corps pour qui savait voir, c’était pour le Platon du Banquet un océan de beauté pure ; ici l'en-deça du beau corps, c’est l’animalité répugnante. Mais dans les deux cas, dépasser ce qu'on voit rapporte un savoir vrai.
Note 1 (ajout du 23-09-14) : voici la traduction du passage dans la nouvelle édition de Platon par Luc Brisson :
" (...) cela ne convient guère à un homme érotique d'oublier que tous les garçons qui sont dans l'éclat de leur jeunesse aiguillonnent d'une manière ou d'une autre et émeuvent l'homme érotique qui est attiré par eux, parce qu'ils lui semblent dignes de ses soins et de son affection. N'est-ce pas ainsi que vous vous comportez envers ceux qui sont vos jeunes beaux ? Celui a le nez écrasé, vous en faites l'éloge en le disant charmant, d'un autre qui a un nez d'aigle, vous direz qu'il est royal, et de celui qui se trouve entre les deux, vous direz qu'il est parfaitement proportionné. Vous direz que ceux qui ont la peau sombre ont un air viril, alors que ceux qui ont le teint clair sont les enfants des dieux. Quant à l'expression "couleur de miel", de qui donc est-elle la création, sinon d'un amant en quête d'un nom flatteur pour le teint mat et tout disposé à s'en accommoder pourvu qu'il accompagne la jeunesse." (Flammarion, 2008, p.1641)
À relever que Platon identifie une cause objective de tous ces enjolivements subjectifs : la jeunesse qui a une propriété réelle : l'éclat.
Note 2 (ajout du 23-09-14) : voici les vers de Molière dans la bouche d'Éliante :
"L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l’on voit les amants vanter, toujours, leur choix :
Jamais, leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle, est aux jasmins, en blancheur, comparable ;
La noire, à faire peur, une brune adorable ;
La maigre, a de la taille, et de la liberté ;
La grasse, est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre, sur soi , de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante, paraît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse, a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe, a de l’esprit ; la sotte, est toute bonne ;
La trop grande parleuse, est d’agréable humeur ;
Et la muette, garde une honnête pudeur.
C’est ainsi, qu’un amant, dont l’ardeur est extrême,
Aime, jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime."(Acte II, scène IV)

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