jeudi 10 février 2005

Sur le chemin du vrai droit (4)

« C’est à ce moment-là que d’aucuns enseignèrent aux autres à créer une magistrature et à instituer le droit, pour obtenir qu’ils aient la volonté de se servir des lois » traduit Bernard Pautrat. Qu’on lise bien ce texte un peu énigmatique ! L’initiative fondamentale ne consiste pas instituer explicitement un ordre politique et juridique mais bien plutôt à apprendre à d’autres à le faire. Mais qui sont-ils, ces fondateurs ? Leur identité est indéterminable si l’on s’en tient à la lettre même du texte, Lucrèce ayant simplement recours à une troisième personne du pluriel. Je pense alors à une autre libération, tout aussi décisive et complètement mystérieuse aussi. Qui a libéré un des prisonniers de la caverne (Platon La République livre VII) et l’a poussé rudement vers la sortie, vers la lumière ? Un « on » aussi, ce qui suggère que la seule condition pour voir la lumière est qu’on l’ait déjà vue, comme si on ne pouvait pas penser l’origine du savoir à partir de l’ignorance. Il en va de même ici : on ne peut établir le droit que si on nous l’apprend. Enfermés dans leurs désirs de vengeances, les hommes n’auraient pas échappé à la répétition obsessionnelle de leurs malheurs si « d’aucuns », en professeurs sereins, ne leur avaient pas montré comment faire. On croit donc assister en direct à une innovation historique, mais non, rien de nouveau n’émerge vraiment : le droit est déjà là, tout armé dans l’esprit des éducateurs. Fausse genèse qui n’explique rien. Au fond, ces « quelques hommes », comme dit Clouard, ont la même fonction que le législateur dans le Contrat Social de Rousseau. A la différence près, que Rousseau consacre explicitement un chapitre tout entier à cette fonction paradoxale et nécessaire, alors que Lucrèce s’est contenté de le versifier en deux lignes. C’est ainsi que commence le chapitre VII du livre II du Contrat Social :
« Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions des hommes et qui n’en éprouva aucune, qui n’eut aucun rapport avec notre nature et qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous et qui pourtant voulût bien s’occuper du nôtre ; enfin qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, peut travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes. »
Pas question bien sûr d’affirmer que Lucrèce a anticipé, même confusément, ce concept de législateur ; je dirai plus sûrement que, pour moi qui ai en tête ce passage de Rousseau, le texte latin me paraît philosophiquement prophétique, si on peut dire ! Je crois comprendre mieux le but de ces hommes (« obtenir qu’ils aient la volonté de se servir de lois ») pour avoir lu ailleurs que le législateur « doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ». Mais comment peuvent-ils donc apprendre s’ils n’ont jamais appris eux-mêmes ? On comprend bien en tout cas qu’ils ne doivent pas reproduire la fonction royale (dont l’échec a créé le besoin du droit), mais susciter le désir des hommes de s’organiser collectivement et ainsi en finir avec la monotonie tuante de la vengeance. Ainsi apparaît la fonction politique : alors que les rois étaient simplement là, tels des faits qui ne correspondent à aucune norme , désormais la place est instituée avant d’être occupée : les règles du jeu fondent enfin le déroulement du jeu. Mais toujours la peur. C’est le même mot (« metus ») qu’il ne me semble pas impossible de traduire de manière plus douce par « crainte », ce qu’a fait d’ailleurs Henri Clouard. Quoi qu’il en soit, l’avenir est encore à craindre, même si le droit limite les agissements. Rectifions, c’est parce que l’avenir est à craindre que le droit limite les agissements :
« Inde metus maculat poenarun praemia vitae »
Ici le latin est facile, aussi traduirai-je, sans souci d’élégance : « à partir de ce temps-là, la crainte (la peur) des peines (des châtiments) altère les récompenses (les avantages, les faveurs) de la vie » ; or, je lis, d’abord sous le plume de Clouard : « les douceurs coupables de l’existence » puis sous celle de Pautrat : « de la vie le butin mal acquis ». Je conçois bien que leur traduction est tout à fait dans l’orthodoxie épicurienne car, sans cet ajout réprobateur, ce droit dont on chante les louanges semble venir gâcher la vie, que les « douceurs » soient ou non coupables ! Certes Gaffiot m’apprend que « praemia » veut aussi dire ce qu’on gagne à la guerre ou à la chasse, mais enfin quel Latin a jamais pensé que ces deux activités étaient essentiellement mauvaises ? Il ne me reste plus qu’à demander humblement les services d’une bonne volonté sérieusement latiniste ! Quoi qu’il en soit de ces incertitudes, il y a bel et bien deux peurs, comme il y avait deux vengeances : l’une qui gonfle lentement au point d’éclater dans l’explosion sanglante qui rend finalement la vie de chacun menaçante pour tous ; l’autre qui garantit l’usage des lois (« legibus uti »). La vie civique a comme condition une régulation intelligente des sentiments, de ces mêmes sentiments qui, déréglés, rendent l’existence infernale. « Uti » : comme on le lit dans les manuels, les épicuriens ont clairement une conception utilitariste du droit. Il est un instrument au service de la meilleure des vies, vu que les hommes ne naissent pas dans une communauté d’amis mais au milieu d’hommes ordinaires et pour cela peut-être dangereux. Seulement Lucrèce ne se raconte pas d’histoires : les châtiments ne frappent les criminels que la plupart des temps. Il ne dit pas pourquoi, comme si l’échec partiel de la justice allait de soi, sans avoir besoin d’être expliqué. Mais, dans ces conditions, pourquoi, si l’illégalité était à l'occasion bénéfique, ne pas prendre le risque de passer entre les mailles du filet ?

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