lundi 21 février 2005

Antisthène, le plaisir et les femmes.

Diogène Laërce nous rapporte deux enseignements d’Antisthène à première vue contradictoires :
1)« Il disait de façon constante : « Je préférerais volontiers la folie à la sensation. » (VI, 3)
2)« Il démontrait que la souffrance est un bien par l’exemple du valeureux Héraclès et de Cyrus, tirant ainsi ses preuves à la fois des Grecs et des Barbares » (VI, 2)
Si l’on veut éviter l’incohérence qui vient de ce qu’apparemment, quand on souffre, on sent, il faut expliciter que la sensation qu’il faut fuir avant tout est la sensation de plaisir. Le sceptique Sextus-Empiricus dans Contre les mathématiciens (XI, 73-74) apporte ici une utile précision:
« Epicure pose que le plaisir sensible est un bien. Antisthène, au contraire, dit préférer la folie à la jouissance mauvaise. »
Finalement sentir n’est pas ressentir du plaisir mais un mauvais plaisir. Présentée ainsi, la position cynique n’est pas différente de la position épicurienne. Qu’on en juge d’après ce que rapporte Athénée de Naucratis dans le Banquet des savants (XII, 513 A) :
« Antisthène soutenait, lui aussi, que le plaisir est un bien, mais il ajoutait aussitôt : pas n’importe quel sorte de plaisir mais le plaisir dont on n’a pas à se repentir. »
Reste à savoir quels sont donc les plaisirs légitimes. Peut-on faire confiance sur ce point à Clément d’Alexandrie, père de l’Eglise grecque, qui fait d’Antisthène le défenseur d’une sexualité exclusivement procréative ?
« Je suis bien d’accord avec Antisthène quand il affirme : « Si je mettais la main sur Aphrodite, je la percerais de flèches pour avoir corrompu tant de nos vertueuses femmes. » Quant à l’amour, il l’appelle un vice de nature : les misérables qui lui sont assujettis l’appellent, eux, la divine maladie. Ils démontrent bien pour autant que c’est par ignorance que les écervelés se laissent asservir au plaisir : le plaisir, il ne faut pas s’y soumettre, même si on le qualifie de divin, c’est-à-dire nonobstant le fait qu’il est un don de Dieu en vue des besoins de la procréation. » ( Stromates II, 20, 107, 2).
Certes Antisthène a condamné la passion amoureuse (cet élève de Socrate ne reprend donc pas à son compte la thèse du Banquet, que la passion est le moteur de l’élévation philosophique), comme il a condamné certains mariages :
« Epouse une belle fille, tu auras une femme facile ; épouse un laideron, tu auras la vie difficile » (D.L., 6,3)
Mais si le cynique ne doit pas aimer à la folie et s’il ne doit pas épouser n’importe qui, il ne doit pas pour autant ne pas se marier :
« Le sage se mariera en vue de la procréation, ne s’unissant qu’à des femmes bien nées. Et il aimera vraiment car il est le seul à savoir quelles femmes méritent d’être aimées. » (D.L., VI, 11)
Clément d’Alexandrie avait peut-être lu ce texte, même si cette valeur accordée à la procréation est ,dans ces textes cyniques, bien rarement affirmée. Il me semble d’ailleurs que si l’enfant à faire est évoqué, ce n’est pas par amour des enfants mais par détestation de la fornication. En effet le prix accordé ici à l’amour n’est pas en contradiction avec la condamnation de la passion amoureuse : les femmes bien nées sont sans doute les femmes vertueuses et la relation alors me paraît plus être de l’ordre de la relation amicale, relation qui unit des pairs, que de l’ordre de la relation érotique. Cependant les textes sont à cet égard ambigus car Laërce écrit aussi, assez énigmatiquement:
« Il faut n’avoir commerce qu’avec les femmes qui vous en sauront gré. » (VI, 3)
Heureusement que Xénophon dans son Banquet a laissé ce texte éclairant où il fait dire à Antisthène:
« Je suis si content de mon grabat que de m’éveiller est toute une entreprise. Et si d’aventure mon corps sentait le besoin des plaisirs d’amour, la première venue me suffit : à tel point que les femmes dont je m’approche m’accueillent avec transport pour la simple raison que personne d’autre ne consent à avoir commerce avec elles ! »
Je suis troublé par ce texte, si épicurien avant la lettre, même si je n’ai jamais lu un seul texte épicurien évoquer le plaisir, comme ici, de rester dans son lit ! (Epicure n’est pourtant pas né quand Xénophon écrit ces lignes). Antisthène ne vise alors pas la procréation mais la satisfaction d’un besoin. Comme le sauvage de Rousseau dans le Discours sur l’origine et le fondements de l’inégalité parmi les hommes, « il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le goût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui ». De cette réflexion se dégagent donc trois idées de la femme :
a) la femme-courtisane : il faut la fuir car « les courtisanes sont disposées à accorder à leurs amants toutes les faveurs qu’ils demandent, excepté l’intelligence et la prudence » comme l’écrit Stobée.
b) la femme-femelle : elle peut être laide mais elle sera reconnaissante du désir qu’à l’occasion on ressent pour elle.
c) la femme-amie : digne d’être aimée, il faut s’allier à elle.
Je parviens à faire correspondre à deux de ces catégories deux types d’homme : à la femme-courtisane l’homme flatteur ; des deux on croit qu’ils donnent ; en réalité ils enlèvent à ceux qui en sont les victimes. A la femme-amie, bien sûr l’ami, mais aussi en un sens l’ennemi (l’ennemi idéal bien sûr), qui rend à sa manière le même service que l’ami : l’un et l’autre sont attentifs à relever les défauts. En revanche je n’identifie pas du tout à qui dans le genre masculin peut correspondre la femme-objet du désir indifférencié de l’homme sans goût. Le bon plaisir est donc celui qui correspond à la satisfaction la plus simple possible des besoins naturels. Mais si Antisthène a choisi Hercule comme héros, c’est qu’à la différence du sauvage rousseauiste, le cynique doit faire beaucoup d’efforts pour éviter les mauvais plaisirs. C’est ainsi que je comprends ce passage de Jean Stobée dans son Florilège :
« Il faut rechercher le plaisir résultant d’un effort et non celui qui le précède. »
Il y a deux simplicités : celle qui précède la complication et celle qui s’y substitue. C’est évidemment à la seconde qu’ Antisthène, comme tous les philosophes antiques, aspirent. D’ailleurs on ne peut pas aspirer à la première, on peut juste peut-être la regretter. Une chose est sûre, cependant, si Antisthène ne condamne pas le plaisir en soi, le souverain bien n’est même pas le plaisir simple mais la vertu. Si ressentir du plaisir n’est pas interdit au cynique, ce qu’il veut avant tout, c’est être vertueux. Mais plus précisément qu’est-ce que la vertu ?

dimanche 20 février 2005

La rivalité de deux disciples, devenus maîtres, Antisthène et Platon.

Il semble que le disciple d'Antisthène l'entendait dire du mal de Platon et du platonisme. De Platon d’abord à qui il reprochait sa vanité :
« Une autre fois, il rendait visite à Platon atteint de maladie ; apercevant le vase dans lequel le malade avait vomi : « Je vois bien de la bile là-dedans, mais je n’y vois pas ta vanité. » (D.L. VI, 7)
Mais pour quelle raison Antisthène, lui-même qualifié de vaniteux par Socrate, juge-t-il ainsi Platon ? Faisons l’hypothèse qu’il l’accusait de ressembler aux sophistes, fiers de leur savoir, plus qu’à Socrate, qui vise à faire penser ceux qui sont habitués à écouter. C’est ce que me suggère en tout cas ce texte du Gnomologium vaticanum :
« Un jour que Platon parlait à n’en plus finir dans son école, Antisthène eut le mot suivant : « Ce n’est pas l’auditoire qui a à se régler sur celui qui parle, mais le conférencier sur l’auditoire »
J’ai l’impression à lire ces textes que le sophiste est toujours l’autre. Mais d’abord deux mots sur le terme « sophiste » : il y a en effet deux manières de l’entendre. A la mode platonicienne, le mot désigne un professeur de rhétorique, indifférent à la vérité et désireux seulement de gagner beaucoup d’argent en vendant les procédés oratoires qui permettent de persuader n’importe quel auditoire de n’importe quoi ( en un sens, nos modernes conseillers en communication leur ressemblent). Platon sait pourtant que l’art de bien parler n’est pas en soi mauvais, mais il reproche aux sophistes justement de ne pas le subordonner au respect du Vrai et du Bien. Défini ainsi, le sophiste est la bête noire des dialogues socratiques : moins on lui ressemble, meilleur on est (on trouve dans le Grand Hippias une illustration claire de l’entreprise platonicienne de ridiculisation de ce sophiste-là). Pendant longtemps, le sophiste était donc cet abominable commerçant qui estimait sa valeur à la hauteur des sommes qu’il engrangeait. Mais les historiens de la philosophie nous ont rendu un grand service en faisant apparaître sous ses sophistes noircis par Platon des sophistes authentiquement philosophes (même si cette expression a quelque chose de contradictoire puisque le philosophe est censé aimer une sophia, une sagesse, qu’il ne détient pas, alors que le sophiste, par son nom, même est désigné comme sage). La pensée sophistique est donc alors une rivale, fort sceptique, de la pensée platonicienne et il est bien clair que jusqu’à présent je n’ai pas parlé de cette sophistique-là qui exigerait à son tour toute mon attention *. Tout se passe donc comme si l’identification au méchant sophiste se faisait dans tous les camps pour disqualifier les autres prétendants au titre de philosophe. Mais pourquoi Antisthène, qui a partagé donc avec Platon l’intimité intellectuelle de Socrate, ne prend-il pas au sérieux la pensée platonicienne ? Il semble qu’Antisthène, en en voulant cette fois au platonisme et pas seulement à Platon, ait dénoncé, bien avant Aristote et d’une autre manière, la référence aux Idées. Voici à ce propos un texte éclairant :
« Certains parmi les Anciens niaient complètement les constitutifs spécifiques, n’accordant d’existence qu’à l’être concret et individuel. Antisthène, par exemple, argumentait avec Platon en disant : « je vois bien le cheval, mais je ne vois pas la caballéité. » Et Platon de répondre : « C’est que tu as de quoi voir le cheval, c’est-à-dire tes yeux, mais tu ne disposes pas encore de la faculté qui te permettrait de saisir la caballéité. » (Simplicius Commentaire sur les catégories 8b25)
Ammonius dans son Commentaire de Porphyre le fait parler dans le même sens :
« Je vois un homme, mais je ne vois pas l’humanité »
Antisthène serait ainsi, à ma connaissance, le premier philosophe nominaliste. Seuls existeraient à ces yeux des êtres « concrets et individuels » comme ce cheval-ci et cet homme-là. Le concept de cheval (la caballéité) comme celui d’humanité et comme au fond tous les concepts, n’existeraient pas en-dehors de l’esprit, à la différence de ce qu’affirmait Platon. Ce dernier aurait donc à tort projeté dans un monde en réalité imaginaire (le Monde des Réalités Intelligibles) des produits de l’esprit humain. On comprend qu’une telle critique, qui va avoir un bel avenir devant elle et n’a rien perdu deux mille cinq cents après de son mordant, ait déchaîné l’ire de Platon :
« Il apprit un jour que Platon parlait en mal de lui : « Il est digne d’un roi, dit-il, de s’entendre calomnier quand on fait le bien. » (D.L. VI, 3).
Bien sûr, Platon avait une réplique confondante : si Antisthène refuse la réalité des Idées, c’est que son esprit n’est pas assez exercé pour les contempler ( je me souviens de cet intéressant dialogue – Matière à pensées – où le très platonicien mathématicien Alain Connes, pour convaincre le très matérialiste neurologue Jean-Pierre Changeux, invoquait sa propre pratique mathématicienne pour justifier l’idée que faire des maths, c’est découvrir et non inventer des réalités qui s’imposent à l’esprit humain et qu’en aucune manière il ne constitue). Finalement, la rivalité entre Antisthène et Platon a dû aller assez loin pour que celui-là baptise celui-ci de Sathôn et écrive même un dialogue contre lui portant ce nom, nom qui serait bien insignifiant sans la précieuse note de Léonce Paquet ( Les cyniques grecs, fragments et témoignages p.22) :
« Sathôn désigne bien un « garçon vigoureux », mais le terme se réclame de « sathé », lui-même apparenté à « posthé »=le membre viril ».
Comme j’aimerais lire, s’il n’était pas perdu, Le couillon d’Antisthène !
  • Ici encore, c’est malheureux qu’il n’y ait pas deux mots différents (comme « sadique » et « sadien ») pour désigner ces deux sophistiques-là.

samedi 19 février 2005

Qu'est-ce qu'un professeur de cynisme ?

Il y a plusieurs manières d’être un maître. Il y la manière sophistique, où le disciple est nourri comme un cochon de lait dans le but de l’engraisser (c’est cela qu’aurait écrit Antisthène dans son Protreptique à propos des élèves des Sophistes, si l’on en croit du moins Athénée de Naucratis dans Le banquet des savants). On peut se demander si les professeurs de philosophie aujourd’hui ne sont pas encore des maîtres à la mode des sophistes : en échange d’argent, ils déversent leur savoir dans l’esprit des élèves qui auront comme récompense de bonnes notes s’ils montrent qu’ils ont bien engraissé… Il y a la manière socratique, où le disciple, ne recevant rien d’un maître qui n’a rien à donner sinon son questionnement et l’aveu de son ignorance, tire de son propre fonds des ébauches de vérité. C’est difficile pour un professeur de philosophie d’appliquer aujourd’hui la méthode socratique ; elle n’est sensée que dans le face-à-face avec, autour, en acolytes stupéfaits, les témoins de l’accouchement (Donc cinq minutes de socratisme pour sauver les apparences et cinquante-cinq minutes de sophistique pour garantir le succès au bac : ça doit ressembler à cela en général une heure de philosophie). Mais, élève direct de Socrate et non pas lointain et douteux disciple, Antisthène, peut-on penser, a dû reproduire le non-enseignement de son maître : en un sens, c’est vrai, mais là encore, en radicalisant singulièrement la posture socratique. Et c’est ici où nous retrouvons le bâton qui sert, entre autres, à chasser les disciples. Foin de la douceur socratique ! On pense désormais au maître zen dont le comportement irrationnel, quelquefois brutal, inaugure la pédagogie en faisant sortir la raison de ses gonds. Mais si l’on en croit Elien dans son Histoire variée (X, 16), « Antisthène avait poussé bien des jeunes vers la philosophie, mais ceux-ci n’y mettaient aucune attention, si bien qu’exacerbé à la fin, il ne laissa plus personne s’approcher de lui. » Cependant le cynique met trop en scène sa vie pour se livrer, comme le suggère Elien, à la colère ou au dépit. Frapper, c’est trier : seuls résistent les meilleurs, les insensibles aux coups, ceux dont le corps n’est pas la fragile porte d’entrée de la souffrance. C’est ainsi que Diogène – qui sera mon prochain héros – fait son entrée dans la philosophie, en forte tête, au sens propre de l’expression, mais je laisse parler Diogène Laërce :
« Arrivé à Athènes, Diogène s’attacha à Antisthène. Ce dernier le repoussa : il ne voulait être suivi par personne, mais l’assiduité de Diogène en vint à bout. Un jour, par exemple, Antisthène leva son bâton contre lui ; Diogène lui dit en avançant la tête : « Cogne donc : tu ne trouveras pas de gourdin assez dur pour me chasser aussi longtemps que tu me donneras l’impression de tenir des propos sensés ! ». A partir de ce jour, Diogène devint son disciple. » (Vies et sentences des philosophes illustres VI, 21)
Le maître cynique, c’est donc celui qui soumet l’envie de philosopher à l’épreuve des coups ; le disciple, c’est celui qui place, avant la douleur, la connaissance de la vérité. On les trouvera bien fanatiques et naïfs ces disciples cyniques : excusons-les, ils n’ont pas la chance d’avoir deux mille cinq cents ans de philosophie derrière eux. Le maître cynique, c’est aussi celui qui a peur des flatteurs (et, dans tout nouveau disciple, il y a virtuellement un flatteur) :
« Il affirmait, rapporte Hécaton (dans ses Mots d’esprit) qu’il vaudrait mieux tomber en proie aux corbeaux (« korax ») que sous la griffe des flatteurs (« kolax ») : ceux-là s’attaquent aux cadavres, ceux-ci dévorent les vivants. » (D.L. VI, 4)
C’est donc pour rester entier et intègre que le maître se protège de toutes ces graines de flatteurs, qui risqueraient, en le submergeant de paroles charmeuses, de l’empêcher de tendre vers l’excellence. Mais que faisait donc le maître cynique avec la minorité d’acharnés résistants qui le suivaient sans le courtiser ? Leur donnait-il à lire ses livres ? Non, sans doute car « les sensés, disait-il, ne devraient pas apprendre à lire de peur d’être corrompus par les autres. » (D.L. VI, 103) Certes c’est d’abord la condamnation des livres des autres qu’opère ainsi Antisthène mais c’est aussi un lieu commun de la pensée socratique et platonicienne qu’on n’apprend pas à penser en lisant les pensées des autres mais en exerçant la sienne. Même prendre des notes est dénoncé comme un exercice de paresse :
« Une autre fois, un de ses disciples se lamentait auprès de lui d’avoir perdu ses notes de cours : « Il fallait bien plutôt, lui dit-il, les graver dans ton esprit que sur des feuilles de papier » (D.L. VI, 5)
On a donc une définition du disciple du cynique : il grave dans son esprit ce que dit le maître ; mais il faut pour cela avoir de l’esprit, ce que fait comprendre ainsi Antisthène, en jouant, comme souvent, sur les mots :
« Un garçon du Pont se préparait à se mettre à son école et il lui demandait ce qu’il fallait y apporter. Antisthène lui dit : « Un livre neuf, un crayon neuf et une tablette neuve » (en insistant sur le mot « kainoû ») pour lui faire comprendre qu’il avait surtout besoin d’esprit (kai noû) » (D.L. VI, 3)
Antisthène me semble finalement, dans son invention du rôle de maître, mêler des traits sophistiques et socratiques : s’il ne veut pas de disciples, ce n’est pas qu’il n’a rien à dire mais que les candidats ne sont pas prêts à comprendre ce qu’il veut dire. Car Antisthène a bien quelque chose à dire et il semble que, se souvenant du professeur de rhétorique qu’il a été, il l’ait même monnayé, comme le suggère cette ultime anecdote qui met en évidence, bien qu’à la mode cynique, un solide sens des affaires :
« Un jeune homme du Pont (est-ce le même que plus haut ?) lui promettait de le payer dès qu’une cargaison de salaisons entrerait au port (il y a peu de textes, croyez-moi, qui mêlent la charcuterie à la philosophie). Antisthène prend alors le garçon, il se munit d’un sac vide, se rend chez une détaillante de farine et remplit son sac ; il s’apprêtait à partir quand la marchande lui demanda de payer : « Le jeune homme que voici, dit Antisthène, t’en donnera le prix quand arrivera sa cargaison de salaisons ! » (D.L. VI, 9)
Mais qu’apprend-on quand, la tête dure, l’esprit vif et le porte-monnaie à la main, on écoute Antisthène ?

vendredi 18 février 2005

Comment devient-on le premier philosophe cynique ?

Ce n’est pas parce que les Cyniques ont fait l’éloge de la vie simple que le parcours d’Antisthène n’est pas compliqué ! Il est d’abord l’élève du célèbre Gorgias, un des plus illustres sophistes, cible de Platon, ce Gorgias qui soutenait que « le discours est un tyran très puissant » et qui a dû donner à Antisthène suffisamment les moyens de tyranniser pour qu’il devînt à son tour professeur de rhétorique. Diogène Laërce nous rapporte que Théopompe en a fait l’éloge en ces termes :
« C’était, écrit-il, un esprit puissant qui pouvait, avec des discours bien tournés, renverser n’importe qui. » (D.L. VI, 14)
Or ce maître devient disciple de Socrate et demande à ses disciples de devenir ses condisciples. A malin, malin et demi. Antisthène a trouvé plus fort que lui : c’est vrai que Socrate pouvait aussi renverser n’importe qui, d’une autre manière, il est vrai, pas par l’éloquence mais par l’interrogation, non pas en montrant qu’il sait mais en faisant croire qu’il ne sait pas… Alors sa vie change : il fait tous les jours la route qui sépare le Pirée d’Athènes pour aller écouter son maître ( à vrai dire, rien de socratique dans cette attraction : les sophistes aussi déplaçaient les foules) ; il rend visite à Socrate dans sa prison et il fait sans doute partie de tous ceux qui aimeraient bien acheter, quel que soit le prix, l’évasion de Socrate ( mais le condamné n’en veut pas du tout de cette évasion, comme Platon l’explique dans le Criton) ; il est au chevet de Socrate dans les derniers moments ; mais surtout il prend modèle sur son maître, « il acquit de Socrate la patience et en imita l’impassibilité » (D.L.VI, 2)et puis enfin, comme Saint-Jérome (certains chrétiens ont beaucoup aimé le cynisme, pour son ascétisme, entre autres) le rapporte, « ayant vendu ses biens ou les distribuant au grand jour, il ne garda pour lui rien de plus qu’un petit manteau. ». En se débarrassant de son argent, inaugure-t-il une tradition ? Peut-être, en tout cas, c’est aussi de cette manière que Spinoza et Wittgenstein entreront dans la carrière philosophique. Ce qui est sûr, c’est qu’Antisthène, amplifiant le dédain socratique, donne ainsi le signal de départ de la course à la pauvreté, cette pauvreté exhibée, ostentatoire, dont on tire vanité et qui accompagne une immense haine des richesses et des succès mondains. Mais il ne faut pas oublier le petit manteau qui va constituer désormais avec la bâton et la besace un élément de l’uniforme cynique : à cela ajoutons cheveux longs, barbe et saleté. C’est clairement la radicalisation de la posture socratique, une sorte de "sylénisation" à outrance, un renforcement de l’opposition déjà ancienne entre l’apparence (ce qu’on voit à l’extérieur) et l’essence (l’intériorité cachée). Ce disciple, en caricaturant son maître, s’est finalement distingué de lui, au point que ce fut à son tour d’avoir des disciples ; j’imagine que ce n’était pas les mêmes qu’avant ; ceux-ci avaient trouvé une manière plus sournoise de dominer, non plus par la hauteur de l’éloquence mais par la théâtralisation du mépris des apparences ordinaires. Mais comment Antisthène a-t-il donc joué pour la première fois le rôle de maître cynique ?

jeudi 17 février 2005

Antisthène l'étranger.

Je vais tourner une page aujourd’hui, en laissant momentanément de côté les épicuriens, car je n’oublie pas que je consacre ce blog aux philosophes antiques dans leur ensemble et ce projet n’est pas une manière déguisée de faire du prosélytisme épicurien ! Je voudrais donc désormais évoquer les philosophes cyniques : à cet effet, je ne pourrais guère scruter leurs textes, car il ne reste que des bribes ; en revanche je vais réfléchir sur ce qu’on dit qu’ils ont fait. Bien sûr ils n’ont pas agi cyniquement au sens de ce mot aujourd’hui mais ce qui est curieux, c’est qu’il n’y a pas un mot noble pour évoquer leur philosophie. Alors qu’on peut opposer l’amour platonique à la philosophie platonicienne et un comportement épicuriste à une vie épicurienne, en revanche il faut utiliser le seul mot cynique pour parler des Cyniques, ce qui d’emblée les dévalue, malheureusement. Quant à l’étymologie, elle ne contribue pas à redorer leur blason. Le mot vient du nom de l’endroit où le premier cynique a donné ses leçons : le gymnase de Cynosarges dans la banlieue d’Athènes. Cynosarges veut dire « chien agile » (« kuôn argos ») ou « chien brillant » (« kuôn énargès ») : quoi qu’il en soit, voilà donc ces philosophes animalisés. Mais à dire vrai, il y a au moins deux manières de considérer ce qu’est un animal, comme inférieur à l’homme ou du moins à ce qu’il devrait être (« tu te conduis comme un chien ») ou comme supérieur (la fidélité des chiens ?). Nous verrons ainsi comment quelquefois l’animal peut être pris comme modèle à imiter. En fait, imiter un animal, en un sens, c’est extrêmement difficile ; d’ailleurs le héros des cyniques, qui faisaient tout sauf se laisser aller, c’est Hercule ou Héraclès (les premiers stoïciens, élèves des cyniques, hériteront d’ailleurs de ce patronage). C’est à Hercule qu’était consacré le gymnase de Cynosarges : on a donc l’idée chimérique d’un chien herculéen ou d’un Héraclès canin… Celui qui professait dans ce gymnase de Cynosarges avait été comme Platon un élève de Socrate, il a vécu entre 445 et 360, il s’appelait Antisthène. Comme seul son père était athénien, il était dans cette ville d’Athènes un étranger, à l'image des hommes qui fréquentaient ce gymnase. Sa mère en effet était originaire de Thrace, si l’on en croit Diogène Laërce, qui, bien que vivant plus de cinq cents après Antisthène, est le compilateur auquel on est le plus redevable en ce qui concerne la connaissance des premiers cyniques. Antisthène l’étranger va attaquer constamment l’attachement à la terre natale :
« Il regardait de haut les Athéniens qui se vantaient d’être autochtones : « Vous n’êtes pas plus nobles, leur disait-il, que les escargots et les sauterelles ! » (D.L. VI, 1).
L’excellence n’est pas géographiquement déterminée :
« Quelqu’un l’injuriait de ne pas être Athénien : « Mais quoi ? Lui dit-il, personne n’a jamais vu non plus de lion à Corinthe ou en Attique, et pourtant le lion n’en est pas moins un noble animal. » (Gnomologium vaticanum)
Certes ce passage est ambigu : il suggère que si la puissance est inexistante à Athènes, elle existe pourtant bel et bien et vient d’ailleurs. Certains autres textes donnent aussi cette impression, comme celui où Socrate, conformément à son habitude, semble « jouer » Sparte (Lacédémone) contre Athènes.
« Quelqu’un disait à Socrate qu’Antisthène était né d’une mère Thrace. « Et toi, reprit-il, pensais-tu qu’un être si noble pût naître de deux Athéniens ? » (D.L. II, 31)
Mais pas de doute : de tous les textes ensemble se dégage fermement l’idée que les racines de la valeur d’un homme ne se trouvent pas dans la terre, dans aucune terre. Ce qui peut arriver néanmoins, c’est qu’il y ait des terres où les hommes se sont cultivés (c’est ainsi, je crois, qu’il faut entendre l’éloge que Socrate fait constamment de Sparte : il ne suffirait pas de naître à Sparte pour être spartiate !) Mais ce n’est pas seulement l’espace originaire qui ne donne par lui-même aucun talent à qui en est issu ; c’est aussi la famille qui n’est pas du tout une valeur. On naît le fils de ses parents mais on n’hérite pas d’eux ce qui fait le prix de la personne :
« On lui reprochait un jour de n’être pas né de deux parents libres : « Je ne suis pas né non plus, reprit-il, de deux lutteurs, et pourtant je suis habile à lutter ! » (D.L. VI, 4)
« Il faut faire plus de cas d’un homme de bien que d’un parent. » (D.L. VI, 12)
L’attachement à la famille n’est une valeur dans aucune de ses philosophies anciennes (sur ce point, il faudrait pourtant lire attentivement Aristote). Pas plus que la famille, le sexe ne détermine ce qu’on vaut :
« Pas de différence entre la vertu de l’homme et celle de la femme. » (Ibid.)
Un tel « féminisme » surprend mais on le trouve aussi chez Platon par exemple pour qui, si le roi doit être impérativement philosophe, il est indifférent qu’il soit homme ou femme. A lire ces premières lignes sur le cynisme, on a l’impression juste, je crois, qu’ils ont été beaucoup attaqués, mais il ne faudrait surtout pas identifier ce sophiste qu’est Antisthène à une victime, même au nom de la plus belle cause ! Déjà la première citation suggérait sa hauteur, mais d’autres textes dénoncent sa vanité, même s’il tire paradoxalement gloire de sa misère :
« Socrate voyait Antisthène mettre toujours en évidence le morceau le plus usé de son vêtement. « Ne vas-tu pas cesser, lui dit-il, de faire le beau devant nous ! » (Elien Histoire variée IX, 35).
Prenez garde ! Les cyniques, apparentes victimes, du haut de leur animalité, vont aussi très souvent passer à l’attaque, sous des formes quelquefois sournoises, comme dans cette anecdote rapportée avec admiration par Grégoire de Naziance dans son Discours contre Julien :
« Quel grand homme que cet Antisthène ! Frappé en pleine figure par un de ces voyous impudents, il se contente en retour de tracer sur son front le nom de son agresseur comme sur une statue le nom de l’artiste – de façon probablement à accuser l’autre de manière plus cuisante. »
Etrange texte par lequel ce Père illustre de l’Eglise grecque, ascète distingué de la Cappadoce, me fait penser tout à fait anachroniquement à une forme possible de « body art »…

mercredi 16 février 2005

Les dieux,oui, mais la religion, non ! (2)

Les dieux sont donc grands, forts et beaux, mais pas seulement, ils parlent, ce que Lucrèce évoque en écrivant :
« (…) voces superbas mittere (…) »
Pour une fois, je ne sais à qui donner raison, entre Clouard qui traduit par « faire entendre un langage superbe » ou Pautrat qui choisit :
« parler d’une voix empreinte de superbe »
« Vox » en effet signifie autant la voix que les paroles (comme « parole » au fond ou « palabra » en espagnol) et « superbus » a l’ambiguïté du français, autant « hautain » que « magnifique ». Que ces dieux aient des voix magnifiques, cela va de soi, mais aussi que leurs paroles soient remarquables ; cependant peuvent-elles être intelligibles pour ces hommes primitifs ? Finalement Pautrat ne fait-il pas encore une fois le bon choix en mettant en relief que ces hommes sont frappés par ce qui leur saute aux yeux, si on peut dire ? Cependant ce qui me gêne dans cette traduction, c’est qu’elle suggère vaguement que ces dieux sont orgueilleux, or c’est un point incontestable de la tradition épicurienne : les êtres divins sont des parangons de vertu. Non seulement ils parlent mais ils se meuvent, ce qui conduit les hommes à leur attribuer la sensibilité (« sensus »). Ce qui m’intéresse ici, c’est le souci de Lucrèce de mettre en évidence que les caractères divins qui ne sont pas directement perceptibles sont dérivés néanmoins de manière tout à fait logique de la perception. Il n’y a pas de spéculation mais un raisonnement fondé sur des bases atomiques pour ainsi dire. En effet, si l’éternité est attribuée aux dieux, c’est parce que leur beauté et leur force se manifestent identiques, d’où l’idée juste que les hommes en tirent : d’inaltérés ils deviennent inaltérables et, comme les hommes ont peur de la mort, les hommes les pensent comme plus heureux qu’eux, d’autant plus qu’ « (…)en même temps, ils les voyaient, en rêve, sans qu’il leur en coûtât, faire mille merveilles » Je me demande quelles merveilles peuvent donc bien faire ces dieux qui ne devraient être occupés qu’à jouir d’eux-mêmes et de leurs pairs. Lucrèce ne fait-il pas ici feu de tout bois, reprenant à son compte les récits de la mythologie la plus traditionnelle (et la moins épicurienne !), celle qui donne aux êtres divins des pouvoirs surhumains ? Nous avons désormais les deux éléments avec lesquels Lucrèce va rendre compte de la naissance des cultes religieux : d’un côté, la peur épisodique face à la nature et l’observation constante de son ordre ; de l’autre, la connaissance des dieux. Dans leur ignorance spontanée des causes des effets naturels, les hommes vont donner aux dieux le pouvoir de commander à la nature :
« La planche de salut leur fut donc de livrer toutes choses aux dieux, de toutes les plier au signe de leur tête. » (Pautrat)
La planche de salut, c’est « perfugium », le refuge, l’abri. Voici donc le paradoxe de la religion : en croyant se sauver, les hommes vont faire leur malheur. En donnant des raisons imaginaires à ce qui les terrorise, ils accroissent leur peur : l’effroi naturel face aux déchaînements de la nature se double de la peur de déplaire aux dieux, du souci continuel de trouver les moyens d’avoir les faveurs. Au moment même où ce qui n’avait pas de sens en gagne, les hommes entrent dans une relation fatale avec des intentions essentiellement incontrôlables qu’ils visent pourtant à contrôler. Les bruits assourdissants, les mouvements destructeurs et gigantesques, les lumières aveuglantes deviennent des expressions de la colère. Ces hommes, qui ont commis l’erreur d’associer ce qui en réalité est essentiellement dissocié, les dieux et la nature, font aussi, sans le savoir bien sûr, le malheur de leurs descendants, comme si cette mauvaise intelligence des causes entraînait irréversiblement les hommes à chercher dans leurs fautes les causes de leurs malheurs. Personne n’y échappe, même pas les rois ; ceux qui dominent les autres sont dominés aussi par la religion :
« (…) Ne voit-on pas trembler peuples et nations, et les rois orgueilleux*, pris de crainte des dieux, se recroqueviller, se disant que c’est suite à un mot orgueilleux, ou à un acte honteux, qu’arrive maintenant, chargé de châtiments, le moment de payer ? » (Pautrat)
La religion, c’est donc essentiellement le paiement d’une dette (« solvere ») mais d’une dette impayable car comment savoir ce que réclament les débiteurs ? Contre cette piété exhibitionniste (il s’agit d’être vu, de se montrer), fébrile (à quel saint se vouer ?) et exténuante, Lucrèce remet les choses en place :
« ( …) la piété, c’est plutôt de pouvoir contempler toute chose avec sérénité. »
Epicure écrivait au tout début de la Lettre à Ménécée :
« L’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule, mais celui qui attache aux dieux les opinions de la foule » (trad. Marcel Conche)
Ce que Lucrèce ajoute à la piété épicurienne, c’est la relation avec la nature toute entière. Mais que l'on comprenne bien cette référence à la sérénité (« mens placata » : l’esprit pacifié, apaisé), c’est le fait d’observer (« tueri » : faut-il vraiment traduire par « contempler » ?) la nature et principalement le ciel en connaissant les causes naturelles, complètement détaché de l’erreur fatale qui a consisté à imaginer un sens par incapacité d’identifier les causes. La nature s’explique par la nature : c’est la bonne nouvelle qu’apportent les épicuriens. La vraie piété, c’est la connaissance scientifique de l’univers !
  • Petite remarque troublante : « orgueilleux » c’est ici « superbi », le même adjectif qui caractérisait plus haut les voix ou les paroles divines (Clouard marque moins que Pautrat la différence entre les dieux et les rois, en traduisant encore une fois par « superbes »)

mardi 15 février 2005

Les dieux, oui, mais la religion, non ! (1)

Je vais examiner aujourd’hui le passage où Lucrèce se propose d’expliquer pourquoi les hommes ont institué des cultes en l’honneur des dieux. A l’origine, il y a la terreur (« horror ») et l’effroi (« pavor ») face à certains phénomènes naturels, précisément l’orage, la mer déchaînée et le tremblement de terre. Réagir ainsi n’est pas propre aux premiers hommes mais à tout homme, cependant entre l’effroi originaire et l’effroi des hommes dont Lucrèce est le contemporain, il y a finalement, sans que Lucrèce ne l’explicite, il est vrai, toute la distance qui sépare la peur sans raisons de celle qui s’en donne de fausses : je le montrerai clairement plus loin. Mais ce n’est pas seulement la nature en furie qui frappe les hommes, c’est aussi la nature régulière, répétitive, ordonnée, telle qu’ils la perçoivent à travers le rythme des saisons et les modifications périodiques du ciel (étrange idée que d’attribuer à cette humanité primitive le discernement –« cernere »- d’un ordre astronomique). Cependant Lucrèce ne donne pas de nom au sentiment qu’ils ressentent face à ce cosmos, à ce monde organisé. C’est la peur qui paraît de toute façon dominer. Cependant elle ne suffirait pas à rendre compte de l’institution de la religion si les hommes n’avaient pas eu depuis toujours cette connaissance des dieux, de laquelle Epicure nous a assez énigmatiquement instruit. Heureusement pour moi, le disciple en dit là-dessus beaucoup plus que le maître. Ce qui m’étonne d’abord, c’est que les premiers hommes voyaient directement les dieux sans avoir besoin de rêver (pourquoi donc les simulacres, ces faisceaux de particules qui touchent les sens, étaient-ils donc visibles en plein jour à cette époque ?). Je crois qu’Henri Clouard a été embarrassé puisqu’au lieu de traduire « egregias animo facies vigilante videbant » ,comme le décidément plus fidèle Bernard Pautrat, par « les mortels, éveillés, voyaient les dieux dotés d’une beauté hors pair » il écrit : « les mortels voyaient en imagination, tout éveillés, d’incomparables figures de dieux. » Et ce qu’ils voient tout éveillés est assez différent de ce qu’Epicure nous a transmis. Si je suis Pautrat, c’est leur beauté qui frappe les mortels ; c’est ainsi qu’il rend à trois reprises (vers 1170, 1174 et 1176) le mot « facies » qui désigne autant l’aspect que le bel aspect, ce qui explique que cela a dû égarer un peu Clouard qui suggère bien sûr tout à fait autre chose au lecteur en traduisant d’abord par « figure » puis par « beauté » et enfin par « visage » mais était-il raisonnable en l’espace de six vers de traduire par trois mots français le même mot latin ? Plus pautratien que clouardesque, je dirai donc que les dieux sont beaux à cette époque. Mais ce n’est pas tout : ces belles images de dieux (n’oublions pas que ce sont leurs effluves et non les dieux eux-mêmes qui sont vus ; à vrai dire, je me rends compte que si voir veut dire percevoir sans contact, la vue n’existe pas dans cette philosophie : voir, c’est toucher ce qui émane de ce qu’on peut toucher avec la peau (mon clavier d’ordinateur) ou non (un dieu)), je disais donc que ces belles images de dieux sont mystérieusement vues plus grandes quand les hommes en rêvent. A lire le texte, je ne sais trop si c’est Lucrèce ou les hommes qui trouvent surprenant ce changement d’échelle : « et magis in somnis mirando corporis auctu » Clouard me suggère que ce sont les hommes : « (d’incomparables figures de dieux) qui prenaient pendant leur sommeil une grandeur plus étonnante. » En revanche Pautrat me laisse penser que Lucrèce partage l’étonnement de ces spectateurs privilégiés des formes divines :
« (…) plus étonnant encore, quand ils rêvaient, leur corps leur paraissait grandi »
A vrai dire, ces deux traductions ne disent pas la même chose : dans la première, l’étonnement vient d’un accroissement de la taille des corps ; dans la deuxième, du fait que c’est à travers les rêves que les corps sont perçus plus grands. Je n’arrêterai pas là ces finasseries sans noter que Pautrat m’embarrasse avec « leur paraissait grandi » comme si le corps n’était pas plus grand en fait ; mon embarras est double : d’abord qu’est-ce qui peut bien justifier dans le texte latin cette référence au « paraître » ? Ensuite je crois avoir compris que, dans cette philosophie, on ne perçoit jamais que la réalité ( le soleil que je vois est réellement petit, au sens où il entre en fait dans mon esprit ; bien sûr, rien ne m’empêche aussi de penser que je pourrais voir un autre soleil, plus grand, dans d’autres conditions ; donc les choses apparaissent toujours comme elles sont et je ne peux pas opposer leur essence (cachée) à leur apparence (présente et trompeuse)). Allez, en guise de conclusion, tentons une explication de la différence entre les images du rêve et celles de la veille : on voit mieux en dormant la réalité atomique des dieux car tous les simulacres ténus qui émanent d’eux ne sont pas en partie concurrencés et éclipsés par les simulacres grossiers des choses de notre monde… On se demandera en me lisant ce qui distingue un texte philosophique d’un texte de fiction : dans ce cas, je crois que ça dépend seulement du contexte dans lequel on le lit ! Ainsi la philosophie peut intéresser autant les cerveaux spéculatifs que les têtes poétiques...

lundi 14 février 2005

Les dieux grecs, atomiques comme toute réalité.

Epicure ne nous a pas laissé grand-chose sur les dieux. Ce qui est indubitable en tout cas et aussi très étrange, c’est que cette philosophie pourtant matérialiste n’est en aucune manière un athéisme. Les dieux sont simplement, comme tout ce qui existe, constitué d’atomes. A la réflexion, c’est dans la continuité de la représentation des dieux que donnent les textes homériques. En effet ils présentent des dieux très humains, agités par les passions et se distinguant essentiellement des hommes par leurs pouvoirs et leur immortalité. Aussi, quand Epicure fait des dieux des agrégats d’atomes, il continue de penser les dieux à l’image des hommes. En fait il serait plus exact de dire qu’il les pense à l’image de tout et de n’importe quoi, vu que la chose la plus ordinaire, autant que notre monde tout entier, n’est rien de plus qu’une association d’atomes. Qu’on est loin de la théologie négative qui assimilera Dieu (au singulier cette fois) à une réalité si distincte de toutes les créatures que la manière la plus exacte d’en rendre compte sera de se taire, par crainte de la réduire à ce qu’elle n’est pas. Mais d’abord, comment Epicure sait-il que les dieux existent ? « La connaissance de leur existence est évidente » écrit-il dès les premières lignes de la Lettre à Ménécée. Malheureusement aucun texte d’Epicure ne justifie cette évidence. Mais une scolie (disons une note, d’origine inconnue et associée à la première Maxime Capitale) vend la mèche :
« Dans d’autres ouvrages, Epicure dit que les dieux sont vus par la raison, les uns numériquement distincts, les autres par une identité formelle ; ils résultent d’un flux continuel d’images semblables vers le même endroit, et ils ont forme humaine »
Je vais analyser un peu ce passage difficile : d’abord qu’on ne s’y trompe pas, la référence à la raison (logos) ne nous met pas du tout sur le chemin d’une conception rationaliste, selon laquelle l’idée des dieux serait contenue dans la raison humaine (Epicure n’est pas Descartes !). Si la raison a un contenu, c’est seulement parce qu'elle a perçu quelque chose (d’une certaine manière, les dieux sont perceptibles !). En effet les atomes qui se détachent des dieux et transportent à travers l’espace leurs formes touchent l’esprit des hommes quand ces derniers dorment, à l’occasion de leurs rêves. Ce que nous pensons comme étant l’effet d’une imagination sous l’influence des sculptures et des peintures des dieux, Epicure le comprend comme une perception d’atomes, trop ténus pour frapper les sens en plein jour mais en mesure de pénétrer à travers les yeux clos du dormeur. Ainsi les hommes, selon les simulacres qui leur parviennent, perçoivent un dieu (comme on percevrait un chien ou un arbre) ou tel dieu (comme on verrait ce fox-terrier ou ce peuplier). En toute honnêteté, il faut dire ici que la part d’hypothèse est grande dans cette tentative de reconstitution de la conception épicurienne de la divinité, au point que certains excellents commentateurs comme Long et Sedley vont jusqu’à nier que les dieux soient pour Epicure autre chose que des idéaux. Je préfère ici affirmer leur étrange matérialité, même si en découle un problème sérieux : s’ils sont atomiques, alors que tous les agrégats atomiques se décomposent avec le temps, comment se fait-il que les dieux soient immortels ? Car leur immortalité ne fait, elle, aucun doute, pas plus que leur béatitude. Ce qu’Epicure tient à dire dans la première Maxime capitale, c’est que les dieux n’ont pas de soucis. Ils ne s’occupent de rien : pas du tout créateurs, ils ne sont pas non plus interventionnistes. Ils jouissent d’eux-mêmes et de leurs doubles, les autres dieux, qui sont le modèle du parfait ami pour le sage. Epicure ne sait pas du tout ce que peut être l’apport de l’autre en tant qu'étranger, la béatitude divine (et humaine) est une perpétuelle confirmation de son identité. Mais ne s’ennuient-ils pas ? Ils se parlent, si l’on en croit Philodème, un épicurien de Syrie qui vivait au 1er siècle avant JC et qui a laissé ces quelques lignes dans De la vie des dieux :
« Les dieux sont doués de voix et nouent des relations familières. « Car, dit Epicure, ils ne jouiraient pas d’une félicité supérieure et ne seraient pas à l’abri de la dissolution, si nous les concevions comme étant privés de voix et incapables de converser entre eux, ressemblant ainsi à des hommes muets. » ».
Quelle bizarre fonction est attribuée ici aux paroles ! Qu’elles permettent d’être heureux, on le savait déjà : les épicuriens ne sont pas des pourceaux mais prennent plaisir à se dire les uns aux autres les vérités fondamentales qui guident leur vie, en revanche qu’elles soient nourricières, ne faut-il pas dire même ici nourrissantes, c’est un peu inattendu, mais, en y pensant bien, que sont les paroles en termes matérialistes sinon des flux pénétrants d’atomes subtils, bien propres à remplir ces corps divins composés d’éléments extrêmement fins ? Les hommes, eux, n’ont pas cette chance : bien que sages, ils doivent manger et en plus ils mourront !

dimanche 13 février 2005

Qu'est-ce que la justice ou que pourrait être un droit d'inspiration épicurienne ?

« La justice n’est pas quelque chose en soi, mais, quand les hommes se rassemblent, en des lieux, peu importe chaque fois lesquels et leur grandeur, un certain contrat sur le point de ne pas faire de tort ou de ne pas en subir » écrit Epicure dans la 33ème Maxime Capitale. C’est clairement une déclaration de guerre contre la tradition platonicienne, cette tradition qui pousse déjà à écrire avec une majuscule la Justice. Celle-ci est pour Platon une Idée, en fait pas une idée du tout au sens où nous l’entendons ! Les Idées sont en effet intelligibles (on perçoit une belle chose mais pas l’Idée du Beau) et extra-mentales (l’esprit, s’il est bien conduit, peut les contempler). Ce sont l’association de ces deux caractères qui nous paraît douteuse aujourd’hui : en effet personne ne contestera qu’il y ait des réalités intelligibles, auxquelles on n’a pas directement accès par la perception ( Ni la nation, ni la vertu, ni la philosophie ne peuvent entrer dans mon champ perceptif: je pense que ces idées n’existent que parce qu’on parle.) Peu mettront en question la réalité matérielle du monde extérieur, même si on se demandera s’il est comme on le perçoit ou comme les connaissances scientifiques le construisent. Ce qui est contestable, c’est l’existence d’une réalité extérieure et purement intelligible. On me dira qu’il y a Dieu : d’accord, mais cela va dans mon sens ; il semble que les Idées platoniciennes, et précisément l’Idée de Justice, sont, comme Dieu, des objets auxquels on croit et non des réalités dont on connaît par le savoir l’existence. En tout cas, le matérialiste Epicure sait que les Idées n’ont existé que dans l’esprit de Platon ! Il faut chercher ailleurs que dans un autre Monde l’origine du droit. C’est en réalité un effet du rassemblement, ayant comme fin la sécurité personnelle ; c’est une invention intelligente de la part d’hommes qui veulent ne pas souffrir de la peur de l’avenir incertain. Philosopher, établir le droit : deux manières complémentaires de vivre heureux. Cependant, alors que la philosophie est, à première vue, la découverte de vérités éclairantes pour tout le genre humain, la justice organise seulement les rapports de certains hommes qui se trouvent être ensemble à cet endroit. Mais la justice d’ici sera-t-elle la même que celle de là-bas ? Spontanément relativiste, marqué définitivement par Pascal*, on s’attend à une réponse négative et Epicure ne nous déçoit pas en effet :
« Selon la particularité du pays et de toutes les autres conditions, quelles qu’elles soient, alors une même chose n’est pas juste pour tous. » ( Maximes Capitales 26)
Mais, à vrai dire, sa position n’est pas relativiste, car même si les droits divergent, ce qui unifie tous ces droits différents, c’est d’être utile pour la vie en commun des hommes dont ils règlent les actions. Si l’on cède à la facilité de commettre un anachronisme, on dirait qu’Epicure est conservateur car ses maximes ne prescrivent pas ce que la justice doit être mais bel et bien ce qu’elle est déjà ici et maintenant. Mais ce n’est pas sérieux de l’étiqueter ainsi car ce concept de conservateur n’est au fond pas intelligible sans les deux autres qui lui donnent son sens et qui sont « réactionnaire » et « progressiste », le conservateur conservant ce que les autres voudraient corriger, l’un par un retour au passé regretté, l’autre par une transformation espérée de l’avenir. Je vais plutôt chercher en rêvant (oui, car les textes sont muets) à imaginer ce que pourraient être les droits accordés par une telle justice et nous verrons alors que si une telle justice était établie en réalité, le monde actuel ne serait pas conservé ! En effet c’est finalement le droit au bonheur qui serait ainsi mis en place et qui comprendrait : 1)le droit de satisfaire complètement tous les besoins naturels et nécessaires a)pour la survie : le droit de manger et de boire b)pour le bien-être du corps : le droit à des vêtements, à un logement, à des soins. c)pour la paix de l’esprit : le droit à la vérité (certes entendue dans un sens tout à fait dogmatique à mes yeux !) et à une libre pratique de l’amitié (en revanche je ne vois pas clairement comment un tel droit devrait être énoncé) 2)le droit de satisfaire les besoins naturels mais non nécessaires a)le droit à un libre exercice de la sexualité b)le droit à l’accès aux belles choses (j’entends par là les œuvres de l’art) Il faut s’arrêter là car ce n’est pas du tout dans l’esprit de l’épicurisme de penser le droit comme interdisant la satisfaction des désirs vains, de ceux qui ne peuvent pas être comblés parce qu’ils n’ont en réalité pas d’objet. On me rétorquera qu’à imaginatif, imaginatif et demi ! Ce que je voulais mettre en évidence, c’est qu’à mes yeux les hommes sont, selon les Etats dont ils sont les citoyens, très inégalement dotés des moyens de mener la vie simple qui, si l’on croit les textes des épicuriens, ne nécessiterait pourtant que la décision personnelle de convertir sa propre vie. C’est en fait politiquement et socialement complexe de donner à tous les hommes le moyen de vivre une vie simple !
  • « Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité ; en peu d’années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit à ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deça des Pyrénées, erreur au-delà. » Pascal Pensées 284 (éd.Brunschvicg).

Commentaires

1. Le jeudi 30 avril 2009, 12:11 par aide juridique
un bon articla sur la justice

samedi 12 février 2005

Peut-on faire la psychanalyse des philosophes (anciens) ?

Un psychanalyste (que je remercie au passage) a écrit quelques commentaires qui suscitent ma réflexion et me permettent de préciser ce que j’entends par « lire les philosophes antiques » ou plus honnêtement par « lire les philosophes » tout court. Il allègue en premier lieu que « chaque auteur à son insu ne fait d’abord que nous renseigner un peu sur son fonctionnement psychique personnel ». Cela revient finalement à transformer Epicure en antique analysé : mais n’y a-t-il pas un monde entre la parole « libre » du patient et l’argumentation philosophique ? L’argumentation d’Epicure se construit dans le cadre d’un héritage et d’une histoire spécifiques, qui le relient à ceux dont il a écouté les leçons, qu’il a lus etc. Alors que l’analysé parle de lui, Epicure vise une connaissance qui n’a rien d’épicurien mais qui est simplement vraie. En tout cas, dans ce feuilleton philosophique, je ne prétends en aucune manière identifier l’esprit de celui qui a écrit le texte qui m’intéresse mais bien plutôt relever ses raisons et si possible les évaluer, les mesurer aux nôtres. Je ne prétends pas non plus percer le sens des textes pour arriver au plus profond (je ne crois pas qu’un bon lecteur soit un mineur) ; je veux juste, à la lumière de mes autres lectures, en restant à leur surface, ai-je envie d’écrire, par comparaison et contraste, déterminer comment je comprends non Epicure, mais ces textes qu’on lui attribue. On me dira bien sûr que ces textes ont été écrits par un homme défini ; certes, mais je ne pense pas qu’on puisse assimiler des textes philosophiques à des symptômes. Un cri, un hoquet, un halètement ne sont pas des chants : entre le bruit spontané et la voix modulée, il y a l’histoire collective, sociale et longue du chant comme travail de la voix avec ses styles, ses exercices etc. Dans ces conditions, je ne me demande pas « s’il est possible de retrouver l’espace et le mode de fonctionnement psychique antique ». Epicure n’est pas un astre lointain dont je recueillerai deux mille trois cents ans plus tard les lumières atténuées et vagues ; c’est juste le nom propre que les historiens me disent qu’il est correct d’associer à ces textes tout à fait présents, bien étudiés, longuement annotés, magnifiquement édités, que la tradition à laquelle j’appartiens me livre. Je veux dire clairement que mes chroniques ne sont pas un face à face entre Epicure et moi. Entre les textes d’Epicure et moi-même, il y a heureusement la médiation des lectures , des réflexions, des cours, des dialogues et des rencontres qui font que je juge juste d’écrire, en ce moment, ceci ou cela. Comme je serais sans nul doute aveugle, si je n’avais pas lu d’autres livres que ceux écrits par Epicure, écouté d’autres voix que celles qui serinent l’épicurisme comme si c’était la voie ! Je prends en revanche beaucoup plus au sérieux le doute concernant la possibilité de « mettre exactement le même contenu de sens aux mots des antiques, a fortiori traduits (tradittore) dans notre langue quotidienne ». Mais, là encore, une précision qui découle, à dire vrai, de ce que j’ai soutenu plus haut : cerner la spécificité des concepts épicuriens ne revient pas pour moi à entrer par effraction dans la boîte noire de l’esprit du philosophe mais à augmenter ma connaissance des textes en lisant les meilleurs commentateurs. De même qu’une caméra à positrons, filmant le cerveau d’un philosophe, ne nous serait d’aucun secours pour déterminer la logique de son discours, de même la connaissance du vécu du philosophe, au moment de rédiger le texte que nous analysons, serait sans doute d’une piètre aide. D’ailleurs, que serait ce vécu tant qu’il ne serait pas dit, écrit, agi ? Une bien mystérieuse et inutile intériorité.