samedi 19 février 2005

Qu'est-ce qu'un professeur de cynisme ?

Il y a plusieurs manières d’être un maître. Il y la manière sophistique, où le disciple est nourri comme un cochon de lait dans le but de l’engraisser (c’est cela qu’aurait écrit Antisthène dans son Protreptique à propos des élèves des Sophistes, si l’on en croit du moins Athénée de Naucratis dans Le banquet des savants). On peut se demander si les professeurs de philosophie aujourd’hui ne sont pas encore des maîtres à la mode des sophistes : en échange d’argent, ils déversent leur savoir dans l’esprit des élèves qui auront comme récompense de bonnes notes s’ils montrent qu’ils ont bien engraissé… Il y a la manière socratique, où le disciple, ne recevant rien d’un maître qui n’a rien à donner sinon son questionnement et l’aveu de son ignorance, tire de son propre fonds des ébauches de vérité. C’est difficile pour un professeur de philosophie d’appliquer aujourd’hui la méthode socratique ; elle n’est sensée que dans le face-à-face avec, autour, en acolytes stupéfaits, les témoins de l’accouchement (Donc cinq minutes de socratisme pour sauver les apparences et cinquante-cinq minutes de sophistique pour garantir le succès au bac : ça doit ressembler à cela en général une heure de philosophie). Mais, élève direct de Socrate et non pas lointain et douteux disciple, Antisthène, peut-on penser, a dû reproduire le non-enseignement de son maître : en un sens, c’est vrai, mais là encore, en radicalisant singulièrement la posture socratique. Et c’est ici où nous retrouvons le bâton qui sert, entre autres, à chasser les disciples. Foin de la douceur socratique ! On pense désormais au maître zen dont le comportement irrationnel, quelquefois brutal, inaugure la pédagogie en faisant sortir la raison de ses gonds. Mais si l’on en croit Elien dans son Histoire variée (X, 16), « Antisthène avait poussé bien des jeunes vers la philosophie, mais ceux-ci n’y mettaient aucune attention, si bien qu’exacerbé à la fin, il ne laissa plus personne s’approcher de lui. » Cependant le cynique met trop en scène sa vie pour se livrer, comme le suggère Elien, à la colère ou au dépit. Frapper, c’est trier : seuls résistent les meilleurs, les insensibles aux coups, ceux dont le corps n’est pas la fragile porte d’entrée de la souffrance. C’est ainsi que Diogène – qui sera mon prochain héros – fait son entrée dans la philosophie, en forte tête, au sens propre de l’expression, mais je laisse parler Diogène Laërce :
« Arrivé à Athènes, Diogène s’attacha à Antisthène. Ce dernier le repoussa : il ne voulait être suivi par personne, mais l’assiduité de Diogène en vint à bout. Un jour, par exemple, Antisthène leva son bâton contre lui ; Diogène lui dit en avançant la tête : « Cogne donc : tu ne trouveras pas de gourdin assez dur pour me chasser aussi longtemps que tu me donneras l’impression de tenir des propos sensés ! ». A partir de ce jour, Diogène devint son disciple. » (Vies et sentences des philosophes illustres VI, 21)
Le maître cynique, c’est donc celui qui soumet l’envie de philosopher à l’épreuve des coups ; le disciple, c’est celui qui place, avant la douleur, la connaissance de la vérité. On les trouvera bien fanatiques et naïfs ces disciples cyniques : excusons-les, ils n’ont pas la chance d’avoir deux mille cinq cents ans de philosophie derrière eux. Le maître cynique, c’est aussi celui qui a peur des flatteurs (et, dans tout nouveau disciple, il y a virtuellement un flatteur) :
« Il affirmait, rapporte Hécaton (dans ses Mots d’esprit) qu’il vaudrait mieux tomber en proie aux corbeaux (« korax ») que sous la griffe des flatteurs (« kolax ») : ceux-là s’attaquent aux cadavres, ceux-ci dévorent les vivants. » (D.L. VI, 4)
C’est donc pour rester entier et intègre que le maître se protège de toutes ces graines de flatteurs, qui risqueraient, en le submergeant de paroles charmeuses, de l’empêcher de tendre vers l’excellence. Mais que faisait donc le maître cynique avec la minorité d’acharnés résistants qui le suivaient sans le courtiser ? Leur donnait-il à lire ses livres ? Non, sans doute car « les sensés, disait-il, ne devraient pas apprendre à lire de peur d’être corrompus par les autres. » (D.L. VI, 103) Certes c’est d’abord la condamnation des livres des autres qu’opère ainsi Antisthène mais c’est aussi un lieu commun de la pensée socratique et platonicienne qu’on n’apprend pas à penser en lisant les pensées des autres mais en exerçant la sienne. Même prendre des notes est dénoncé comme un exercice de paresse :
« Une autre fois, un de ses disciples se lamentait auprès de lui d’avoir perdu ses notes de cours : « Il fallait bien plutôt, lui dit-il, les graver dans ton esprit que sur des feuilles de papier » (D.L. VI, 5)
On a donc une définition du disciple du cynique : il grave dans son esprit ce que dit le maître ; mais il faut pour cela avoir de l’esprit, ce que fait comprendre ainsi Antisthène, en jouant, comme souvent, sur les mots :
« Un garçon du Pont se préparait à se mettre à son école et il lui demandait ce qu’il fallait y apporter. Antisthène lui dit : « Un livre neuf, un crayon neuf et une tablette neuve » (en insistant sur le mot « kainoû ») pour lui faire comprendre qu’il avait surtout besoin d’esprit (kai noû) » (D.L. VI, 3)
Antisthène me semble finalement, dans son invention du rôle de maître, mêler des traits sophistiques et socratiques : s’il ne veut pas de disciples, ce n’est pas qu’il n’a rien à dire mais que les candidats ne sont pas prêts à comprendre ce qu’il veut dire. Car Antisthène a bien quelque chose à dire et il semble que, se souvenant du professeur de rhétorique qu’il a été, il l’ait même monnayé, comme le suggère cette ultime anecdote qui met en évidence, bien qu’à la mode cynique, un solide sens des affaires :
« Un jeune homme du Pont (est-ce le même que plus haut ?) lui promettait de le payer dès qu’une cargaison de salaisons entrerait au port (il y a peu de textes, croyez-moi, qui mêlent la charcuterie à la philosophie). Antisthène prend alors le garçon, il se munit d’un sac vide, se rend chez une détaillante de farine et remplit son sac ; il s’apprêtait à partir quand la marchande lui demanda de payer : « Le jeune homme que voici, dit Antisthène, t’en donnera le prix quand arrivera sa cargaison de salaisons ! » (D.L. VI, 9)
Mais qu’apprend-on quand, la tête dure, l’esprit vif et le porte-monnaie à la main, on écoute Antisthène ?

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