mercredi 16 février 2005

Les dieux,oui, mais la religion, non ! (2)

Les dieux sont donc grands, forts et beaux, mais pas seulement, ils parlent, ce que Lucrèce évoque en écrivant :
« (…) voces superbas mittere (…) »
Pour une fois, je ne sais à qui donner raison, entre Clouard qui traduit par « faire entendre un langage superbe » ou Pautrat qui choisit :
« parler d’une voix empreinte de superbe »
« Vox » en effet signifie autant la voix que les paroles (comme « parole » au fond ou « palabra » en espagnol) et « superbus » a l’ambiguïté du français, autant « hautain » que « magnifique ». Que ces dieux aient des voix magnifiques, cela va de soi, mais aussi que leurs paroles soient remarquables ; cependant peuvent-elles être intelligibles pour ces hommes primitifs ? Finalement Pautrat ne fait-il pas encore une fois le bon choix en mettant en relief que ces hommes sont frappés par ce qui leur saute aux yeux, si on peut dire ? Cependant ce qui me gêne dans cette traduction, c’est qu’elle suggère vaguement que ces dieux sont orgueilleux, or c’est un point incontestable de la tradition épicurienne : les êtres divins sont des parangons de vertu. Non seulement ils parlent mais ils se meuvent, ce qui conduit les hommes à leur attribuer la sensibilité (« sensus »). Ce qui m’intéresse ici, c’est le souci de Lucrèce de mettre en évidence que les caractères divins qui ne sont pas directement perceptibles sont dérivés néanmoins de manière tout à fait logique de la perception. Il n’y a pas de spéculation mais un raisonnement fondé sur des bases atomiques pour ainsi dire. En effet, si l’éternité est attribuée aux dieux, c’est parce que leur beauté et leur force se manifestent identiques, d’où l’idée juste que les hommes en tirent : d’inaltérés ils deviennent inaltérables et, comme les hommes ont peur de la mort, les hommes les pensent comme plus heureux qu’eux, d’autant plus qu’ « (…)en même temps, ils les voyaient, en rêve, sans qu’il leur en coûtât, faire mille merveilles » Je me demande quelles merveilles peuvent donc bien faire ces dieux qui ne devraient être occupés qu’à jouir d’eux-mêmes et de leurs pairs. Lucrèce ne fait-il pas ici feu de tout bois, reprenant à son compte les récits de la mythologie la plus traditionnelle (et la moins épicurienne !), celle qui donne aux êtres divins des pouvoirs surhumains ? Nous avons désormais les deux éléments avec lesquels Lucrèce va rendre compte de la naissance des cultes religieux : d’un côté, la peur épisodique face à la nature et l’observation constante de son ordre ; de l’autre, la connaissance des dieux. Dans leur ignorance spontanée des causes des effets naturels, les hommes vont donner aux dieux le pouvoir de commander à la nature :
« La planche de salut leur fut donc de livrer toutes choses aux dieux, de toutes les plier au signe de leur tête. » (Pautrat)
La planche de salut, c’est « perfugium », le refuge, l’abri. Voici donc le paradoxe de la religion : en croyant se sauver, les hommes vont faire leur malheur. En donnant des raisons imaginaires à ce qui les terrorise, ils accroissent leur peur : l’effroi naturel face aux déchaînements de la nature se double de la peur de déplaire aux dieux, du souci continuel de trouver les moyens d’avoir les faveurs. Au moment même où ce qui n’avait pas de sens en gagne, les hommes entrent dans une relation fatale avec des intentions essentiellement incontrôlables qu’ils visent pourtant à contrôler. Les bruits assourdissants, les mouvements destructeurs et gigantesques, les lumières aveuglantes deviennent des expressions de la colère. Ces hommes, qui ont commis l’erreur d’associer ce qui en réalité est essentiellement dissocié, les dieux et la nature, font aussi, sans le savoir bien sûr, le malheur de leurs descendants, comme si cette mauvaise intelligence des causes entraînait irréversiblement les hommes à chercher dans leurs fautes les causes de leurs malheurs. Personne n’y échappe, même pas les rois ; ceux qui dominent les autres sont dominés aussi par la religion :
« (…) Ne voit-on pas trembler peuples et nations, et les rois orgueilleux*, pris de crainte des dieux, se recroqueviller, se disant que c’est suite à un mot orgueilleux, ou à un acte honteux, qu’arrive maintenant, chargé de châtiments, le moment de payer ? » (Pautrat)
La religion, c’est donc essentiellement le paiement d’une dette (« solvere ») mais d’une dette impayable car comment savoir ce que réclament les débiteurs ? Contre cette piété exhibitionniste (il s’agit d’être vu, de se montrer), fébrile (à quel saint se vouer ?) et exténuante, Lucrèce remet les choses en place :
« ( …) la piété, c’est plutôt de pouvoir contempler toute chose avec sérénité. »
Epicure écrivait au tout début de la Lettre à Ménécée :
« L’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule, mais celui qui attache aux dieux les opinions de la foule » (trad. Marcel Conche)
Ce que Lucrèce ajoute à la piété épicurienne, c’est la relation avec la nature toute entière. Mais que l'on comprenne bien cette référence à la sérénité (« mens placata » : l’esprit pacifié, apaisé), c’est le fait d’observer (« tueri » : faut-il vraiment traduire par « contempler » ?) la nature et principalement le ciel en connaissant les causes naturelles, complètement détaché de l’erreur fatale qui a consisté à imaginer un sens par incapacité d’identifier les causes. La nature s’explique par la nature : c’est la bonne nouvelle qu’apportent les épicuriens. La vraie piété, c’est la connaissance scientifique de l’univers !
  • Petite remarque troublante : « orgueilleux » c’est ici « superbi », le même adjectif qui caractérisait plus haut les voix ou les paroles divines (Clouard marque moins que Pautrat la différence entre les dieux et les rois, en traduisant encore une fois par « superbes »)

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