Un psychanalyste (que je remercie au passage) a écrit quelques commentaires qui suscitent ma réflexion et me permettent de préciser ce que j’entends par « lire les philosophes antiques » ou plus honnêtement par « lire les philosophes » tout court. Il allègue en premier lieu que « chaque auteur à son insu ne fait d’abord que nous renseigner un peu sur son fonctionnement psychique personnel ». Cela revient finalement à transformer Epicure en antique analysé : mais n’y a-t-il pas un monde entre la parole « libre » du patient et l’argumentation philosophique ? L’argumentation d’Epicure se construit dans le cadre d’un héritage et d’une histoire spécifiques, qui le relient à ceux dont il a écouté les leçons, qu’il a lus etc. Alors que l’analysé parle de lui, Epicure vise une connaissance qui n’a rien d’épicurien mais qui est simplement vraie. En tout cas, dans ce feuilleton philosophique, je ne prétends en aucune manière identifier l’esprit de celui qui a écrit le texte qui m’intéresse mais bien plutôt relever ses raisons et si possible les évaluer, les mesurer aux nôtres. Je ne prétends pas non plus percer le sens des textes pour arriver au plus profond (je ne crois pas qu’un bon lecteur soit un mineur) ; je veux juste, à la lumière de mes autres lectures, en restant à leur surface, ai-je envie d’écrire, par comparaison et contraste, déterminer comment je comprends non Epicure, mais ces textes qu’on lui attribue. On me dira bien sûr que ces textes ont été écrits par un homme défini ; certes, mais je ne pense pas qu’on puisse assimiler des textes philosophiques à des symptômes. Un cri, un hoquet, un halètement ne sont pas des chants : entre le bruit spontané et la voix modulée, il y a l’histoire collective, sociale et longue du chant comme travail de la voix avec ses styles, ses exercices etc. Dans ces conditions, je ne me demande pas « s’il est possible de retrouver l’espace et le mode de fonctionnement psychique antique ». Epicure n’est pas un astre lointain dont je recueillerai deux mille trois cents ans plus tard les lumières atténuées et vagues ; c’est juste le nom propre que les historiens me disent qu’il est correct d’associer à ces textes tout à fait présents, bien étudiés, longuement annotés, magnifiquement édités, que la tradition à laquelle j’appartiens me livre. Je veux dire clairement que mes chroniques ne sont pas un face à face entre Epicure et moi. Entre les textes d’Epicure et moi-même, il y a heureusement la médiation des lectures , des réflexions, des cours, des dialogues et des rencontres qui font que je juge juste d’écrire, en ce moment, ceci ou cela. Comme je serais sans nul doute aveugle, si je n’avais pas lu d’autres livres que ceux écrits par Epicure, écouté d’autres voix que celles qui serinent l’épicurisme comme si c’était la voie ! Je prends en revanche beaucoup plus au sérieux le doute concernant la possibilité de « mettre exactement le même contenu de sens aux mots des antiques, a fortiori traduits (tradittore) dans notre langue quotidienne ». Mais, là encore, une précision qui découle, à dire vrai, de ce que j’ai soutenu plus haut : cerner la spécificité des concepts épicuriens ne revient pas pour moi à entrer par effraction dans la boîte noire de l’esprit du philosophe mais à augmenter ma connaissance des textes en lisant les meilleurs commentateurs. De même qu’une caméra à positrons, filmant le cerveau d’un philosophe, ne nous serait d’aucun secours pour déterminer la logique de son discours, de même la connaissance du vécu du philosophe, au moment de rédiger le texte que nous analysons, serait sans doute d’une piètre aide. D’ailleurs, que serait ce vécu tant qu’il ne serait pas dit, écrit, agi ? Une bien mystérieuse et inutile intériorité.
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