vendredi 17 juin 2005

Bias, rusé mais pas misanthrope.

C’est Pittacos qui assurait pouvoir “s’assurer des victoires sans verser de sang” (I,77) mais c’est Bias qui illustre d’une certaine manière la méthode en inventant la guerre psychologique, appliquant ainsi un de ses propres conseils : « Prends par la persuasion, non par la force » (88):
« On dit également qu’au temps où Alyattès (père de Crésus) assiégeait Priène, Bias engraissa deux mules et les poussa en direction du camp (des assiégeants) ; voyant cela, (le roi) fut consterné de constater que l’excellente condition (physique) des citoyens s’étendait jusqu’aux bêtes. Il résolut de faire une trêve et dépêcha un messager. Mais Bias, après avoir entassé des tas de sable et les avoir recouverts de blé, (les) montra à l’individu. Et finalement, en apprenant (cela) Alyattès fit la paix avec les citoyens de Priène. » (83)
Ce roi lydien symbolise parfaitement l’homme que dénonceront chacun à leur manière et parmi d'autres Platon, les sceptiques ou Descartes. Il cumule deux défauts : d’abord il pratique l’induction doublement abusive (il étend à tous les animaux des assiégés un trait qui caractérise seulement deux d’entre eux, puis attribue à tous les habitants de Priène la santé de leurs bêtes) ; ensuite il confond l’accident et l’essence (le tas de sable accidentellement recouvert de blé est pris pour étant essentiellement un tas de blé). A sa manière, Bias lui enseigne ce qu’on appellera plus tard la logique... En un sens, Bias, par rapport à Pittacos, étend l’usage de la ruse au point qu’elle n’est plus un simple auxiliaire de la force mais le seul moyen de vaincre. La force physique de l’adversaire est neutralisée avant même le début du combat par identification de l’ennemi à un esprit crédule. Ah ! si les Troyens avaient connu la mule de Bias, ils auraient peut-être échappé au cheval d’Ulysse... Mais le sage n’en conclut pas pour autant que les hommes sont naïfs. Son apophtegme est que « la plupart des hommes sont mauvais » (87), ce qui le distingue de ceux des quatre sages précédents, qui étaient clairement prescriptifs (Thalès : « Connais toi toi-même », Solon : « Rien de trop », Chilôn : « Gage donné, malheur prochain », Pittacos : « Connais le bon moment »). Bias constate. Mais comment agir, vu ce fait ? Curieusement aucun des conseils qu’il donne n’implique cette sombre anthropologie. C’est plutôt le malheur que la méchanceté qu’il prépare à affronter:
« Comme on lui demandait ce qui est difficile, il dit : « Supporter noblement une détérioration de sa situation » » (86)
Deux anecdotes cependant font intervenir les méchants:
« Faisant un jour voile en compagnie d’impies, comme le navire affrontait une tempête et que ceux-ci imploraient les dieux, il dit : « Taisez-vous, de peur qu’Ils perçoivent que vous êtes à bord de ce navire ! » Comme un homme impie lui demandait ce qu’est la piété, il se taisait. Comme l’autre lui demandait la cause de son silence, il dit: « Je me tais, parce que tu m’interroges à propos de choses qui ne te concernent pas » » (87)
Bias ici se comporte en cynique, comme s’il enfermait les impies dans une essence : ils ne peuvent pas s’amender, ils ne peuvent être que corrigés. Prière rituelle ou définition philosophique, rien ne leur servira. Dans la première situation, l’apophtegme, radicalisé, est transformé en : « tous les hommes qui m’entourent sont mauvais ». Montaigne, lisant le passage, en rajoute largement concernant le danger qu’une mauvaise compagnie fait courir au sage:
« Il y a dequoy bien et mal faire par tout: toutefois, si le mot de Bias est vray, que la pire part, c’est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclesiastique, que de mille il n’en est pas un de bon, Rari quippe boni : numero vix sunt totidem, quot Thebarum portae, vel divitis ostia Nili, Bien rares sont les bons ; en tout à peine autant Que de portes à Thèbe ou de bouches du Nil, La contagion est très-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler par ce qu’ils sont beaucoup ; et d’en haïr beaucoup, parce qu’ils sont dissemblables. Et les marchands qui vont en mer ont raison de regarder que ceux qui se mettent en mesme vaisseau ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estiment telle société infortunée. Parquoy Bias, plaisamment, à ceux qui passoient avecq luy le danger d’une grande tourmente, et appelaient le secours des dieux: « Taisez-vous, feit-il, qu’ils ne sentent point que vous soyez ici avec moy » » (Essais Livre I, chapitre XXXIX, De la solitude)
A lire Diogène Laërce, traduit par Richard Goulet, il ne me semble pas que l’avertissement adressé aux impies ait d’autre but que de leur donner le meilleur moyen de sauver leur peau. A dire vrai, c’est plutôt une posture épicurienne qu’adopte ici Montaigne, mais Diogène,lui, n’attribue à Bias aucun repli antisocial de ce type. Qu’on en juge par les vers dont il en fait l’auteur:
« Complais à tous les citoyens dans la cité (...) où tu habites. Car cela suscite la plus grande gratitude. Mais le caractère arrogant souvent brille D’un dérèglement néfaste. » (85)

jeudi 16 juin 2005

Bias et les jeunes filles.

Diogène commence la biographie de Bias, le cinquième des sept sages, par un trait fort singulier:
« Phanodicos raconte qu’il racheta de jeunes captives de Messène, qu’il les éleva comme ses filles et les renvoya à leurs pères à Messène. » (I, 82)
A part cela, rien d’autre qui suggère une prise de position contre l’esclavage. D’ailleurs comme elle serait anachronique ! Avant qu’Aristote ne le justifie partiellement dans La politique, l’esclavage n’est pas l’objet de la réflexion des philosophes. Il va de soi: on ne prend donc pas position sur lui, ni pour, ni contre. J’imagine donc que cette curieuse « adoption » n’est en rien un geste de condamnation de l’asservissement mais plutôt une manifestation d’humanité :
« C’est une maladie de l’âme de désirer les choses impossibles et d’être oublieux des malheurs d’autrui. » (86)
Il ne milite pas pour l’abolition de l’esclavage mais vient au secours d’une détresse. Ce qui lui vaut le statut de Sage :
« Quelque temps plus tard, à Athènes, ainsi que nous l’avons dit, quand fut trouvé par les pêcheurs le trépied de bronze portant l’inscription « au Sage », Satyros dit que les jeunes filles – d’autres, dont Phanodicos, disent que ce fut leur père- se présentèrent à l’Assemblée et dirent que c’est Bias qui était le sage, après avoir raconté leurs aventures. » (82)
Bias vit à Priène en Ionie, Messène se trouve dans le Péloponnèse, et c’est à Athènes que sa sagesse est proclamée publiquement, comme si la reconnaissance de qui est sage dépassait largement les divisions politico-géographiques et fédérait les Grecs. Dans ce texte de Diogène Laërce, les Grecs ont une unité : ils produisent de la sagesse et le savent l'honorer ! (1) Trois siècles avant Laërce, Diodore de Sicile rapporte l’histoire autrement :
« Ceux de Priène racontent que Bias ayant délivré des mains des coureurs des filles de distinction de Messène, les traita comme ses propres filles : leurs parents étant venus quelque temps après pour les reprendre, Bias ne voulut recevoir d'eux ni la rançon qu'il avait donnée pour elles, ni même les frais de leur entretien : il leur fit au contraire de grands présents. Aussi ces filles le regardèrent toujours comme leur père et pour le bienfait de leur délivrance et pour le soin qu'il avait pris d'elles dans sa maison. Et le retour dans leur patrie n'effaça jamais son image dans leur esprit. Des pêcheurs messéniens ne tirèrent d'un second coup de filet, qu'ils avaient jeté dans la mer, qu'un trépied d'airain qui portait cette inscription : Au plus sage. Ils allèrent aussitôt le présenter à Bias. »
Que sont donc les coureurs pour Monsieur l’ abbé Terrasson en 1787 dans sa traduction de l' Histoire Universelle ? Si j’en crois Littré, il s’agit d’hommes de mauvaise vie. Ce Bias-là vient donc au secours non plus de captives quelconques mais de jeunes filles de bonne famille menacées par la débauche ( et de humer subitement, à lire ce récit, un léger parfum sadien...). Il n’en reste pas moins que ce sage continue de m’étonner car ces philosophes ne sont pas décrits d’ habitude comme des pères et moins encore encore comme des pères adoptifs (ils sont en général caractérisés en tant que fils ou maître). En revanche, des enfants de Bias Diogène ne dit rien. Un petit fils apparaît pourtant et joue un rôle essentiel mais muet au dernier acte :
« Il mourut de la façon suivante : ayant plaidé en faveur de quelqu’un, alors qu’il était déjà d’un âge avancé, après avoir achevé son discours, il pencha la tête sur les genoux du fils de sa fille. Lorsque la partie adverse et que les juges eurent prononcé leur verdict en faveur du client de Bias, quand la cour se dispersa, il fut découvert mort sur les genoux de son petit-fils » (I, 84).
Très précisément cette mort est à l’opposé de la mort qui nous attend; je pense à ces lignes de Sartre :
« Nous avons, en effet, toutes les chances de mourir avant d’avoir rempli notre tâche ou, au contraire, de lui survivre. Il y a donc un nombre de chances très faible pour que notre mort se présente, comme celle de Sophocle (ou comme celle de Bias) à la manière d’un accord de résolution. Mais si c’est seulement la chance qui décide du caractère de notre mort, et, donc, de notre vie, même la mort qui ressemblera le plus à une fin de mélodie ne peut être attendue comme telle ; le hasard, en en décidant, lui ôte tout caractère de fin harmonieuse. Une fin de mélodie, en effet, pour conférer son sens à la mélodie, doit émaner de la mélodie elle-même. Une mort comme celle de Sophocle ressemblera donc à un accord de résolution mais n’en sera point une, tout juste comme l’assemblage de lettres formé par la chute de quelques cubes ressemblera peut-être à un mot, mais n’en sera point un » (L’être et le néant p.582 Tel Gallimard)
Mais Bias n’est pas foudroyé à la fin de sa plaidoirie, sans se suicider, il décide de mourir : c’est donc bel et bien un accord de résolution. Convergence improbable de deux fins: celle de la nature et celle de la volonté.
(1) Ajout du 21-10-14 : rappelons que la sagesse fleurit dans tous les coins de la Grèce !

mardi 14 juin 2005

Pittacos, confiant dans le temps ?

Pittacos est un insulaire. Je peux donc comprendre pourquoi il répond « la mer » quand on l’interroge sur ce qui n’est pas sûr et « la terre » quand la même question porte sur ce qui est sûr. Si on lui demande ce qui est invisible, c’est à l’avenir qu’il pense. Ce qui me surprend un peu : certes chez lui aucune pratique ni aucune défense de la divination, à la différence de Chilôn mais tout de même ces lignes :
« Il disait aussi que c’est la marque des hommes intelligents, avant que ne surviennent les difficultés, de faire en sorte qu’elles ne surviennent pas » (I,78)
Ce qui suggère une visibilité partielle de l’avenir. Mais la difficulté augmente à prendre connaissance de sa conception du temps :
« A ceux qui voulaient connaître ce qui est reconnaissant, il dit : « Le temps » » (I, 77).
Genaille avait traduit par « agréable » le mot grec que Goulet choisit de rendre par « reconnaissant ». Mis à part que je ne fais pas confiance à cette ancienne traduction qui n’a pas résisté au ... temps, le choix de Genaille ne rendait pas plus intelligible l’énoncé. Si la reconnaissance consiste à ne pas oublier ce qui a eu lieu, la phrase veut-elle dire que tout ce qui a lieu dans le présent porte les marques de ce qui a eu lieu ? Le temps n’oublie pas, ce qui serait une des manières de dire que les choix qu’on fera détermineront irréversiblement l’avenir. Je vois bien ce qu’a de limité mon explication, elle ne prend pas en compte que la reconnaissance est seulement la mémoire d’un passé digne d’être retenu pour sa bonté. Pittacos veut-il dire que si je fais aujourd’hui un bon choix, je peux être assuré demain de jouir de ses fruits ? Est-ce juste une manière un peu compliquée de dire que le temps récompense celui qui agit bien ? Ce qui me permettrait de comprendre pourquoi, quand on lui demande ce qui est le meilleur, il dit :
« Bien faire le travail du moment » (I, 77).
Puisque le temps est reconnaissant, bien faire le travail du moment, c’est penser à l’avenir. Les premières lignes que Diogène lui consacre plaident en faveur de cette thèse. Si le premier paragraphe le décrit en tyrannicide, le deuxième le dépeint en tyrannicide comblé :
« Les Mytiléniens rendirent à Pittacos les plus grands honneurs et mirent le pouvoir entre ses mains. » (75)
Le temps est reconnaissant en effet : il est élu tyran. Si, à la différence de Solon, il accepte, il sait néanmoins déposer le pouvoir après avoir mis en ordre les affaires publiques (il avait dû en mesurer le danger puisqu’ il dit aussi : « Le pouvoir montre l’homme » (77)). Il semble cependant qu’il ne suffise pas de bien faire le travail du moment pour que le temps soit reconnaissant :
« Son apophtegme est : « Connais le bon moment » » (79)
C’est seulement quand on fait bien le travail au bon moment que le temps est reconnaissant. N’est-ce donc pas uniquementt pour l’homme ordinaire que l’avenir est invisible ? Finalement Pittacos aurait compté sur le temps. Je me demande si le stoïcisme et l’épicurisme ne vont pas se constituer à partir du moment où le philosophe pensera qu’il ne peut compter que sur lui-même.

lundi 13 juin 2005

Diogène Laërce ou la riche platitude.

Environ 600 ans avant que Diogène Laërce n’écrive les Vies, Platon dans le Protagoras caractérise les Sept Sages comme partageant tous l’art des hommes de Sparte : la parole laconienne, l’art de « décocher un propos qui compte, court et ramassé » (342e, trad. de Léon Robin). Socrate présente ce jugement à propos d’une des formules de Pittacos :
« Il est difficile d’être un brave homme »
Le choix de la traduction est étonnant, je préfère la version, due à Richard Goulet, que je trouve dans Diogène :
« Il est difficile d’être excellent »
En fin commentateur, Socrate oppose devenir un homme de bien à être un homme de bien et discute subtilement du sens de la phrase (plus précisément de celui des vers du poète Simonide rapportant ce dit de Pittacos). Le brave Diogène ne fait pas ces nuances, Laërce n’est pas fin, il n’identifie aucune différence dans les deux versions qu’il reproduit : « Il dit également qu’ « il est difficile d’être excellent », parole également mentionnée par Simonide quand il dit :
« Devenir un homme de bien est difficile en vérité : le mot est de Pittacos » (I, 76)
La ligne qui suit indique pourtant que Diogène a lu le dialogue de Platon, mais il ne fait pas la synthèse de ses lectures. Il ne lit pas pour mieux comprendre mais pour plus répéter. Diogène rapporte tout et n’importe quoi, l’or et la boue. Ainsi, avant de clore cette vie par une lettre apocryphe de Pittacos, il n’hésite pas à recopier les insanités du poète Alcée, qui, ennemi politique du sage, l’a largement rabaissé mais apparemment sans inventivité aucune :
« Alcée lui donne le nom de « larges pieds », du fait qu’il avait de grands pieds et les traînait en marchant ; de « pieds crevassés » parce qu’il avait des crevasses aux pieds, de « vantard » parce qu’il se vantait sans raison ; d’ « enflé » et de « ventru » parce qu’il était gros ; et encore de « dîneur de l’ombre » parce qu’il mangeait sans lampe ; de « sale » parce qu’il était négligé et malpropre. » (81)
Aucun indice permettant de savoir si Laërce fait confiance ou non dans ce témoignage ; sans doute a-t-il juste mis à la fin les « restes », plus désireux de ne rien oublier que de composer une vie. Ainsi ouvre-t-il celle de Pittacos par un exploit et la termine-t-il par des remarques calomnieuses sur son physique. Mais il ne faut rien en conclure. Je note aussi qu’il n’a consacré aucun vers de son cru à Pittacos, qui partage ce déshonneur (mais en est-ce un ?) avec Cléoboulos. Il ne faudrait surtout pas lire Diogène Laërce pour s’initier à la philosophie grecque. Il saute du coq à l’âne, met le commérage sur le même plan que la thèse, en un mot ce n’est pas du tout un philosophe. Ce n’est pas non plus un commentateur de philosophe, ni un historien. C’est juste un compilateur et c’est ce que j’aime en lui : je visite en le lisant l’antithèse du monument philosophique, systématique et construit, ce qu’il faut lire quand on veut devenir philosophe. Diogène n’est pas un architecte, certes il n’est pas désordonné au point de changer de plan d’une vie à l’autre : ainsi il commence par la généalogie, présente les homonymes à la fin etc. Mais son arrangement ne vise pas à persuader, encore moins à convaincre. Son ordre est purement pratique, sans arrière-pensée théorique : dès qu’on y place des intentions, on le surinterprète. Je me demande si on ne commence pas à surinterpréter Diogène dès qu’on l’interprète. Il n’a pas d’arrière-pensées, mais alors a-t-il des pensées ?

dimanche 12 juin 2005

Pittacos, un faux enfant.

A la fin du récit où il fait le portrait de Pittacos, Diogène reproduit un épigramme que le poète Callimaque de Cyrène (3ème siècle av.JC) a consacré au sage :
« Un étranger venant d’Atarnée posa à Pittacos, De Mytilène, le fils d’Hyrrhadios, la question suivante : Bon vieillard, je suis sollicité par deux offres de mariage : L’une des épouses est de mon rang par la richesse et la naissance, L’autre est d’un rang supérieur au mien. Quel est le meilleur parti ? Allons ! Conseille-moi : laquelle dois-je prendre pour épouse ? Il dit. L’autre, levant son bâton, arme du vieillard : Vois. Ceux-ci te diront tout ce qu’il y a à dire. Des enfants en vérité qui avaient des toupies rapides A un vaste carrefour les faisaient tourner de leurs coups. Suis-les à la trace, dit-il. Et lui se plaça plus près. Les enfants disaient : Conduis celle qui est à ta portée. Entendant ces paroles, l’étranger évita de convoiter La plus grande maison, en accord avec le cri des enfants. De même que cet homme conduisit dans sa modeste demeure l’épouse de rang inférieur, De même, toi aussi, Dion, prends celle qui est à ta portée » (I, 80)
Les enfants sont pris comme modèles. Les cyniques m’avaient habitué à identifier quelquefois les animaux à des illustrations parfaites de la sagesse mais, que je sache, ils n’ont jamais fait jouer ce rôle aux enfants. Je n’ai pas non plus en tête des textes stoïciens ou épicuriens allant dans cette direction. Les enfants en réalité ne sont guère présents dans ces Vies. Il est donc quelquefois sage d’imiter l’enfant, qui fait ce qu’il y a à faire sans le savoir et sans avoir délibéré. On est aux antipodes de Descartes qui dans toute sa philosophie oppose l’enfant crédule, rempli de préjugés et d’impressions incontrôlées au philosophe qui passe au tamis de sa raison tout ce qui prétend à la vérité. J’aime aussi l’idée naïve qu’une règle, née de l’expérience d’un jeu*, peut valoir pour le choix d’une femme (j’ai presque envie de dire : pour la vie entière, tant à travers ce conseil matrimonial semble s’annoncer une éthique de la modération que bien d’autres philosophes reprendront à leur compte). Cet étranger aurait été donc bien insensé : il se serait déplacé pour consulter un sage alors qu’il aurait pu tout aussi bien prêter attention aux enfants de sa rue ! Non, car il n’y aurait vu que... des enfants jouer à la toupie ! Mais peut-être Pittacos a-t-il désormais converti son regard en lui faisant voir la conduite enfantine non comme sage en toute rigueur mais comme incarnation immanente d’une règle à abstraitre pour l’exporter dans un domaine tout à fait différent. Contrairement aux apparences, le sage a mieux à dire qu’un enfant. Ainsi ce premier épigramme de Callimaque ne révise-t-il pas à la baisse l’apport de la sagesse, puisqu’il ne se réduit pas à rabaisser au niveau des enfants celui qui veut s’élever. Que cet avertissement n’ait rien d’enfantin, l’explication que Diogène donne des raisons de le proférer le prouve :
« Il semble avoir donné ce conseil en tenant compte de sa propre situation. Car sa femme, qui était de plus haute naissance que lui puisqu’elle était la soeur de Dracon, fils de Penthilos (Richard Goulet précise qu’il ne s’agit pas du Dracon draconien !) le traitait avec la plus haute condescendance. » (81)
Il faut donc du temps et des efforts pour parvenir à se conduire avec une femme comme un enfant avec une toupie. Aucun enfant, à coup sûr, n’en aurait l’idée. Montaigne qui dans tous les Essais ne se réfère qu’une seule fois à Pittacus ne met pas en relief l’erreur initale du sage dont il ne dit rien mais souligne l’impuissance des hommes par rapport aux souffrances que leur femme leur afflige:
« Pittacus disait que chacun avait son défaut ; que le sien estoit la mauvaise teste de sa femme ; hors cela, il s’estimerait de tout poinct heureux. C’est un bien poisant inconvenient, duquel un personnage si juste, si sage, si vaillant sentait tout l’estat de sa vie altéré : que devons nous faire, nous autres hommenetz ? » (Livre III, chapitre V, Sur des vers de Virgile).
Montaigne qui s’appuie ici sur De la tranquillité de l’âme de Plutarque tire du « cas Pittacos » une leçon bien plus sombre que celle présentée par Diogène Laërce où au moins les enfants et leurs toupies sauvaient l’espérance...
  • au sens strict, il ne s’agit pas d’une règle du jeu des toupies : rien dans ce jeu n’interdit à un enfant de tenter d’en faire tourner une qui est moins à sa portée qu’une autre.

samedi 11 juin 2005

Pittacos ou faut-il toujours verser le sang ?

Milet, Salamine, Sparte, Mytilène, Priène, Lindos, Corinthe : sept villes, sept sages. Si la sagesse est grecque, elle n’est pas athénienne et aucune ville grecque n’a le privilège d’engendrer des sages. A lire le texte de Diogène Laërce, j’ai l’impression que la sagesse est sans cause. Les sages naissent ici et là, ils ont des pères (seule la mère de Thalès est mentionnée), mais ni leur famille ni leur terre n’éclairent en quoi que ce soit leur exceptionnalité. Je le répète : ils n’ont pas de maîtres. On naît sage, on ne le devient pas. Pittacos, lui, est de Mytilène. C’est le premier sage à avoir tué. Pas n’importe qui : le tyran de l’île de Lesbos (dont Mytilène est une des villes) : Mélanchros. C’est par le rappel de cette mise à mort que Diogène commence le récit de sa vie. Le contexte en est la guerre qui oppose les Athéniens aux Mythiléniens pour la domination de Sigée. Chef de l’armée, il doit affronter en combat singulier le chef du camp adverse, Phrynôn, champion olympique de pancrace, disons donc un lutteur éminent :
« En gardant caché un filet sous son bouclier, il en enveloppa Phrynôn et, l’ayant tué, il récupéra le territoire. » (I, 74)
Ce duel est en somme la victoire de la ruse sur la force. Reste la tromperie. Le mérite est-il relatif au résultat de l’acte, l’élimination du chef ennemi, et non à ses modalités. Juge-t-on une fin, pas des moyens ? Je suis tenté de penser plutôt que la duperie n’est pas disqualifiée intrinsèquement. La preuve en est que dans le texte homérique même les dieux trompent leurs adversaires (Athéna par exemple qui dans l’Odyssée gruge à tout bout de champ pour secourir par tous les moyens son protégé, Ulysse). La ruse s’exerce en dehors des limites d'application d’un code qui réglerait l’état des forces avant l’affrontement. La guerre n’est pas un sport. Il y a dans le texte de Diogène le rappel d’un deuxième meurtre, mais il s’agit désormais d’un fait divers, pourrait-on dire. La victime est le fils de Pittacos, qui, chez le barbier, est tué d’un coup de hache par un forgeron de Cymé. Pas un mot sur les raisons : Laërce en reste à la narration minimale du fait. Ce qui l’intéresse, c’est la réaction du sage :
« Comme les Cyméens avaient envoyé le meurtrier à Pittacos, ce dernier, après avoir pris connaissance des faits et avoir fait relâcher l’individu, déclara : « Le pardon est meilleur que le repentir » ».
Puis Diogène rapporte une variante qui ne change rien à l’attitude mais éclaire la réplique :
« Mais, selon Héraclite, c’est alors qu’il avait Alcée sous sa domination et après l’avoir fait relâcher qu’il déclara : « Le pardon est meilleur que le châtiment » ».
C’est la première fois qu’un sage fait l’éloge du pardon. C’est étrange car d’abord Pittacos, comme Solon, est un législateur : sans contestation aucune, il donne au droit une valeur fondamentale. Ainsi le seul livre qu’on lui attribue a un titre sans ambiguité En faveur des lois et quand Crésus lui demande quel est le pouvoir suprême, il répond que c’est celui de la loi. En plus Diogène reproduit quatre vers d’un chant que Pittacos a composé et dont le contenu rappelle l’intransigeance solonienne dans la condamnation de l’hypocrisie:
« C’est avec un arc et un carquois rempli de flèches, Qu’il faut marcher contre l’homme mauvais. Car la parole qui sort de sa bouche n’est en rien crédible ; Il parle en ayant en son coeur une pensée trompeuse » (78)
Ensuite ce pardon n’est pas, comme on le pense aujourd’hui, une attitude morale par rapport à celui qui est justement puni. Ici il ne consiste pas à redonner une dignité à celui qui a été puni ; il se substitue carrément à l’exercice de la justice. Pourquoi donc Pittacos pardonne-t-il de cette manière au meurtrier de son fils ? Quelques lignes plus loin, Diogène m’éclaire peut-être indirectement en rapportant un de ses dires :
« Il disait également de s’assurer des victoires sans verser de sang. » (77)
Le pardon serait-il la meilleure des victoires sur la méchanceté ? La conscience d’avoir été pardonné détournerait-elle davantage le criminel du mal que l’imposition du châtiment ? Mais alors Pittacos aurait dit que le pardon est meilleur que le châtiment et non pas qu’il est meilleur que le repentir. Genaille, qui traduit mal, élimine la difficulté :
« Les gens de Cumes envoyèrent le meurtrier à Pittacos et il lui pardonna, disant que le pardon valait mieux que le châtiment. Selon Héraclite, il fit prisonnier Alcée, puis le délivra, disant que le pardon valait mieux que la vengeance ».
Et si Pittacos identifiait le pardon à un perfectionnement de soi ? A la différence du châtiment qui produit le repentir chez le coupable, le pardon ne modifie en rien l’accusé mais illustre la maîtrise de soi de la victime. Au fond, en refusant l’exercice de la justice, Pittacos n’est peut-être plus un citoyen soucieux de législation mais un homme désireux de devenir meilleur. Il aurait choisi la situation où il est le plus difficile de pardonner comme épreuve maximale pour tester sa valeur. Le souci de soi a remplacé alors la défense de la cité.

vendredi 10 juin 2005

Chilon, mort de plaisir.

« Il était taciturne » (I, 72). Ce qui ne me surprend pas. « Taciturne » vient du latin « tacere » qui veut dire « se taire ». Chilôn est un silencieux, du genre de ceux qui savent qu’une fois la vanne levée, le regrettable flux s’écoule. Cet homme, qui vit en se statufiant, va succomber à un trop-plein de vie :
« Il mourut, comme le dit Hermippe, à Pisa, après avoir embrassé son fils, vainqueur aux Jeux Olympiques à la boxe. Cela lui arriva par un excès de joie associé à une faiblesse due au nombre des années. »
Mais cette fin est-elle encore une mort exemplaire? Pour Laërce, à coup sûr, vu l’épigramme qu’il compose en l’honneur de Chilôn :
« Porteur de lumière, Pollux, je te sais gré que le fils De Chilôn a remporté au pugilat le vert laurier. Mais si le père, en voyant son fils couronné, défaillit de plaisir, Il ne faut pas s’en indigner : puisse une telle mort être la mienne. »
On a dit que Diogène Laërce devait avoir été épicurien, un des arguments étant la place réservée à Epicure qui occupe à lui tout seul le livre X, celui qui ferme les Vies. On pourrait alors voir dans cet éloge d’un plaisir fatal de quoi fortifier cette supposition. (1) Il n’en reste pas moins que Chilôn ne parvient plus face à cet événement à se conduire conformément aux maximes qu’il défendait. Certes cette mort peut encore être vue comme illustrative : en fin de vie, le sage montre ce qu’il advient quand on baisse la garde. En somme, il ne serait pas envahi, il se laisserait envahir en guise de dernière leçon... On peut voir aussi cette fin sous un autre aspect : comme Cléobis et Biton, le sage perdrait la vie dans une sorte d’acmé. A la différence de Solon qui plaçait les sportifs en-dessous des guerriers, Chilôn aurait été comblé par la victoire olympique de son fils. C’est seulement un peu étrange car le texte ne me livre aucun indice d’une si grande valeur accordée et à la paternité et à la gloire.
(1) Ajout du 21-10-14 : la raison d'un tel plaisir mortel n'est pas épicurienne car le désir de voir son fils triompher aux Jeux Olympiques est tout à fait vain.

jeudi 9 juin 2005

Chilon ou être sage jusqu'au bout des ongles.

“Qu’est-ce qui est difficile ? « Garder les secrets, bien occuper ses loisirs et être capable de supporter une injustice » (I, 69)
C’est inhabituel de mettre sur le même plan la pratique de l’otium et l’exercice de la moralité. Quels sont donc les loisirs du sage ? Je pars ainsi à la recherche de loisirs qui exigent des efforts, de loisirs tendus et denses. J’imagine qu’ils correspondent au temps de la vie pendant lequel Chilôn ne remplit pas la fonction politique qui lui incombe. Est-ce composer des élégies ? A l’image de Solon, mettre en vers les vérités ? Double effort : poétique et intellectuel ? Versifier dans l’espoir de transformer les hommes dans le sens du meilleur ?
« Alors qu’on lui demandait en quoi les gens cultivés se distinguent des incultes, il dit : « Par de belles espérances »
Est-ce enquêter sur le divin ?
« On dit qu’il demanda à Esope ce que Zeus faisait. L’autre répondit : « Il humilie ce qui est élevé et élève ce qui est humble »
Le sage a donc besoin du fabuliste pour identifier la nature du dieu des dieux. A noter au passage que le Zeus ésopien est somme toute simple à comprendre, bien que la réponse laisse dans l’ombre la raison des élévations et des humiliations. Est-ce le respect de la justice ? la punition de la démesure ? Resterait aussi à savoir si Zeus se livre une fois ou périodiquement à ce renversement des hiérarchies comme dans une démolition perpétuelle des ordres institués. Est-ce consoler les amis ? Une de ses maximes recommande de « se déplacer plus rapidement pour les infortunes des amis que pour leur succès ». Je dispose désormais d’un critère de l’amitié : est ami celui qui met plus de temps à venir me voir quand je vais bien que quand je vais mal. Mais on le savait déjà. Est-ce « bien gouverner sa propre maisonnée » ? J’ai beau faire, je ne trouve pas dans cette vie de Chilôn des activités qui représenteraient à nos yeux le loisir. Le sage ne se repose pas. Même la tranquillité résulte de l’obéissance à un précepte : « Rester tranquille » Chilon donne à lui et aux autres des ordres. Il ne flâne pas, il applique la maxime : « Ne pas se hâter en chemin. » Quand l’exercice du métier s’interrompt, c’est la pratique du devoir qui continue.

mercredi 8 juin 2005

Chilon et l'éloge de la retenue.

Chilôn était éphore, ce qui n'est pas peu de pouvoir. Au nombre de cinq, les éphores veillaient au respect des lois et à ce que les deux rois de Sparte n'abusent pas de leur autorité. Son frère "supportait mal de ne pas devenir éphore, alors que lui-même l'était" (I, 68) et Chilôn lui répondit:
"C'est que moi je sais subir l'injustice, mais pas toi."
La réplique est énigmatique. On se tromperait à mes yeux en l'identifiant à une leçon de l'expérience: pour accéder aux plus hautes charges, il faut ne pas se rebeller contre l'injustice. Le prix à payer pour le pouvoir serait de supporter l'arbitraire de ceux qui nous commandent. C'est peut-être vrai mais cela serait anachronique dans la bouche de Chilôn. Je préfère l'entendre à la manière socratique: l'homme juste préfère subir l'injustice à la commettre, renonçant même à rendre à autrui la monnaie de sa pièce. Mieux vaut souffrir la douleur de la victime que fauter comme le bourreau. Ainsi, à travers la justification qu'il adresse à son frère, Chilôn identifie l'exercice du pouvoir politique à la pratique de la vertu, qui consiste à se retenir. Le sage est un homme qui se retient et précisément qui commande à sa parole:
"Que la langue ne devance pas la pensée" (69)
Une langue non domestiquée, c'est la trahison, la calomnie, la menace, l'irrespect, la moquerie, la colère:
" Garder sa langue, et surtout dans un banquet (se méfier du vin qui ensauvage la langue). Ne pas médire de son prochain, sous peine d'entendre des paroles dont il y aura lieu de s'affliger (la raison est curieuse: il ne s'agit pas de ne pas faire de mal à autrui ou de respecter la vérité mais d'éviter pour soi-même des motifs de se plaindre, car il suffit d'une langue déchaînée pour déchaîner toutes les autres, c'est en se retenant qu'on aide autrui à faire de même). Ne menacer personne car c'est une pratique de femmes (doit-on ici identifier la menace à la rage impuissante et à l'aveu de sa faiblesse, comme si seul avait à menacer celui qu'on tient pour rien ?) (...) Ne pas médire de celui est mort (...) Ne pas rire d'un infortuné (...) Maîtriser son emportement."
Il y a quelque chose du stoïcisme dans tout cela, le rêve d'une vie sans épanchement, d'un corps mis au pas, dompté, seulement véhicule de la pensée mais jamais expression des émotions. Ne jamais dire plus que ce qu'on doit dire, ce qui revient à ne pas dire tout ce qu'on pense. Un psychanalyste dirait que tous ces conseils sont autant de manière de développer la répression (die Unterdrückung). Une des dernières maximes me paraît clairement représentative de cette réduction du corps à une extériorisation neutre de la raison:
"Quand on parle, ne pas agiter la main, car c'est un geste d'insensé."
Le délire commence avec le geste, non l'indication volontaire bien sûr, comme quand on montre le chemin à quelqu'un, mais la gesticulation machinale, qui montre plus que ce qu'on dit. Plus de deux millénaires avant Freud, Chilôn s'acharne déjà à ne pas donner prise à l'interprétation psychanalytique en expliquant comment faire pour que le corps soit muet et que seule parle à travers lui la raison.

mardi 7 juin 2005

Chilon : de l'art de choisir sans avoir l'air de choisir.

Chilon respecte le droit, il est légaliste; c'est en somme une vie juste, à une exception près:
"On dit qu'un jour, déjà âgé, il dit qu'il n'avait vu en sa propre vie aucun manquement à la loi. Il n'avait de doute que dans un seul cas: un jour, en effet, alors qu'il jugeait une affaire (mettant en cause) un ami, il le fit pour sa part en conformité avec la loi, mais il persuada son collègue de l'acquitter, afin de préserver et la loi et son ami." (I, 71)
On va découvrir ce que cache l'expression "juger pour sa part en conformité avec la loi". Aulu-Gelle dans les Nuits Attiques explicite l'étrange "pour sa part". C'est le sage lui-même qui parle:
"Je devais, moi troisième, être juge dans une affaire où il s'agissait de la tête d'un ami. La loi était formelle, l'accusé devait être condamné. Il fallait donc ou perdre un ami ou violer la loi (le problème est clairement posé: quelle est la valeur la plus haute, l'amitié ou la justice ?). Après avoir médité longuement sur les moyens de sortir d'une position aussi délicate (ou,face à un dilemme,comment agir sans avoir à refuser une des deux voies ?), je ne trouvai pas de parti meilleur à suivre que celui auquel je m'arrêtai. Tout bas je portai une sentence de mort, et j'engageai mes collègues à faire grâce au coupable. Ainsi je conciliai les devoirs du juge avec ceux de l'ami." (I, 3, traduction de Charpentier-Blanchet)
C'est clair: exercer son métier de juge n'est pas formuler à voix haute et intelligible la décision légitime, non, la publicité de la décision n'est que secondaire, accidentelle. On peut donc s'en passer pourvu qu'on prononce les paroles requises. Peu importe qu'elles soient dites de manière à ne pas être entendues. Etre juste n'est pas communiquer une décision de manière à ce qu'elle soit suivie d'effets, c'est seulement formuler l'avis. On remarque que la justice pourrait être encore plus discrète; il aurait suffi qu'elle se renferme dans les limites d'une parole intérieure. Non, Chilon fait un compromis entre ne rien dire mais le penser et faire entendre son dire: il choisit le dire inaudible. La mauvaise foi est nette: elle consiste à identifier un dire accidentellement inaudible ("j'ai rendu la justice mais on ne m'a pas entendu à cause de ce vacarme extérieur qui a couvert ma voix") à un dire intentionnellement inaudible ("j'ai rendu la justice de manière à ce que personne ne le sache"). Ainsi Chilôn a-t-il rendu la justice sans en avoir l'air (ce qui bien sûr n'est pas rendre la justice!). Il va dans le même mouvement agir amicalement en faisant semblant de rendre la justice. En effet, quand il plaide la grâce, c'est officiellement en tant que juge qu'il le fait, non en tant qu'ami. En somme l'amitié se manifeste deux fois dans deux simulacres de justice: le premier donne bonne conscience, le second bafoue la justice. Qu'aurait perdu Chilôn à s'abstenir du premier temps ? Peut-être la reconnaissance des dieux qui doivent savoir entendre les voix quasi muettes. Chilôn a dû être emporté par son amitié car à l'heure du bilan, il est finalement lucide:
" Mais aujourd'hui cette conduite me donne quelque inquiétude; je crains qu'il ne soit ni légal ni juste, dans la même affaire et dans le même moment, sur la même question, d'avoir conseillé aux autres tout le contraire de ce que je croyais devoir faire." (ibid.)
Au fond, il savait bien qu'un dilemme se tranche et que c'est incohérent de prétendre résoudre un conflit de devoirs en accomplissant les deux impératifs. Si c'était possible, il n'y aurait pas de conflit ! Je repense à l'élève de Sartre qui ne savait pas s'il devait rester auprès de sa mère ou rejoindre les forces libres en Angleterre et je l'imagine optant pour le stratagème chilonien: au moment des adieux, il aurait dit: "le mieux est que je reste avec toi" et il serait parti. On ne peut pas être juste si on ne se conduit pas justement et une conduite juste ne se résume pas à juste quelques phrases...

vendredi 3 juin 2005

Chilon l'ambigu.

De Solon à Chilon, le troisième des Sept Sages, le passage est aisé : il se fait par Pisistrate, qui ne serait pas devenu le tyran d’Athènes si son père avait écouté Chilon :
« Chilon, comme le dit Hérodote dans son premier livre, conseilla à Hippocrate qui offrait à Olympie un sacrifice, (au cours duquel) on constata que les chaudrons bouillaient d’eux-mêmes, ou bien de ne pas se marier ou bien, s’il avait une épouse, de divorcer et de ne pas reconnaître ses enfants. » (I, 68)
« Hippocrate ne voulut point déférer aux conseils de Chilon. Quelque temps après naquit Pisistrate » (Hérodote Histoire I, LIX, trad. de Larcher)
Pas étonnant que l’une de ses maximes recommande de ne pas détester la divination (70). En revanche plus difficile de comprendre à la lumière de cette prophétie * la position que lui attribue Diogène au tout début du récit qu’il lui consacre :
« Il disait que la prévision de l’avenir atteinte par la réflexion constitue la vertu d’un homme. » (68)
Je retrouve avec lui comme avec Thalès la difficulté de classer ces sages dans le camp des rationalistes. La limite claire entre le mythe et la raison, qui est un des topoï des présentations scolaires de la philosophie, ne paraît pas rendre compte de l’ambiguïté de leurs conduites. En effet, Chilon le spartiate voit-il l’avenir ou le prédit-il à la manière de ceux qui connaissent l’enchaînement régulier des causes et des effets ? Le deuxième cas penche certes un peu plus en faveur de la dernière hypothèse :
« Il fut principalement célèbre chez les Grecs pour avoir fait une prédiction à propos de l’île de Cythère en Laconie. Ayant en effet étudié sa situation (cela ne sent-il pas son scientifique ?) il dit : « Plût au ciel qu’elle ne fût pas ou qu’ayant été elle eût sombré dans l’abîme! » Et sa prédiction fut avisée. Car Démaratos, qui avait été banni des Lacédémoniens, conseilla à Xerxès de rassembler ses vaisseaux (au large de) l’île. Et la Grèce eût été perdue, si Xerxès s’était laissé persuader. Plus tard, Nicias, lors des événements du Péloponnèse, soumit l’île, y établit une garnison athénienne et infligea nombre de malheurs aux Lacédémoniens. » (72)
Je prends mon atlas et je veux bien admettre que Chilon est le fondateur de la géopolitique ! Sparte est loin à l’intérieur des terres et Cythère est une île… Ce que je remarque, c’est en tout cas son patriotisme qui l’incline à préférer un anéantissement au déshonneur d’une occupation !
  • On pourrait interpréter ce conseil comme la formulation d’une règle présentée à l’occasion d’un cas particulier et non comme l’anticipation de l’avenir. Mais c’est interdit par l’une de ses maximes: « Se marier en toute simplicité. » (70). Je ne peux pas non plus identifier cet avertissement à son apophtegme : « Gage donné, malheur prochain » (73), même si Plutarque dans le Banquet des Sages suggère que cette formule a empêché beaucoup de se marier. C’est la procréation qui ici me semble condamnée et non le contrat de mariage.

jeudi 2 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (2)

Si l’on en croit Plutarque dans ses Vies parallèles, Crésus invitant Solon ressemble à s’y méprendre à ce riche propriétaire qui fait entrer Diogène dans sa magnifique demeure en lui interdisant de cracher. On se rappelle de la réaction du cynique :
« Après s’être raclé la gorge, (il) lui cracha au visage, en lui disant qu’il n’avait pas trouvé d’endroit plus convenable. » (VI, 32)
Crésus étale en effet sa somptuosité mais le Solon de Plutarque se contente de rester d’un mutisme désapprobateur face au déploiement des richesses. En revanche il se comporte, avant la lettre, en cynique dans le texte de Laërce :
« Certains disent que Crésus, après s’être paré de tous ses atours et s’être assis sur son trône, lui demanda s’il avait déjà contemplé plus joli spectacle. Solon répondit : « (Oui,), des coqs faisans et des paons, car ils sont parés d’un éclat naturel et mille fois plus beau » » (I, 51)
Certes je ne me rappelle pas avoir vu comparées, dans le Livre VI consacré aux Cyniques, la beauté humaine à la beauté animale ; mais ce qui, à mes yeux, identifie la réplique de Solon à une réplique cynique, c’est, à part son insolence, la référence à l’animalité comme modèle. Crésus, à qui l’implicite, à première vue, ne suffit pas, demande à Solon de lui désigner un homme heureux :
« Il répondit : « Tellos d’Athènes, Cléobis et Biton » » (50)
Dans le texte d’Hérodote, Solon se justifie:
« Crésus, étonné de cette réponse : « Sur quoi, lui demanda-t-il avec vivacité, estimez-vous Tellos si heureux ? Parce qu’il a vécu dans une ville florissante, reprit Solon, parce qu’il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d’eux lui a donné des petits-fils qui tous lui ont survécu, et qu’enfin, après avoir joui d’une fortune considérable relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d’une manière éclatante : car, dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Eleusis, il secourut les premiers, mit en fuite les ennemis, et mourut glorieusement. Les Athéniens lui érigèrent un monument aux frais du public dans l’endroit même où il était tombé mort, et lui rendirent de grands honneurs. » (Histoire Livre I, XXX, trad. de Larcher)
Toutes les valeurs dont les philosophes vont plus tard se détacher radicalement sont ici des conditions du bonheur : la puissance, la beauté, la richesse, la gloire, les honneurs. Certes, si la mort de Tellos est belle, c’est qu’il fait acte de courage mais cette vertu n’est pas séparable d’un attachement patriotique et civique qui cessera dans les sagesses hellénistiques d’être estimé. Quant aux deux frères Cléobis et Biton, originaires d’Argos, Hérodote encore m’apprend que c’est leur force physique qui les singularise. Vainqueurs aux Jeux, devant mener leur mère au temple d’Héra, en l’absence de bœufs, ils les remplacent et, sous le joug, ils tirent le chariot où elle a pris place. Ils font ainsi quarante-cinq stades (un peu plus de 7km) et à l’arrivée sont félicités pour leur vigueur. La mère, comblée d’avoir de tels fils, prie la déesse d’accorder à ses deux enfants ce qui peut arriver de plus heureux à l’homme : les deux jeunes hommes, qui s’étaient endormis, ne se sont plus réveillés. Qu’en conclure ? On pourrait certes voir dans ce geste divin une condamnation de la vie comme essentiellement malheureuse ; mais je crois que ce serait faire fausse route. La mort scelle ici des vies heureuses et les met définitivement à l’abri d’une corruption, pour reprendre le terme aristotélicien, par des événements futurs imprévisibles. Dans ces conditions, les deux frères ont la même vie que celle de Tellos : certes artificiellement abrégée, mais comme elle, un mélange de dons et de vertus. Les hommes heureux aux yeux de Solon savent mettre les cadeaux de la Fortune au service des meilleures causes. Ici la famille, en la personne de la mère, est encore comme dans la vie de Tellos une valeur. Les deux frères en deviendront pour toujours des symboles de l’amour filial. Mais l’histoire ne dit pas si la mère de Cléobis et Biton est, elle, heureuse. Certes, réjouie de l’exploit de ses fils et de l’admiration dont elle est l’objet, elle a tout pour l' être … jusqu’au moment où Héra exauce son vœu. Aristote apporte, je crois, la réponse :
« On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. » (Ethique à Nicomaque I, 10 1099 b 5, trad. de Tricot)
Très banalement, le bonheur des uns a fait le malheur de l’autre.

mercredi 1 juin 2005

Solon et Crésus : la question du bonheur (1)

Bien que Diogène Laërce soit muet sur ce point, Hérodote nous apprend que Crésus a été instruit par Solon sur la question du bonheur. Dans les premières lignes du chapitre XIX du Livre I des Essais, intitulé fort clairement Qu’il ne faut juger de nostre heur qu’après la mort , Montaigne rapporte ainsi l’histoire :
« Les enfants sçavent le conte du Roy Croesus à ce propos ; lequel, ayant esté pris par Cyrus et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’escria : « O Solon, Solon ! » Cela rapporté à Cyrus, et s’estant enquis que c’estoit à dire, il luy fit entendre qu’il verifioit lors à ses despens l’advertissement qu’autrefois luy avait donné Solon, que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeler heureux, jusqu’à ce qu’on leur aye veu passer le dernier jour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’un bien léger mouvement se changent d’un estat en autre, tout divers. » (éd. de la Pléiade, p.77)
Je tire deux leçons de cette anecdote : 1)le bonheur ne dépend pas de moi 2)en toute rigueur, je ne pourrai jamais affirmer que je suis heureux. Ce sont les autres qui, parlant au passé, diront peut-être : « il a été heureux » Cela suffit pour mettre en évidence la distance qui sépare cet enseignement de la croyance fondamentale des trois philosophies hellénistiques que sont le stoïcisme, l’épicurisme et le stoïcisme : que le bonheur dépend seulement de moi et que, si je m’y prends bien, je peux l’atteindre sans reste. « Je suis heureux » est alors un énoncé intelligible et vrai. Humanité de Solon qui sait le pouvoir sur nous des « choses qui ne dépendent pas de nous », comme disait Epictète. Aristote discute très précisément la position de Solon dans l'Ethique à Nicomaque. Il rejette d’abord l’interprétation qui consisterait à soutenir que l’homme mort est heureux :
« N’est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? » (I, 11, 1100 a 10, trad. de Jean Tricot)
Il préfère donc la comprendre ainsi : « C’est seulement au moment de la mort qu’on peut d’une manière assurée qualifier un homme d’heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune. » (a 15). Mais il invoque alors l’opinion selon laquelle ce qui arrive aux descendants et précisément leurs malheurs affectent négativement celui qui est mort, même si sa vie est entièrement une période de félicité. Il ne congédie pas purement et simplement cette croyance mais en envisage une conséquence contradictoire : la même personne sera dite heureuse ou malheureuse à des moments différents. En revanche il attaque la position de Solon en arguant que la condition principale du bonheur est « une activité conforme à la vertu » (1100b 10) et que les événements heureux ne sont que « de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin ». L’homme qu’on peut appeler heureux a suffisamment d’assise pour supporter « les coups du sort avec la plus grande dignité » (20) La position d’Aristote apparaît ainsi comme une position de compromis, pourrait-on dire, entre la fragilité solonienne et l’absolue autarcie stoïcienne. Les hasards de la fortune peuvent rendre la vie plus heureuse ou rétrécir et corrompre le bonheur « L’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en n’atteignant pas cependant la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam » Je rappelle que Priam, roi de Troie, perd dans la dernière année de la guerre qui oppose sa ville aux Grecs, treize fils, dont trois le même jour tués par Achille. Priam ou le Deuil par antonomase, lui-même massacré par Néoptolème, le fils de celui qui a massacré ses fils… Aristote reconnaît que le bonheur s’effrite sous les coups du sort mais qu’en même temps il peut se reconstituer lentement ( et Saint-Thomas explicite : « tum per exercitium virtuosi actus, tum per reparationem exterioris fortunae », « tantôt par la pratique de l’acte vertueux, tantôt par le rétablissement de la bonne fortune », traduction personnelle). Position modérée qui fait la part des choses sans enfermer l’homme dans une citadelle irréellement imprenable, sans pour autant en faire une girouette évoluant au gré des vents.

mardi 31 mai 2005

Solon et les athlètes.

« Il limita également les honneurs décernés aux athlètes dans les compétitions, fixant pour un vainqueur aux Jeux olympiques la somme de cinq cents drachmes, pour un vainqueur aux Jeux isthmiques cent et pour les autres une somme proportionnelle. » (I, 55).
Solon joue le guerrier contre l’athlète. Voici ses raisons : si l’Etat investit dans les sportifs (en les entraînant et en les récompensant), c’est en pure perte :
« Vainqueurs, ils sont dangereux ; la couronne de leur victoire, ils l’emportent davantage contre leur patrie que contre leurs adversaires ; en vieillissant, selon le vers d’Euripide : Ils s’en vont comme des manteaux qui ont perdu leur fil » (56)
Jolie métaphore : au fil du temps le sportif s’effiloche ; il ne fait plus briller aux Jeux le nom de sa patrie. Mais surtout ils sont virtuellement des traîtres : la formule est énigmatique. En quel sens représentent-ils un danger pour leur patrie ? Honorés et donc recherchés, sont-ils portés à se battre pour d’autres couleurs ? Il s’agit donc de consacrer l’argent aux honneurs rendus aux guerriers et à l’éducation, aux frais de l’Etat, de leurs enfants. Diogène Laërce assure que cette politique de soutien aux militaires a donné ses fruits :
« A la suite de ces mesures, de nombreux citoyens s’efforçaient de devenir de valeureux combattants à la guerre, tels Polyzélos, Cynégyros, Callimaque, et tous les combattants de Marathon. Ce fut également le cas d’Harmodios et Aristogiton, de Miltiade et de milliers d’autres. » (56)
Ils ne sont pas n’importe qui, Harmodios et Aristogiton. Diogène le cynique les vénérera * :
« Un tyran lui ayant un jour demandé quel bronze il vaut mieux utiliser pour une statue, il répondit : « Celui dans lequel ont été coulés Harmodios et Aristogiton ». » (VI, 50)
Pour savourer cette réponse, il faut savoir que les deux hommes ont voulu mettre fin à la tyrannie des Pisistratides en s’attaquant aux deux fils de l’ennemi de Solon, Hipparque et Hippias. Mais ce dernier échappa à l’attentat et fit mourir Aristogiton sous la torture. J’imagine donc que si Solon défend le guerrier aux dépens de l’athlète, c’est aussi qu’il l’identifie à un homme dont le courage est une vertu civique qui préserve de l’usurpation des tyrans. Par sa condamnation des athlètes, Solon ne règle donc pas seulement des problèmes budgétaires, il inaugure une tradition durable de mépris philosophique vis-à-vis de la course aux honneurs à laquelle se livrent les sportifs. Certes on se souvient que Chrysippe le stoïcien « s’exerçait à la course de fond » (VII, 179) et que son maître Cléanthe était pugiliste, mais qu’on ne s’y trompe pas ! D’abord ils cessent ces pratiques quand ils se convertissent à la philosophie mais surtout elles sont l’indice de leur endurance, de leur ténacité, de leur persévérance et non de leur vanité ! Le sportif en eux, c’est déjà le philosophe qu’ils ne se savent pas encore être. Sous les traits de l’athlète, c’est Hercule qui perce et, à travers ce symbole, l’énergie de se convertir à la vie philosophique.
* Comme le fait remarquer Suzanne Husson dans La République de Diogène(Vrin, 2010), cette anecdote est douteuse : " Le couple d'amants athéniens Harmodios et Aristogiton devint une grande figure de la propagande en faveur de la démocratie, alors que, comme nous le verrons par la suite, le cynique ne manifeste guère d'indulgence à l'égard de ce régime." (p.168, note 1)

lundi 30 mai 2005

Solon et la reconnaissance des limites du droit .

Avant d’ « entrer dans l’opposition », Solon, en tant qu’archonte, légifère. S’il est difficile de déterminer dans le détail les lois qu’il a effectivement instituées, il semble aux yeux des historiens qu’on peut suivre Aristote dans la Constitution d’Athènes :
« (il rédigea) des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite » (XII, 4).
Son œuvre fait suite à celle de Dracon et reste très… draconienne. Qu’on en juge :
« Si quelqu’un crève l’œil d’un borgne, qu’on lui crève les deux yeux (ce qui ne manque pas de logique). Ce que tu n’as pas mis en dépôt, ne le reprends pas ; sinon, la peine est la mort. Pour l’archonte, s’il est surpris en état d’ivresse, la peine est la mort. » (I, 57).
Mais ce qui m’intéresse, c’est que Solon n’a pas surestimé le pouvoir du droit :
« Les lois sont pareilles à des toiles d’araignées : car si quelque chose de léger et faible tombe dedans, elles l’empêchent de passer, mais si c’est quelque chose de plus grand, cela rompt la toile et s’en va. »(58)
Je crois ne jamais avoir lu ailleurs cette comparaison, habile à mettre en relief à la fois l’ordre et la fragilité des règles juridiques. J’imagine que Solon se réfère au danger que la tyrannie risque de faire courir au droit, même si Pisistrate semble avoir effectivement respecté les institutions existantes, comme il l’assure dans la lettre apocryphe à Solon que Diogène lui attribue :
« Je ne commets aucune faute ni concernant les dieux, ni concernant les hommes : c’est selon les lois que tu as toi-même mises en place pour les Athéniens que je les laisse mener leur vie publique. » (53)
Et effectivement, en réponse à cette lettre, Solon accorde que « de tous les tyrans (il) est le meilleur » (ce qui ratifie la position aristotélicienne selon laquelle Pisistrate « gouverna plutôt en bon citoyen qu’en tyran » ibid. 14,3). Mais Pisistrate aurait pu bouleverser les institutions légales. Comment donc faire respecter les lois ?
« Ce serait, dit-il, si ceux qui ne sont pas lésés le supportaient aussi mal que ceux qui sont lésés » (59)
Le droit n’a des chances d’être appliqué que si tous les citoyens s’identifient aux victimes : ce n’est pas une condition juridique ni politique ( Solon ne fait pas dépendre l’effectivité du droit de la puissance du pouvoir exécutif ou judiciaire, même s’il soutient que « le roi est le plus fort par sa puissance » (58) ), mais psychologique. De cette indication, on peut tirer deux conclusions complémentaires : l’une que par définition le droit ne sera défendu que par ceux qui ont besoin hic et nunc de réparations ; l’autre qu’il s’agit de transformer les citoyens pour qu’ils dépassent les divisions familiales et affectives. Dans la République, Platon, en supprimant l’argent, le couple, la famille et en fin de compte la vie privée, a radicalement réglé le problème de la division des intérêts. Instituant comme une grande famille sur les ruines de la famille traditionnelle, il a dans une logique très volontariste créé un corps politique. Mais de Solon il n’y a que peu d’indications sur les remèdes à apporter à l’injustice. Je pourrais dire qu’il s’agit de constituer une cité où les hommes ne sont pas pareils à des … cailloux :
« Il disait que ceux qui ont du pouvoir aux côtés des tyrans sont pareils aux cailloux qu’on utilise pour compter : chacun de ceux-ci en effet vaut tantôt plus, tantôt moins ; et chacun de ceux-là, les tyrans le rendent tantôt grand et illustre, tantôt privé d’honneur. » (59)
Cette comparaison est originale : je fais l’hypothèse que le caillou vaut d’autant moins qu’on en a besoin de plus pour compter. Je retiens l’idée que le pouvoir dont on dispose est un instrument au service du pouvoir qui le confère et je me rappelle de ces lignes où J.J. Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes fait la généalogie de la noblesse :
« C’est ainsi qu’il dut venir un temps où les yeux du peuple furent fascinés à tel point , que ses conducteurs n’avaient qu’à dire au plus petit des hommes, sois grand toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout le monde, ainsi qu’à ses propres yeux. »
Qu’on ne voie dans toutes ces lignes que mon penchant abusif à identifier Solon, anachroniquement (mais seulement par moments !), à un philosophe des Lumières ! Montaigne aura aujourd’hui le dernier mot :
« Telle peinture de police serait de mise en un nouveau monde, mais nous prenons les hommes obligez desjà et formez à certaines coutumes ; nous ne les engendrons pas, comme Pyrrha ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de les redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons guieres les tordre de leur pli accoustumé que nous ne rompons tout. On demandait à Solon s’il avait établi les meilleures lois qu’il avait peu aux Athéniens : « Ouy bien, respondit-il, de celles qu’ils eussent receuës. » ( Essais Livre III chap.IX De la vanité)
Ah, j’oubliais :
« Le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites. » écrit Kant dans l'Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique ( 6ème proposition, trad. de S. Piobetta)

dimanche 29 mai 2005

Solon, le poète qui se méfiait des mots.

Ce sont d’étranges vers que Solon est censé avoir adressés aux Athéniens lorsqu’il apprit que Pisistrate exerçait la tyrannie :
« Si vous avez gravement souffert de votre bassesse, N’attribuez pas ces vicissitudes aux dieux comme une fatalité. » (I, 52)
C’est presque une déclaration de philosophe éclairé, de Aufklärer. On est loin désormais d’Homère et de son monde où les dieux se mêlent aux vies des hommes et quelquefois les manipulent comme des marionnettistes. Solon pointe l’usage conservateur de la religion, facteur de résignation et d’aveuglement:
« Car ces gens, c’est vous-mêmes qui les avez fait grandir, en donnant des gages, Et c’est pour cela que vous avez supporté une dure servitude. »
Je pense aux premières lignes de Kant dans Réponse à la question :qu’est-ce que les Lumières ?: « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. » (trad. de Heinz Wismann)
A dire vrai, on ne sait pas si le texte ne fait pas plutôt allusion à la dépendance née des dettes et que Solon a rendue illégale. Peu importe : dans les deux cas, la soumission n’a rien de nécessaire, elle peut être évitée. Mais ce sont les quatre autres vers qui me surprennent :
« Chacun de vous marche sur les traces du renard, Mais à vous tous ensemble n’appartient qu’un esprit léger. Car vous êtes attentifs à la langue et au discours trompeur d’un homme, Mais vous ne voyez jamais l’acte qui se réalise. »
Autrement dit, une somme de ruses individuelles équivaut à une sorte d’imprévoyance collective. Cependant Solon n’en appelle pas ici à une forme d’organisation capable de rendre efficaces les efforts dispersés. Il s’agit d’une réflexion sur la part à accorder aux paroles, comme si à elles seules elles absorbaient toute l’attention et détournaient de l’évitement des actes qu’elles annoncent et accompagnent. Les hommes ici ne sont pas accusés d’être naïfs et crédules mais de trop attacher d’importance à ce qui se dit au détriment de ce qui se fait. L’interprétation des intentions prend le temps qu’il faudrait pour s’opposer bel et bien au lieu d’anticiper sans prendre les mesures qui mettraient effectivement fin à ce qu’on craint. Mais n’est-ce pas aussi finalement un éloge du courage mis de cette manière au-dessus de la ruse ? N’est-ce pas parce qu’on a peur de s’opposer qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir l’acte qui se réalise ? On préfère user toute sa finesse à dénoncer sous cape ce qui se trame. Entre avisés, on s’entend bien : chacun confirme l’autre dans sa perspicacité ; c’est plus dur de se heurter à l’ennemi qu’on s’est acharné entre soi à discréditer.
« Il disait que le sceau de la parole est le silence, le sceau du silence est le moment opportun. » (58)
Le silence qui authentifie la parole n’est pas le temps de la méditation qui engendrerait d’autres paroles, mais celui de l’action qui saisit l’occasion pour atteindre son but. C’est encore le concept de kairos, de moment opportun que Thalès déjà mobilisait au moment de donner à sa mère la raison de son célibat. Je comprends désormais : si Solon est un sage bondissant et dynamique, c’est par attention au moment opportun. S’il arrive en armes à l’assemblée pour avertir des stratégies de Pisistrate, c’est qu’il est encore temps d’empêcher que ce dernier n'institue la tyrannie. Quand ensuite il dépose les armes devant le quartier général du tyran, c’est une manière de faire saisir que le kairos est désormais passé.
« Le discours est un reflet des actions » (58)
S’il n’y a pas d’action, le discours, aussi avisé qu’il soit, est le reflet de la lâcheté. Solon le sage n’est pas un beau parleur. Ses phrases préparent l’action et tirent leur valeur de l’action réussie. Aussi ses conseils donnent-ils du prix à ce qui se manifeste aux dépens de ce qui en reste au stade de l’intention :
« Fais davantage confiance à la bonté morale qu’à un serment » (60)
Avant la déclaration d’intention, ce qui est bel et bien réalisé.
« Pratique les belles actions. ( …) Ne donne pas les conseils les plus agréables mais les meilleurs » (60)
Renoncer à ce qu’autrui veut entendre pour l’encourager à faire ce qui doit être fait. Décidément, le charme de la poésie est tout au service de la raison. J’imagine que c’est d’un tel art de parler dont Platon rêvait dans la République quand il mettait en garde contre les mauvaises leçons d’Homère.