Environ 600 ans avant que Diogène Laërce n’écrive les Vies, Platon dans le Protagoras caractérise les Sept Sages comme partageant tous l’art des hommes de Sparte : la parole laconienne, l’art de « décocher un propos qui compte, court et ramassé » (342e, trad. de Léon Robin). Socrate présente ce jugement à propos d’une des formules de Pittacos :
« Il est difficile d’être un brave homme »
Le choix de la traduction est étonnant, je préfère la version, due à Richard Goulet, que je trouve dans Diogène :
« Il est difficile d’être excellent »
En fin commentateur, Socrate oppose devenir un homme de bien à être un homme de bien et discute subtilement du sens de la phrase (plus précisément de celui des vers du poète Simonide rapportant ce dit de Pittacos). Le brave Diogène ne fait pas ces nuances, Laërce n’est pas fin, il n’identifie aucune différence dans les deux versions qu’il reproduit : « Il dit également qu’ « il est difficile d’être excellent », parole également mentionnée par Simonide quand il dit :
« Devenir un homme de bien est difficile en vérité : le mot est de Pittacos » (I, 76)
La ligne qui suit indique pourtant que Diogène a lu le dialogue de Platon, mais il ne fait pas la synthèse de ses lectures. Il ne lit pas pour mieux comprendre mais pour plus répéter. Diogène rapporte tout et n’importe quoi, l’or et la boue. Ainsi, avant de clore cette vie par une lettre apocryphe de Pittacos, il n’hésite pas à recopier les insanités du poète Alcée, qui, ennemi politique du sage, l’a largement rabaissé mais apparemment sans inventivité aucune :
« Alcée lui donne le nom de « larges pieds », du fait qu’il avait de grands pieds et les traînait en marchant ; de « pieds crevassés » parce qu’il avait des crevasses aux pieds, de « vantard » parce qu’il se vantait sans raison ; d’ « enflé » et de « ventru » parce qu’il était gros ; et encore de « dîneur de l’ombre » parce qu’il mangeait sans lampe ; de « sale » parce qu’il était négligé et malpropre. » (81)
Aucun indice permettant de savoir si Laërce fait confiance ou non dans ce témoignage ; sans doute a-t-il juste mis à la fin les « restes », plus désireux de ne rien oublier que de composer une vie. Ainsi ouvre-t-il celle de Pittacos par un exploit et la termine-t-il par des remarques calomnieuses sur son physique. Mais il ne faut rien en conclure. Je note aussi qu’il n’a consacré aucun vers de son cru à Pittacos, qui partage ce déshonneur (mais en est-ce un ?) avec Cléoboulos. Il ne faudrait surtout pas lire Diogène Laërce pour s’initier à la philosophie grecque. Il saute du coq à l’âne, met le commérage sur le même plan que la thèse, en un mot ce n’est pas du tout un philosophe. Ce n’est pas non plus un commentateur de philosophe, ni un historien. C’est juste un compilateur et c’est ce que j’aime en lui : je visite en le lisant l’antithèse du monument philosophique, systématique et construit, ce qu’il faut lire quand on veut devenir philosophe. Diogène n’est pas un architecte, certes il n’est pas désordonné au point de changer de plan d’une vie à l’autre : ainsi il commence par la généalogie, présente les homonymes à la fin etc. Mais son arrangement ne vise pas à persuader, encore moins à convaincre. Son ordre est purement pratique, sans arrière-pensée théorique : dès qu’on y place des intentions, on le surinterprète. Je me demande si on ne commence pas à surinterpréter Diogène dès qu’on l’interprète. Il n’a pas d’arrière-pensées, mais alors a-t-il des pensées ?