A la fin du récit où il fait le portrait de Pittacos, Diogène reproduit un épigramme que le poète Callimaque de Cyrène (3ème siècle av.JC) a consacré au sage :
« Un étranger venant d’Atarnée posa à Pittacos, De Mytilène, le fils d’Hyrrhadios, la question suivante : Bon vieillard, je suis sollicité par deux offres de mariage : L’une des épouses est de mon rang par la richesse et la naissance, L’autre est d’un rang supérieur au mien. Quel est le meilleur parti ? Allons ! Conseille-moi : laquelle dois-je prendre pour épouse ? Il dit. L’autre, levant son bâton, arme du vieillard : Vois. Ceux-ci te diront tout ce qu’il y a à dire. Des enfants en vérité qui avaient des toupies rapides A un vaste carrefour les faisaient tourner de leurs coups. Suis-les à la trace, dit-il. Et lui se plaça plus près. Les enfants disaient : Conduis celle qui est à ta portée. Entendant ces paroles, l’étranger évita de convoiter La plus grande maison, en accord avec le cri des enfants. De même que cet homme conduisit dans sa modeste demeure l’épouse de rang inférieur, De même, toi aussi, Dion, prends celle qui est à ta portée » (I, 80)
Les enfants sont pris comme modèles. Les cyniques m’avaient habitué à identifier quelquefois les animaux à des illustrations parfaites de la sagesse mais, que je sache, ils n’ont jamais fait jouer ce rôle aux enfants. Je n’ai pas non plus en tête des textes stoïciens ou épicuriens allant dans cette direction. Les enfants en réalité ne sont guère présents dans ces Vies. Il est donc quelquefois sage d’imiter l’enfant, qui fait ce qu’il y a à faire sans le savoir et sans avoir délibéré. On est aux antipodes de Descartes qui dans toute sa philosophie oppose l’enfant crédule, rempli de préjugés et d’impressions incontrôlées au philosophe qui passe au tamis de sa raison tout ce qui prétend à la vérité. J’aime aussi l’idée naïve qu’une règle, née de l’expérience d’un jeu*, peut valoir pour le choix d’une femme (j’ai presque envie de dire : pour la vie entière, tant à travers ce conseil matrimonial semble s’annoncer une éthique de la modération que bien d’autres philosophes reprendront à leur compte). Cet étranger aurait été donc bien insensé : il se serait déplacé pour consulter un sage alors qu’il aurait pu tout aussi bien prêter attention aux enfants de sa rue ! Non, car il n’y aurait vu que... des enfants jouer à la toupie ! Mais peut-être Pittacos a-t-il désormais converti son regard en lui faisant voir la conduite enfantine non comme sage en toute rigueur mais comme incarnation immanente d’une règle à abstraitre pour l’exporter dans un domaine tout à fait différent. Contrairement aux apparences, le sage a mieux à dire qu’un enfant. Ainsi ce premier épigramme de Callimaque ne révise-t-il pas à la baisse l’apport de la sagesse, puisqu’il ne se réduit pas à rabaisser au niveau des enfants celui qui veut s’élever. Que cet avertissement n’ait rien d’enfantin, l’explication que Diogène donne des raisons de le proférer le prouve :
« Il semble avoir donné ce conseil en tenant compte de sa propre situation. Car sa femme, qui était de plus haute naissance que lui puisqu’elle était la soeur de Dracon, fils de Penthilos (Richard Goulet précise qu’il ne s’agit pas du Dracon draconien !) le traitait avec la plus haute condescendance. » (81)
Il faut donc du temps et des efforts pour parvenir à se conduire avec une femme comme un enfant avec une toupie. Aucun enfant, à coup sûr, n’en aurait l’idée. Montaigne qui dans tous les Essais ne se réfère qu’une seule fois à Pittacus ne met pas en relief l’erreur initale du sage dont il ne dit rien mais souligne l’impuissance des hommes par rapport aux souffrances que leur femme leur afflige:
« Pittacus disait que chacun avait son défaut ; que le sien estoit la mauvaise teste de sa femme ; hors cela, il s’estimerait de tout poinct heureux. C’est un bien poisant inconvenient, duquel un personnage si juste, si sage, si vaillant sentait tout l’estat de sa vie altéré : que devons nous faire, nous autres hommenetz ? » (Livre III, chapitre V, Sur des vers de Virgile).
Montaigne qui s’appuie ici sur De la tranquillité de l’âme de Plutarque tire du « cas Pittacos » une leçon bien plus sombre que celle présentée par Diogène Laërce où au moins les enfants et leurs toupies sauvaient l’espérance...
- au sens strict, il ne s’agit pas d’une règle du jeu des toupies : rien dans ce jeu n’interdit à un enfant de tenter d’en faire tourner une qui est moins à sa portée qu’une autre.
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