Si l’on en croit Plutarque dans ses Vies parallèles, Crésus invitant Solon ressemble à s’y méprendre à ce riche propriétaire qui fait entrer Diogène dans sa magnifique demeure en lui interdisant de cracher. On se rappelle de la réaction du cynique :
« Après s’être raclé la gorge, (il) lui cracha au visage, en lui disant qu’il n’avait pas trouvé d’endroit plus convenable. » (VI, 32)
Crésus étale en effet sa somptuosité mais le Solon de Plutarque se contente de rester d’un mutisme désapprobateur face au déploiement des richesses. En revanche il se comporte, avant la lettre, en cynique dans le texte de Laërce :
« Certains disent que Crésus, après s’être paré de tous ses atours et s’être assis sur son trône, lui demanda s’il avait déjà contemplé plus joli spectacle. Solon répondit : « (Oui,), des coqs faisans et des paons, car ils sont parés d’un éclat naturel et mille fois plus beau » » (I, 51)
Certes je ne me rappelle pas avoir vu comparées, dans le Livre VI consacré aux Cyniques, la beauté humaine à la beauté animale ; mais ce qui, à mes yeux, identifie la réplique de Solon à une réplique cynique, c’est, à part son insolence, la référence à l’animalité comme modèle. Crésus, à qui l’implicite, à première vue, ne suffit pas, demande à Solon de lui désigner un homme heureux :
« Il répondit : « Tellos d’Athènes, Cléobis et Biton » » (50)
Dans le texte d’Hérodote, Solon se justifie:
« Crésus, étonné de cette réponse : « Sur quoi, lui demanda-t-il avec vivacité, estimez-vous Tellos si heureux ? Parce qu’il a vécu dans une ville florissante, reprit Solon, parce qu’il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d’eux lui a donné des petits-fils qui tous lui ont survécu, et qu’enfin, après avoir joui d’une fortune considérable relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d’une manière éclatante : car, dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Eleusis, il secourut les premiers, mit en fuite les ennemis, et mourut glorieusement. Les Athéniens lui érigèrent un monument aux frais du public dans l’endroit même où il était tombé mort, et lui rendirent de grands honneurs. » (Histoire Livre I, XXX, trad. de Larcher)
Toutes les valeurs dont les philosophes vont plus tard se détacher radicalement sont ici des conditions du bonheur : la puissance, la beauté, la richesse, la gloire, les honneurs. Certes, si la mort de Tellos est belle, c’est qu’il fait acte de courage mais cette vertu n’est pas séparable d’un attachement patriotique et civique qui cessera dans les sagesses hellénistiques d’être estimé. Quant aux deux frères Cléobis et Biton, originaires d’Argos, Hérodote encore m’apprend que c’est leur force physique qui les singularise. Vainqueurs aux Jeux, devant mener leur mère au temple d’Héra, en l’absence de bœufs, ils les remplacent et, sous le joug, ils tirent le chariot où elle a pris place. Ils font ainsi quarante-cinq stades (un peu plus de 7km) et à l’arrivée sont félicités pour leur vigueur. La mère, comblée d’avoir de tels fils, prie la déesse d’accorder à ses deux enfants ce qui peut arriver de plus heureux à l’homme : les deux jeunes hommes, qui s’étaient endormis, ne se sont plus réveillés. Qu’en conclure ? On pourrait certes voir dans ce geste divin une condamnation de la vie comme essentiellement malheureuse ; mais je crois que ce serait faire fausse route. La mort scelle ici des vies heureuses et les met définitivement à l’abri d’une corruption, pour reprendre le terme aristotélicien, par des événements futurs imprévisibles. Dans ces conditions, les deux frères ont la même vie que celle de Tellos : certes artificiellement abrégée, mais comme elle, un mélange de dons et de vertus. Les hommes heureux aux yeux de Solon savent mettre les cadeaux de la Fortune au service des meilleures causes. Ici la famille, en la personne de la mère, est encore comme dans la vie de Tellos une valeur. Les deux frères en deviendront pour toujours des symboles de l’amour filial. Mais l’histoire ne dit pas si la mère de Cléobis et Biton est, elle, heureuse. Certes, réjouie de l’exploit de ses fils et de l’admiration dont elle est l’objet, elle a tout pour l' être … jusqu’au moment où Héra exauce son vœu. Aristote apporte, je crois, la réponse :
« On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. » (Ethique à Nicomaque I, 10 1099 b 5, trad. de Tricot)
Très banalement, le bonheur des uns a fait le malheur de l’autre.
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